Peu d’ouvrages ont posé d’une manière aussi pénétrante les jonctions étroites entre totalitarisme et langage. Victor Klemperer1 avec son « LTI, la langue du IIIe Reich » reste un remarquable témoin du processus linguistique de nazification dans l’Allemagne d’entre les deux guerres. Il y a là un regard douloureux et pénétrant de l’entreprise langagière qui mène à la destruction d’une culture fière de sa noblesse d’âme et des ses valeurs humanistes.
Le discours totalitaire, comme tout discours de surcroît, se révèle ici en toute sa naturelle laideur d’instrument de domination. Klemperer semble nous dire qu’une culture pourrie par son langage, comme Tchakotine disait, à la même époque que la politique, comme le poisson, pourrit par la tête.
L’auteur et la signification de l’ouvrage
Victor Klemperer est le parangon de ces juifs allemands assimilés pour qui leur appartenance à la nation allemande ne faisait pas de doute. Toujours est-il que son parcours est insolite et surprenant à plus d’un titre. Philologue renommé, ses origines juives n’étaient pour rien dans ses réflexions théoriques ni dans son enseignement universitaire. Le malheur des temps a voulu que ce savant et érudit connaisse et subisse de l’intérieur la progression irrésistible du nazisme. Son étrange destin est marqué par sa condition d’intellectuel juif reconnu, bien que formellement converti au protestantisme, intégré et fier d’appartenir à la culture allemande. Son mariage avec une Allemande (aryenne) l’arrache à la mort et lui permet de traverser l’horreur des années noires d’Hitler. Exclu de l’Université, il se voit réduit à la condition de simple manœuvre dans une usine. Frappé de l’étoile jaune, Il devra subir toutes les humiliations auxquelles le juif « épargné » par le mariage mixte est contraint.
V. Klemperer, interdit de tout, a fait de son existence de sous-homme un atout insolite : devenir l’observateur attentif à travers les transformations de la langue de la nature perverse du régime nazi, de la mentalité malade de ses partisans et des conduites troubles des exclus du régime eux-mêmes. Ainsi, réduit au statut de paria, au milieu de la bourrasque, et en perpétuel sursis d’être renvoyé aux champs de la mort, il trouva son salut moral et mental dans la rédaction d’un journal, intellectuel et intime, tenu à partir de 1933 jusqu’en 1945. Il y réfléchit dans la solitude de la longue nuit de la barbarie totalitaire.
Sauvé in extremis de la mort, à la fin de la guerre, par le partage du pays entre les quatre grandes puissances, il se trouve dans le territoire soviétique devenu plus tard la RDA. Il décide d’y rester. Les raisons qu’il avance sont fort plausibles et honnêtes. Juif allemand, l’émigration en Israël ne l’attire pas, le régime de l’Ouest non plus. D’ailleurs, il est reconnaissant, comme beaucoup de juifs, à l’armée soviétique d’avoir contribué à la victoire sur le nazisme et à la libération des camps d’extermination. Certes, il n’adhère pas au parti communiste ni à sa philosophie, bien qu’il l’accepte en tant que porteur d’un élan de justice sociale et de solidarité.
De cette double expérience malheureuse naîtra un ouvrage inattendu et très personnel, « LTI : La langue du IIIe Reich », lequel appartient à la série de rares documents-témoins de la période de l’égarement de la culture issue de la modernité et du rationalisme du siècle de lumières.
La question de la langue du IIIe Reich
La langue allemande, qui véhiculait déjà des sous-entendus irrationnels, se précipite ensuite avec le nazisme dans la négation d’un discours précédemment fait de sagesse, de sensibilité, de tolérance et de logique rationnelle. V. Klemperer mène une enquête linguistique transversale où le discours nazi est décrit comme le véhicule d’un puissant poison idéologique capable d’anesthésier les cercles concentriques de la société moderne, afin d’imposer une vision totalisante et raciste du monde et de la nature humaine.
La LTI était – écrit l’auteur – une langue carcérale (celle des surveillants et celle des détenus) et une « telle langue comporte inexcusablement des mots secrets, des ambiguïtés fallacieuses et des falsifications » (p. 120). C’est un véritable manuel de survie intellectuelle et culturelle. Écrit en 1947 sur la base de son journal, il y accomplit un acte de résistance par delà de son temps. Il tire un récit sur le mal d’une idéologie dont la langue n’est pas encore suffisamment guérie. L’ouvrage témoigne de l’effort d’un homme apolitique imbibé de culture libérale qui s’était tenu, par amour à la science, à l’écart de la chose publique, avant et pendant la montée du nazisme. Devenu chroniqueur clandestin des malheurs de son temps – malgré lui – il était un exclus solitaire à double titre : en tant qu’intellectuel irrémédiablement allemand et en tant qu’érudit juif assimilé.
L’ouvrage n’est pas seulement une analyse pragmatique du langage national-socialiste, tant ses observations générales sont riches, mais un kaléidoscope fait de pensées et de faits, de descriptions et de réflexions sur la bêtise humaine, l’idéologie fasciste, les préjugés racistes, le culte du chef, la brutalité ordinaire, les torts du sionisme, les malaises de la culture allemande, la faillite de la démocratie …De plus, le regard du philologue est perçant et traverse la structure et les formes du discours totalitaire.
Réflexions générales sur le discours nazi-fasciste
La langue du IIIe Reich est d’une « effroyable homogénéité ». C’est un langage ordinaire, banal et déroutant. C’est une idéologie hégémonique qui tranche dans le vif des diverses interprétations contradictoires qui concourent à rendre l’espace public démocratique pluriel et ouvert. Discours et pratique totalitaire donc.
V. Klemperer écrit : « une connotation ou une valeur linguistique donnée ne commencent à prendre vie dans une langue que lorsqu’ils rentrent dans l’usage d’un groupe ou d’une collectivité et y affirment son identité » p.80
Impossible de rendre toute la richesse des observations, hypothèses et descriptions contenues dans cet ouvrage de réflexion conçue dans la souffrance et la peur. Pourtant, nombreux sont les repères qui permettent d’entrer dans la problématique du langage nazi avec les yeux grands ouverts.
Le découpage thématique proposé ici ne suit évidement pas le parcours de l’auteur, mais une grille de lecture possible de ce qui (nous) est le plus révélateur de la nature et la volonté d’emprise de tout discours, autant du caractère totalisant de la langue en elle-même. Question posée avec acuité par R. Barthes dans une formule tranchante : » la langue est fasciste ». Et ici, c’est bien le cas de le dire, elle trouve tout son sens.
1.- Le sens de la démesure. Si le discours est capital pour les hommes politiques, au sein de la période fasciste, le discours « n’était pas simplement plus important qu’avant, il était, aussi, radicalement transformé ». Quelle est la clef de sa nouveauté ? Probablement, l’exubérance ! Le discours totalitaire est une mise en scène totale. Un spectacle puissant. Il s’adresse autant à l’oreille qu’à l’œil. L’ampleur des gestes s’accompagne d’une intensité de la voix. Les gestes des orateurs (Hitler en maître et modèle de parole) s’accordent et se synchronisent avec les mouvements de la foule. Chez Hitler il y avait – écrit l’auteur – quelque chose apparenté à la folie religieuse, dont les origines remontent à la tradition allemande. Ses grondements, ses protestations au milieu des lumières et des drapeaux font que le discours prend une immense couleur sensitive. Le discours de Hitler, toujours oscillant entre l’attitude onctueuse et l’attitude méprisante, est poussé par deux états psychopathologiques : la mégalomanie césarienne et le délire de persécution.
La parole nazie coule par les sillons de la défaite militaire et les humiliations diplomatiques et financières imposées par les alliés. Elle se transforme en croyance fanatique sous l’élan d’une « weltanschauung » (vision intuitive du monde) longtemps attendue par des masses avides d’espoir et de revanche.
2.- Le pathos du langage nazi. La langue politique du nazisme ne dissimule pas ses pensées les plus ignobles (contrairement à la formule de Talleyrand), car les mécanismes mis en œuvre par les orateurs sont l’exaltation et le désir de domination, la jubilation de la pensée intuitive et l’appel à l’action Cela fait partie de la démesure qui se manifeste dans tous les propos et la praxis du nazisme.
La propagande nazie n’a pas besoin des artifices du discours politique habituel (langue de bois), ni des faux semblants, car elle énonce ses buts avec un franc-parler brutal et simple, ses arguments sont des vérités révélées qui assomment les adversaires et enivrent les partisans.
Il y a une hystérie de la langue dans le discours nazi : Hitler qui serre le poing, et crispe le visage, et hurle de rage. Le bruit et le silence. Le vacarme et la voix surexcitée. La répétition constante des mots formait un style, la gestuelle qui les accompagnait et la mise en scène les unifiaient dans tout fort et puissant.
3.- La rhétorique musicale du tambour. La parole d’Hitler résonne comme un tambour, car le peuple est sa caisse de résonance, tant il est matériellement et psychologiquement affaibli par la défaite de la Première Guerre mondiale et les conséquences de la crise qui traverse la société allemande des années d’après guerre.
La métaphore du tambour est mise en scène par Hitler lui-même, quand il l’exprime clairement dans Mein Kampf : » Ce n’est pas par modestie que je voulais devenir tambour, car c’est ce qu’il y a de plus noble ». Hitler en s’identifiant au tambour dévoile son rôle. Le tambour domine dans une marche et un défilé militaire. Et ce son répétitif et monotone mène à des extases religieuses.
Si la rhétorique nous rappelle que la répétition est sans doute un des mécanismes les plus utilisés par la propagande, la parole d’Hitler retrouve là son rôle le plus archaïque : l’enivrement. Mais, il y a encore une autre chose dans cette métaphore apparemment anodine que nous rappelle la présence d’une rhétorique musicale. A y réfléchir, le son du tambour couvre les autres sons et les corrompt par la persistance de son rythme lancinant et l’émotion qu’il provoque. Dans le cas du discours nazi la répétition exacerbée remplit la même fonction : amoindrir les effets des langages rationnels plus élaborés. La réaction que le discours nazi produit est envoûtante parce qu’il est répété dans un espace public clos. Car cela ne se réduit pas à un seul groupe social, puisque ses liens, qui ne recouvrent pas la totalité de la vie, réussisent de manière étonnante à influencer le tout : la littérature, la rue, l’école, l’art et même le jargon des victimes.
4.- La puissance des mots. V. Klemperer s’est interrogé sur le moyen de propagande le plus puissant du nazisme : les discours d’Hitler? Les déclarations de Goebbels ? La haine contre les juifs et les bolcheviques ? Les grandes messes nazies ?
La réponse est surprenante. Pour l’auteur, beaucoup des propos des dirigeants nazis, Hitler y compris, sont demeurés incompris par la masse, laquelle était saturée d’autant de verbalisations. Il écrit ceci: » Combien de fois n’ai-je pas entendu le bruit des cartes qui claquaient sur la table et les conversations à voix haute au sujet des rations de viande et de tabac et sur le cinéma, tandis que le Führer ou l’un de ses paladins tenaient de prolixes discours, et après on lisait dans les journaux que le peuple tout entier les avait écoutés attentivement » (p.39)
Où est le vrai secret de l’influence nazie ? La réponse est également surprenante par sa simplicité et son apparente banalité. Ce n’est pas la puissance de la rhétorique et de la poétisation du discours, mais ce qui est le plus en vue de tous et de l’entendement de tout le monde : le vrai secret du discours public du nazisme sont les mots ! Les mots nazis ne s’adressent pas à la conscience et à la logique, mais visent les automatismes de l’âme collective, l’être moral, les sentiments, tout ce qu’ils ont infiltré de manière inconsciente.
Certes, la dynamique persuasive des mots employés par le discours nazi ne fait pas partie d’une imagination créative. Le nazisme n’a pas forgé beaucoup des mots nouveaux, mais il a réussi à détourner les mots courants et à les imbiber de ses contenus et de ses valeurs et à les utiliser avec une telle fréquence que ceux des autres se trouvent noyés et neutralisés à la racine. Le discours nazi confisque le lexique et la grammaire allemande. Et V. Klemperer (nous) met en garde : ces mots empoisonnés circulent encore.
5.- Pourquoi les mots sont-ils donc plus persuasifs que les concepts ? Aucun truisme là dedans, juste du bon sens. La « weltanschauung », dans laquelle le discours nazi trempe, est une vision (intuitive, dit Kant) du monde. Elle n’est pas à confondre avec une pensée systémique. Chacun sait qu’un système est quelque chose de composé. Une construction logique avec ses propres règles raisonnées. La métaphysique est une manière de philosopher dont le but consiste à ordonner un ensemble d’idées. Kant fournit un paradigme. Bref, un système implique un réseau logique capable de capturer sous une forme abstraite la totalité du monde. Disons en passant que pour un kantien, le discours n’est pas un outil pour persuader, mais pour convaincre en raisonnant à partir d’un demonstrandum logique et analytique.
Rien de plus éloigné de la weltanschauung. En effet, et pour se tenir là, la pensée intuitive est totale, mais pas systémique, mais symbolique, et fortement psychologique. Les références sont réverbérantes et concrètes. Il y a là un réseau de sentiments, lesquels saisissent les réalités sous l’emprise de noyaux mystérieux. Et le noyau central n’est autre chose que l’âme de la nation. Le célèbre « discours à la nation allemande » (1807) de Fichte trouve là toute sa place et illustre la portée de la notion de vision du monde.
Psychologie collective donc.
Et si la pensée nazie ne se réclame pas d’un système, elle est bien plus que cela. C’est une organisation pyramidale, hiérarchisée, centralisée, dont le socle reste insondable, delphique, mythique et magique. Nullement une vérité unique et universelle. Mais il y a donc une vérité d’un ultime savoir qui ne vaut que pour ceux qui appartiennent à la race supérieure. La vérité est ici organique (Rosenberg) et se cristallise au fond du mythe et de la race.
Ainsi, l’idée que les mots, plus que les concepts, jouent dans une vision du monde un rôle de repères et de balises qui canalisent la pensée et rendent le discours rythmique et organisé. Les mots sont chargés d’émotion, d’autant que la LTI est une organisation linguistique où les mots courants connaissent une transmutation, une perversion dont l’utilisation est une mise en garde cassante et un ordre à exécuter. Les mots obéissent ici à une discipline lexicale autoritaire ancrée dans « la manie allemande d’organiser et de s’organiser » allant jusqu’au paroxysme, dont la toile de fond est le romantisme et l’exaltation de la figure de l’héroïsme mythique.
6.- La volonté de rupture et d’ancrage. Le vocabulaire de la LTI est dominé par l’action, la volonté de mouvement et sous l’emprise d’un modèle officiel : le discours d’Hitler. Aucune différence entre l’oral et l’écrit, le privé et le public. Hitler fait perdre à l’individu son essence individuelle. Et V. Klemperer note : « (…) un mot, une connotation ou une valeur linguistique commencent à prendre vie dans une langue, à exister vraiment, lorsqu’ils entrent dans l’usage d’un groupe ou d’une collectivité et y affirment son identité » (p.80)
Or, cela est-il propre au fascisme se demande l’auteur ? Oui et non, car c’est la situation qui est demandeuse d’action, et qui mène au fascisme, tant l’inertie et le statu quo sont grands. D’où la volonté de brusquer la langue, afin de contrer l’immobilisme, et la création des verbes et la transformation des mots poussent à l’action. Inutile de rappeler que le nazisme est une (contre) révolution, pourvu que l’analyse intègre son dynamisme contradictoire comme l’écrit V. Klemperer : « Dans toute révolution qu’elle touche le domaine politique, sociale, l’art ou la littérature, deux tendances sont toujours à l’œuvre : d’abord la volonté d’aller vers quelque chose de complètement nouveau – le contraste avec ce qui avait cours jusqu’ici étant violement accentué, puis le besoin de rattachement, le besoin d’une tradition qui légitime. Et, il ajoute : (…) « ces deux tendances sont nettement apparentées dans la manière dont prénomme ou débaptise » (p.111)
7. – La pathologie lexicale. Sans doute, écrit V. Klemperer à maintes reprises, il existe un lexique nazi. Mais, les nouveaux mots sont des anciens mots qui acquièrent un nouveau sens par corruption ou par perversion. La linguistique deviendra une discipline des sciences raciales. Le mot peuple se trouve associé à toute sorte des déclinaisons nouvelles : fête du peuple, camarade du peuple, communauté du peuple, étranger au peuple, issu du peuple, chancelier du peuple, l’état du peuple, etc.
Il y a là une langue de la peur. L’étranger devint un étranger à l’espèce. Certes, le nazisme n’invente pas : la notion de « limpieza de la sangre » se trouve bel et bien en Espagne au XVIIIe siècle.
Et le passage de la parole politique à la parole religieuse. La langue des évangiles dans leur forme, mais corrompue dans leurs sens, est largement utilisée
8.- Autres indices linguistiques : Abréviations et ponctuation. V. Klemperer note que le nazisme – autant que tous les totalitarismes – use et abuse des abréviations. C’est une accélération de la langue, laquelle se fait l’écho de la vitesse introduite par le commerce et l’industrie, la publicité et le cinéma. Les abréviations s’installent où la technicité et l’organisation s’imposent. Et chez les nazis, ce sont deux dimensions exorbitantes.
Nombreuses abréviations (impossibles de retranscrire ici) illustrent les propos de l’auteur. Par exemple : l’AEG (alles echte germanen) : rien que des authentiques germains. C’est une expression abrégée utilisée dans le langage quotidien y compris par les victimes.
Une autre observation met en relief l’emploi particulier des signes de ponctuation. Si le point d’interrogation est le plus important des signes de ponctuation (Renan), la langue nazie n’en fait pas un grand usage. Non plus du point d’exclamation. L’auteur le constate, mais ne donne pas une réponse. C’est là une de nombreuses observations qui demandent une analyse approfondie. En revanche, la LTI utilise à satiété les guillemets ironiques. C’est une sorte d’accompagnement de l’intonation des discours d’Hitler et de Goebbels. Dans la presse l’avalanche de guillemets est utilisée pour rendre ambiguës les « victoires » rouges, la « stratégie » rouge, les « hommes d’Etat » (Churchill), etc.
9.- L’hubrys de LTI : le sentimentalisme et la convoitise du monde. La persuasion nazie est une rhétorique de la démesure, malgré la pauvreté du langage nazi, sous la forme d’un matraquage des mots et des images où l’émotion déplace l’analyse de la société et de l’interaction humaine. Et en grande partie les passions et les sentiments occupent la grande place réservée, jusqu’à l’arrivée du nazisme au pouvoir, à la pensée et la raison dans le cadre de la culture moderne.
C’est par la sentimentalisation – écrit V. Klemperer – que le discours nazi passe sous une forme populaire avec toute sa tonitruante hypocrisie. Le mécanisme persuasif consiste à mettre le vécu de la masse (hypertrophié et formé) au centre du discours, afin de faciliter le passage à la croyance dans un « jusqu’au boutisme » maintes fois évoquées par Hitler lui-même dans Mein Kampf. Les mots sortent ainsi, directement, des expériences « vécues », lesquelles sont pliées et caricaturistes, afin de rendre les récits historiques dramatiques et poignants. Enfin, le discours sentimentaliste est la méthode a travers laquelle le pathos érudit se troque en force prometteuse d’un avenir étincelant. C’est une disposition à priori méfiante à l’égard de l’intelligence humaine, et subtilement proche des forces immanentes de la nature ; une tendance religieuse laïcisée, un débordement romantique qui précède à l’exaltation de l’idée germanique d’ordre. Bref, un agencement des idées-forces conquérantes qui éclatent émotionnellement au milieu de la foule à un moment de grande détresse et fragilité rationnelle.
La foi et l’adoration d’Hitler
Les caractéristiques du discours nazi, mises en évidence par V. Klemperer, aident à mieux comprendre la vénération suscitée par Hitler et l’emprise exercée par son régime sur les masses allemandes. La formule mainte fois usitée par les partisans nazis « j’appartiens au Führer » est le reflet d’une étonnante conviction religieuse. Une femme dira à l’auteur afin de justifier son culte à Hitler: « sans la foi, l’intelligence est stérile. Il y avait dans sa voix – dit Klemperer – un spasme, un enthousiasme inébranlable qui se décline dans une autre sentence : « je crois en lui ». Cela découle d’une conviction profonde : « comprendre ne fait rien avancer, mais croire fait de miracles » !
Entre 33 et 45, la LTI véhicule une foi inébranlable dans le caractère indestructible de la nouvelle allemagne. Rien ne viendra après le IIIe Reich ! Le Reich est éternel ou presque, et le Führer, par un mécanisme d’identification, s’est élevé au rang de Dieu. Ainsi, la propagande joue à fond sur le registre de la déification, jusqu’au point de faire appel à une « croisade » nazie pour le Reich. Il ne faut pas oublier que ce vieux mot germanique (Reich) ne veut pas dire seulement royaume. Il exprime quelque chose de plus important qu’un état, puisqu’il ait du domaine de l’éternité spirituelle. La chose sacrée. Le IIIe Reich s’éleva ainsi au-dessus de la réalité vers l’au-delà ancestral. Là, toute la culture germanique ancienne s’éveille dans un souffle d’ordre supranational, dont la quête de ses racines alimente la propagande et ses diverses manifestations qui font appel de manière voilée à la magie, à l’oracle, à la puissance du caractère allemand et à la magnificence de la démesure. Et généralise le mépris de toute frontière, ce qui justifie le rêve de domination totale. .
L’éducation de l’héroïsme et l’antisémitisme primaire
D’abord le corps, puis le caractère. Hitler présente sa politique comme un « endurcissement physique ». Il montre sa haine pour l’homme qui pense sans discipline ni combat. D’où l’exaltation du soldat comme un modèle. Et même le sport trouve sa place dans le monde guerrier des nazis. La boxe occupe une place de choix. Goebbels en fait la source des énormes métaphores. Et même la victoire de la « juive » Hélène Meyer (fleuret) est fêtée comme un évènement national-socialiste. Car, ce n’est pas l’esprit qui décide de la victoire, mais le courage des combattants. La rage de vaincre du guerrier trouve ses symboles modernes : le pilote de courses d’auto, le boxeur, puis le pilote de chars. Tout est dans le grand théâtre de la guerre. Et la guerre est la maîtresse de l’éducation de l’héroïsme
Cependant, signale Klemperer, le nazisme efface une autre facette de l’héroïsme. Car il ne suffit pas de risquer sa propre vie et d’accomplir un acte courageux. Un criminel peut faire pareil. Les nazis ne se rapprochent pas du héros (greco-latin), lequel est un homme qui réalise ces actes pour élever l’humanité sans vanité. L’héroïsme antique n’était pas une guerre de conquête. Ainsi, l’héroïsme n’est nullement du côté nazi, mais dans le camp de ses victimes, au sens propre et figuré. Là, l’héroïsme était authentique, tandis que chez Hitler l’héroïsme n’était qu’une litanie sinistre et un éloge funèbre.
Pour finir, disons que cette atmosphère d’extase lyrique mène à une contagion idéologique, dont les effets sont ahurissants et cathartiques. Et encore davantage révélateurs de la soumission et du silence total imposés aux victimes. On trouve dans l’ouvrage de Klemperer des observations lumineuses sur l’absurdité maladive qui pousse les Allemands de souche à se plier à des règles qui provoquent des vexations ordinaires contre les juifs. Par exemple : les juifs n’avaient pas le droit de verser des cotisations à la société de protection des animaux. Car un chat qui vivait chez un juif était « perdu pour la race ». Violence perverse jusqu’à la nausée, donc.
A. Dorna