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Le Comptoir : Vous avez écrit sur divers mouvements libertaires – anarchisme individualiste et anarcho-syndicalisme – de la Belle Époque. En quoi ces courants politiques peuvent-ils nous aider à penser les luttes d’aujourd’hui ?
Anne Steiner : Ils nous aident à comprendre ce qu’est l’engagement. Ce que veut dire lutter pour l’émancipation. En ce qui concerne les anarchistes individualistes, il y a quelque chose d’intemporel dans leur lutte, qui vaut pour notre temps.
Pour ce mouvement, la transformation de la société passe par la transformation personnelle. Chaque individu doit tendre vers le développement de toutes ses potentialités, dans tous les domaines (intellectuel, affectif, sexuel, physique, sensoriel, artistique). Il y a la conviction qu’il n’y aura pas de changement social s’il n’y a pas au préalable de rupture dans les comportements. Alors que les tenants de la révolution remettent tout effort à plus tard – peuvent être autoritaires avec leurs enfants, vivre des rapports inégalitaires, travailler dans n’importe quelle entreprise à n’importe quelle tâche, et consommer à tout va – en attendant la révolution qui réglera tout, l’anarchiste individualiste s’efforce, lui, d’agir dans tous les actes de sa vie, même les plus infimes, en accord avec son éthique, sans compromis aucun.
Il me semble que leur précepte « vivre en anarchiste ici et maintenant » garde sa haute valeur subversive aujourd’hui encore, dans les conditions qui sont les nôtres.
En ce qui concerne l’anarcho-syndicalisme, c’est beaucoup plus compliqué. C’est une conception de la lutte peu adaptée à la situation actuelle puisqu’elle repose sur l’idée d’une grève générale. Partout au même moment, les travailleurs se rendraient maîtres des lieux de production ainsi que des moyens de communication et de circulation. Le syndicat, organe de résistance, se transformerait alors en organe de circulation et de répartition des biens. La conquête de l’État serait ainsi tout à fait superflue pour passer d’un mode de production à un autre. Mais la division internationale du travail est telle qu’une grève générale dans un seul pays (déjà difficile à concevoir) n’aurait aucun sens aujourd’hui. Et imaginer la réaliser à un niveau planétaire paraît tout à fait déraisonnable.
Certains se réclament encore de l’anarcho-syndicalisme… La CNT par exemple.
Oui, ils se réclament de l’anarcho-syndicalisme au sens où ils défendent leur indépendance vis-à-vis des partis. Ils n’ont cependant plus en tête la grève générale pour arriver à une autre société. Enfin, je ne pense pas, et s’ils l’ont encore, ils font erreur. La plupart des biens de consommation sont produits hors d’Europe. Comment, dans ces conditions, une grève générale pourrait-elle déboucher sur l’avènement d’une société autre ?
« Réduire le temps de travail, c’était permettre aux ouvriers d’avoir une vie en dehors de la production, la possibilité de s’instruire, de développer ses potentialités. »
De quels moyens de lutte disposons-nous alors ?
Aujourd’hui, il faut faire la grève générale de la consommation, c’est le seul levier sur lequel nous pouvons agir. C’est-à-dire qu’il faut réduire de façon drastique sa consommation de biens industriels, se détourner au maximum des circuits marchands, et produire autrement ce que nous considérons comme nécessaire à notre bien-être. Le capitalisme ne survivrait pas à une désertion en masse de la consommation.
N’y a-t-il pas un grand écart entre les anarchistes individualistes, qui ne croient pas en la révolution collective, et l’anarcho-syndicalisme, qui défend la lutte de classes et préconise la grève générale comme moyen ?
Bien sûr. J’ai commencé par travailler sur les anarchistes individualistes, parce que je me reconnaissais davantage dans leurs conceptions. Mais en même temps, en toile de fond, il y avait tous ces mouvements que j’ai eu envie de mieux connaître. Dans leurs publications, notamment dans L’Anarchie, les individualistes tapent pas mal sur les anarcho-syndicalistes. Mais en fait, ils participent quand même plus ou moins aux mouvements que ces derniers initient. Par exemple, lors de la célèbre grève des carriers de Draveil en 1908, les individualistes sont sur les lieux et participent aux meetings comme orateurs ainsi qu’aux manifestations.
Au sein des collaborateurs et collaboratrices de L’Anarchie, il y avait un conflit entre ceux qui pensaient qu’ils n’étaient pas concernés par les revendications ouvrières, et qui étaient assez méprisants par rapport aux luttes syndicales, et ceux qui estimaient au contraire que certaines de ces revendications, comme celle pour les huit heures de travail, les concernaient [au début du XXe siècle, la journée de huit heures de travail était une des revendications phares de la CGT révolutionnaire, NDLR]. Car réduire le temps de travail, c’était permettre aux ouvriers d’avoir une vie en dehors de la production, la possibilité de s’instruire, de développer ses potentialités.
Les anarchistes individualistes sont, selon la terminologie de Gaetano Manfredonia, des “éducationnistes-réalisateurs” : ils croient en l’éducation, en particulier sous la forme de l’auto-éducation. Car seul un homme éduqué, libéré des préjugés de son temps, soumis à la seule autorité « de l’expérience et du libre examen », sera capable d’œuvrer pour l’émancipation. Dans leur grande majorité, eux-mêmes avaient quitté l’école à 12 ou 13 ans, étaient des autodidactes et possédaient une culture assez remarquable en sciences et en philosophie. C’est notamment le cas de ceux qui furent inculpés dans l’affaire Bonnot dont on connaît précisément les lectures et les commentaires.
C’est au nom de cette conception que deux femmes, qui avaient cofondé L’Anarchie avec Albert Libertad, Anna et Amandine Mahé, considéraient qu’il fallait soutenir, en tant qu’individualistes, la formidable mobilisation engagée par la CGT pour la journée de huit heures. Pour que le prolétariat accède à la culture, et échappe ainsi aux préjugés et à la résignation. Après la mort de Libertad en novembre 1908, elles se sont d’ailleurs éloignées des individualistes de L’Anarchie pour rejoindre l’équipe du Libertaire de Sébastien Faure, davantage intéressée par les luttes sociales.