reçu par mail:
Bonjour,
Étonnantes d’actualité et de justesse les « Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale » de Simone Weil écrites en 1934 dont vous trouverez quelques pages en pièces jointes.
(Hannah Arendt, un peu plus de 20 ans plus tard, les avait saluées élogieusement dans « Condition de l’homme moderne » lorsqu’elle se demandait elle aussi « comment libérer l’humanité de la nécessité ? », elle pensait principalement au travail, salarié et hiérarchisé ou non, au labeur, triste et monotone, répétitif, inintéressant, auquel tant de gens sur terre sont condamnés…)
Réflexions à comparer avec ces lignes mûrement réfléchies et concoctées avec soins 30 ans plus tard :
« … Dans ce développement complexe et terrible qui a emporté l’époque des luttes de classes vers de nouvelles conditions, le prolétariat des pays industriels a complètement perdu l’affirmation de sa perspective autonome et, en dernière analyse, ses illusions, mais non son être. Il n’est pas supprimé. Il demeure irréductiblement existant dans l’aliénation intensifiée du capitalisme moderne : il est l’immense majorité des travailleurs qui ont perdu tout pouvoir sur l’emploi de leur vie, et qui, dès qu’ils le savent, se redéfinissent comme le prolétariat, le négatif à l’œuvre dans cette société. Ce prolétariat est objectivement renforcé par le mouvement de disparition de la paysannerie, comme par l’extension de la logique du travail en usine qui s’applique à une grande partie des «services» et des professions intellectuelles. C’est subjectivement que ce prolétariat est encore éloigné de sa conscience pratique de classe, non seulement chez les employés mais aussi chez les ouvriers qui n’ont encore découvert que l’impuissance et la mystification de la vieille politique. Cependant, quand le prolétariat découvre que sa propre force extériorisée concourt au renforcement permanent de la société capitaliste, non plus seulement sous la forme de son travail, mais aussi sous la forme des syndicats, des partis ou de la puissance étatique qu’il avait constitués pour s’émanciper, il découvre aussi par l’expérience historique concrète qu’il est la classe totalement ennemie de toute extériorisation figée et de toute spécialisation du pouvoir. Il porte la révolution qui ne peut rien laisser à l’extérieur d’elle-même, l’exigence de la domination permanente du présent sur le passé, et la critique totale de la séparation ; et c’est cela dont il doit trouver la forme adéquate dans l’action. Aucune amélioration quantitative de sa misère, aucune illusion d’intégration hiérarchique, ne sont un remède durable à son insatisfaction, car le prolétariat ne peut se reconnaître véridiquement dans un tort particulier qu’il aurait subi ni donc dans la séparation d’un tort particulier, ni d’un grand-nombre de ses torts, mais seulement dans le tort absolu d’être rejeté en marge de la vie.
Aux nouveaux signes de négation, incompris et falsifiés par l’aménagement spectaculaire, qui se multiplient dans les pays les plus avancés économiquement, on peut déjà tirer cette conclusion qu’une nouvelle époque s’est ouverte : après la première tentative de subversion ouvrière, c’est maintenant l’abondance capitaliste qui a échoué. Quand les luttes antisyndicales des ouvriers occidentaux sont réprimées d’abord par les syndicats, et quand les courants révoltés de la jeunesse lancent une première protestation informe, dans laquelle pourtant le refus de l’ancienne politique spécialisée, de l’art et de la vie quotidienne, est immédiatement impliqué, ce sont là les deux faces d’une nouvelle lutte spontanée qui commence sous l’aspect criminel. Ce sont les signes avant-coureurs du deuxième assaut prolétarien contre la société de classes. Quand les enfants perdus de cette armée encore immobile reparaissent sur ce terrain, devenu autre et resté le même, ils suivent un nouveau «général Ludd» qui, cette fois, les lance dans la destruction des machines de la consommation permise.
«La forme politique enfin découverte sous laquelle l’émancipation économique du travail pouvait être réalisée» a pris dans ce siècle une nette figure dans les Conseils ouvriers révolutionnaires, concentrant en eux toutes les fonctions de décision et d’exécution, et se fédérant par le moyen de délégués responsables devant la base et révocables à tout instant. Leur existence effective n’a encore été qu’une brève ébauche, aussitôt combattue et vaincue par différentes forces de défense de la société de classes, parmi lesquelles il faut souvent compter leur propre fausse conscience. Pannekoek insistait justement sur le fait que le choix d’un pouvoir des Conseils ouvriers «propose des problèmes» plutôt qu’il n’apporte une solution. Mais ce pouvoir est précisément le lieu où les problèmes de la révolution du prolétariat peuvent trouver leur vraie solution. C’est le lieu où les conditions objectives de la conscience historique sont réunies ; la réalisation de la communication directe active, où finissent la spécialisation, la hiérarchie et la séparation, où les conditions existantes ont été transformées «en condition d’unité». Ici le sujet prolétarien peut émerger de sa lutte contre la contemplation : sa conscience est égale à l’organisation pratique qu’elle s’est donnée, car cette conscience même est inséparable de l’intervention cohérente dans l’histoire.
Dans le pouvoir des Conseils, qui doit supplanter internationalement tout autre pouvoir, le mouvement prolétarien est son propre produit, et ce produit est le producteur même. Il est à lui-même son propre but. Là seulement la négation spectaculaire de la vie est niée son tour.
L’apparition des Conseils fut la réalité la plus haute du mouvement prolétarien dans le premier quart de siècle, réalité qui resta inaperçue ou travestie parce qu’elle disparaissait avec le reste du mouvement que l’ensemble de l’expérience historique d’alors démentait et éliminait. Dans le nouveau moment de la critique prolétarienne, ce résultat revint comme le seul point invaincu du mouvement vaincu. La conscience historique qui sait qu’elle a en lui son seul milieu d’existence peut le reconnaître maintenant, non plus à la périphérie de ce qui reflue, mais au centre de ce qui monte.
Une organisation révolutionnaire existant avant le pouvoir des Conseils – elle devra trouver en luttant sa propre forme – pour toutes ces raisons historiques sait déjà qu’elle ne représente pas la classe. Elle doit seulement se reconnaître elle-même comme une séparation radicale d’avec le monde de la séparation.
L’organisation révolutionnaire est l’expression cohérente de la théorie de la praxis entrant en communication non-unilatérale avec les luttes pratiques, en devenir vers la théorie pratique. Sa propre pratique est la généralisation de la communication et la cohérence dans ces luttes. Dans le moment révolutionnaire de la dissolution de la séparation sociale, cette organisation doit reconnaître sa propre dissolution en tant qu’organisation séparée.
L’organisation révolutionnaire ne peut être que la critique unitaire de la société, c’est-à-dire une critique qui ne pactise avec aucune forme de pouvoir séparé, en aucun point du monde, et une critique prononcée globalement contre tous les aspects de la vie sociale aliénée. Dans la lutte de l’organisation révolutionnaire contre la société de classes, les armes ne sont pas autre chose que l’essence des combattants mêmes : l’organisation révolutionnaire ne peut reproduire en elle les conditions de scission et de hiérarchie qui sont celles de la société dominante. Elle doit lutter en permanence contre sa déformation dans le spectacle régnant. La seule limite de la participation à la démocratie totale de l’organisation révolutionnaire est la reconnaissance et l’auto-appropriation effective, par tous ses membres, de la cohérence de sa critique, cohérence qui doit se prouver dans la théorie critique proprement dite et dans la relation entre celle-ci et l’activité pratique.
Quand la réalisation toujours plus poussée de l’aliénation capitaliste à tous les niveaux, en rendant toujours plus difficile aux travailleurs de reconnaître et de nommer leur propre misère, les place dans l’alternative de refuser la totalité de leur misère, ou rien, l’organisation révolutionnaire a dû apprendre qu’elle ne peut plus combattre l’aliénation sous des formes aliénées.
La révolution prolétarienne est entièrement suspendue à cette nécessité que, pour la première fois, c’est la théorie en tant qu’intelligence de la pratique humaine qui doit être reconnue et vécue par les masses. Elle exige que les ouvriers deviennent dialecticiens et inscrivent leur pensée dans la pratique ; ainsi elle demande aux hommes sans qualité bien plus que la révolution bourgeoise ne demandait aux hommes qualifiés qu’elle déléguait à sa mise en œuvre : car la conscience idéologique partielle édifiée par une partie de la classe bourgeoise avait pour base cette partie centrale de la vie sociale, l’économie, dans laquelle cette classe était déjà au pouvoir. Le développement même de la société de classes jusqu’à l’organisation du spectaculaire de la non-vie mène donc le projet révolutionnaire à devenir visiblement ce qu’il était déjà essentiellement.
La théorie révolutionnaire est maintenant ennemie de toute idéologie révolutionnaire, et elle sait qu’elle l’est.
S’émanciper des bases matérielles de la vérité inversée, voilà en quoi consiste l’auto-émancipation de notre époque. Cette «mission historique d’instaurer la vérité dans le monde», ni l’individu isolé, ni la foule atomisée soumis aux manipulations ne peuvent l’accomplir, mais encore et toujours la classe qui est capable d’être la dissolution de toutes les classes en ramenant tout le pouvoir à la forme désaliénante de la démocratie réalisée, le Conseil dans lequel la théorie pratique se contrôle elle-même et voit son action. Là seulement où les individus sont «directement liés à l’histoire universelle» ; là seulement où le dialogue s’est armé pour faire vaincre ses propres conditions. »
Very hegelien indeed ! C’est ce qui s’appelle faire un pari sur l’avenir tout en prenant ses désirs pour la réalité.
Plus un seul mot de ce camarade théoricien révolutionnaire sur le « prolétariat » 20 ans plus tard, mais la description d’une sorte de meilleur des mondes capitaliste, d’un « totalitarisme soft » parvenant à fabriquer et à obtenir l’assentiment, le consentement des masses, des dominés, et ayant, pour l’aider à cela, un ennemi idéal, un repoussoir parfait, le terrorisme aveugle et massacreur… Difficile d’être en désaccord avec lui à ce propos depuis le déchaînement du terrorisme totalitaire islamique qui a pris la place enviée du communisme totalitaire stalinien comme épouvantail, malheureusement bien vivant et réel, de nos sociétés démocratiquement oligarchiques :
http://www.dumauvaiscote.ouvaton.org/commentaire4.htm
Cordialement.
2 pièces jointes
document en PDF
document en PDF