la dynamite à Marseille
L’hôtel du général commandant le 15e corps d’armée, 11 rue Armeny à Marseille
Une explosion de dynamite, nouveau crime des anarchistes, vient de se produire à Marseille, où elle a jeté une très vive émotion.
Le retour de ces odieux attentats qui, on s’en souvent, attristèrent Paris à plusieurs reprises, attire de nouveau toute l’attention du gouvernement aussi le Ministre de l’Intérieur vient-il de faire savoir qu’il avait donné des instructions en vue d’exercer sur toute l’étendue du territoire la plus étroite surveillance sur les anarchiste».
(De notre correspondant particulier)
Marseille, 16 novembre.
Une tentative criminelle qui, venant au lendemain de l’odieux attentat de Barcelone, produira une profonde émotion dans le public a été commise la nuit dernière dans notre ville, avec cette circonstance aggravante qu’elle avait pour objectif l’hôtel du général commandant le 15e corps d’armée.
Il était exactement minuit moins douze minutes lorsque sur divers points de la ville une formidable explosion retentit. Les promeneurs, bien que rares, étant donné le mauvais temps et l’heure avancée, s’interrogeaient, cherchant à savoir à quelle circonstance il fallait l’attribuer; mais personne ne savait répondre.
Les uns disaient que le bruit pouvait provenir de quelque navire en détresse, d’autres d’une explosion de chaudière.
On ne tardait pas cependant à apprendra la vérité un ou des criminels avaient tenté de faire sauter la résidence du général de Vaulgrenant, rue Armeny*.
Immédiatement informés de ce qui venait de se passer, M. Pellefigue, procureur de la République; M. Courdavaut, commissaire central, arrivaient sur le théâtre de l’événement, où les rejoignaient bientôt M. le capitaine Troin, les pompiers du poste de la rue Montgrand, M. le préfet et son chef de cabinet, M. Barthou.
La matière explosible avait été placée dans la guérite pratiquée dans la muraille même de la maison attenante à la salle où dans la journée se réunissent les plantons du général.
On pénètre dans cette salle de corps de garde par le couloir qui donne accès aux bureaux des officiers d’ordonnance. Etant donné le poste voisin du boulevard du Muy, depuis longtemps les divers généraux qui se sont succédé à Marseille ne plaçaient pas de factionnaire devant leur hôtel. Cette circonstance a permis aux criminels de pouvoir perpétrer leur attentat.
L’explosif était renfermé dans une botte en fer-blanc de trente centimètres de diamètre environ, dont on a retrouvé le couvercle, à peu près intact, et les débris. Le tout a été soigneusement recueilli et un expert sera, dans la journée, chargé de déterminer exactement la nature de la matière qui a été employée.
LES EFFETS DE L’EXPLOSION
La commotion produite a été formidable, mais très heureusement pas autant que l’espéraient sans doute les auteurs de l’attentat. Le mur néanmoins a sauté et, dans la salle de garde, c’était un amoncellement de plâtras. Rien n’est resté debout.
Par miracle il n’y a pas eu de victimes et un planton, qui était là couché sur un lit de camp, s’en est tiré sans une égratignure, mais on juge de l’émotion du pauvre garçon qu’on a dû transférer ailleurs plus mort que vif.
Dans la maison, toutes les vitres ont été brisées, de même que des glaces, et les mêmes dégâts ont eu lieu dans les immeubles voisins, au lycée de jeunes filles par exemple.
Les bureaux de l’octroi, situés en face de l’hôtel de la division, ont eu particulièrement à souffrir.
M. Bonifay, directeur de cette administration, qui occupe les appartements du premier étage, nous a raconté la profonde émotion des siens au moment où la détonation retenti. Réveillés en sursaut, ses enfants se mirent à pousseur des cris désespérés et on a eu toutes les peines du monde pour remettre de sa frayeur sa fille ainée, qui croyait que la catastrophe s’était produite dans la maison même.
Dans l’appartement, c’était lamentable ; des morceaux de verre jonchaient le sol, et M. Bonifay a été réveillé lui-même par les éclats qui l’ont frappé au visage. Son lit en était recouvert.
La seule personne connue qui ait assisté à l’explosion est M. Inglesi, négociant, rue de Rome,
Il passait rue Armeny au moment où elle s’est produite.
Epouvanté, il se prit à courir, traversa la place de la Préfecture en poussant des cris d’effroi, mais ne s’expliquant pas exactement ce qui venait de se passer.
Au coin de la rue de Rome il fut rencontré par M. Barthou chef de cabinet de M. Deffès. Celui-ci courait de son côté, car il avait entendu l’explosion et il appréhendait qu’elle se fût produite à la Préfecture.
C’est M. Barthou qui prévint le préfet. Tels sont les faits dans leur constatation matérielle.
L’AUTEUR DE L’ATTENTAT
Il reste maintenant à découvrir le ou les auteurs de la tentative criminelle. Cette tâche incombe à la police et nous nous garderons bien de l’entraver par la moindre indiscrétion. A ce propos, M. Courdavault et M. le Procureur de la République ont recueilli sur les lieux mêmes de précieuses indications.
C’est ainsi que des jeunes gens, MM. Vialled frères, demeurant rue Armeny 15, rentrés chez eux un quart d’heure avant l’explosion, au sortir d’une séance la société de gymnastique la Phocéenne, assurent avoir vu un individu assis sur les marches de la grande porte d’entrée de l’hôtel du général.
Ils remarquèrent ses allures indécises, mais sans se préoccuper davantage ils passèrent.
Aussi n’ont-ils pu donner aucune indication sur lui.
Arrivés dans leur chambre, après avoir mangé un morceau, ils allaient se coucher, et l’un d’eux fit cette réflexion en regardant la pendule :
– Il est bien tard.
C’est à ce moment précis que se produisit l’explosion.
Nous le disons plus haut, il était; minuit moins douze minutes.
Les magistrats ont continué leur enquête pendant toute la nuit et ils la continueront aujourd’hui.
Il est probable que, à l’heure où paraîtront ces lignes, des arrestations auront été opérées.
Ajoutons que les officiers d’ordonnance du général et de nombreux officiers de l’état-major n’ont pas tardé à venir se rendre compte de ce qui s’était passé.
Disons également, ce qui a son importance, que le général de Vaulgrenant est en ce moment à Paris où il prend part aux travaux de la Commission de classement.
Marseille,16 novembre.
Dès une heure du matin, tous les commissaires de police, ont été convoqués dans le cabinet de M. Courdavault, commissaire central, et sur l’ordre de ce dernier, ont opéré, à partir de six heures du matin, des visites domiciliaires et des perquisitions chez une soixantaine d’individus, tant Français qu’étrangers, réputés anarchistes.
Dix-sept arrestations ont été opérées, comprenant quatre Français et un Suédois.
De nombreux placards, des brochures anarchistes et incendiaires ont été saisis.
Les mesurée les plus rigoureuses sont prises.
L’hôtel de la division est gardé par la police et la gendarmerie.
L ‘avis du maire, M. Flaussières, est que l’auteur de l’attentat ne serait pas un Français mais plutôt un Italien. Il est persuadé que pareille tentative ne se renouvellera pas tant les précautions ont été prises minutieusement.
Selon M. Gassau, expert, appelé sur les lieux, la matière explosible contenue dans la boite en fer-blanc paraît être de la nitro-naphtaline.
Le Petit Parisien 17 novembre 1893
LA DYNAMITE A MARSEILLE
Marseille, 18 novembre
A la suite de nouvelles perquisitions opérées, cinq individus réputés pour être des anarchistes dangereux, ont été arrêtés ainsi que la femme Marie Andrieux, exerçant le métier de somnambule sous le nom de Mme de Saint-Rémy.
On a trouvé chez cette dernière des liasses de lettres anarchistes préconisant la propagande par le fait.
En même temps que cette femme, on a arrêté un nommé Lemelle-Vérité, qui vivait avec elle.
Les témoins interrogés aujourd’hui ne parlent qu’avec force réticences et à la condition que leur nom ne soit pas révélé, dans la crainte de représailles.
Chez un nommé Zuvio, on a trouvé toute une bibliothèque anarchiste et des lettres très compromettantes pour cet individu ; chez an autre, de nombreux modèles de bombes explosives.
Tous les anarchistes étrangers arrêtés, contre lesquels aucun délit n’est relevé, seront expulsés par la sûreté générale.
Le Petit Marseillais raconte une très jolie anecdote.
Le commissaire central, M. Bonnand, opérait dans le quartier de Saint-Louis, où il était allé s’assurer d’un individu qui fait de la photographie, mais qui doit avoir peine à en vivre; en l’interrogeant sur son état-civil et ses origines, il apprit que son prisonnier était le frère de lait de Ravachol, dont il vénère la mémoire et les hauts faits.
Cet individu est vaguement marié et sa compagne, qui est, paraît-il, au courant des us et coutumes des maisons d’arrêt, fît observer, d’un ton gouailleur, à son mari, au moment où les agents l’amenaient
– Au moins, dimanche, tu mangeras la soupe grasse !
Il parait que les prisonniers mangent la soupe grasse le dimanche, ce qui n’arrive pas tous les jours au photographe en question.
Autre anecdote intéressante :
M. Bonnaud avait appris par ses agents que, le soir de l’explosion, dans un bar de la rue de Lodi, quatre consommateurs attablés là, vers dix heures du soir, devisaient politique.
Le groupe se composait de deux cordonniers et d’un ébéniste, Italiens tous les trois.
Le quatrième était un Français.
A certain moment, l’un des cordonniers se livra à une virulente tirade contre les mesures prises, ces temps derniers, contre les grévistes ; sa fureur venait surtout de ce qu’on avait fait descendre dans la rue, pour les réduire, les soldats de la ligne et les cavaliers. Il ne pouvait, vraiment, accepter semblable menace de la force armée.
Puis, en manière de conclusion, le cordonnier ajouta « Heureusement que les anarchistes sont là qui veillent pour venger leurs frères de misère et je me ferais couper le cou si, avant que ne se soient écoulées vingt-quatre heures, quelque malheur n’arrivait pas à Marseille. »
A onze heures environ, les quatre hommes se séparèrent et trois quarts d’heure après l’explosion de la rue Armény se produisait.
D’après une opinion assez généralement répandue, l’attentat aurait eu lieu plus tôt, si la force armée n’avait pas été mise sur pied lors de la grève des tramways.
Marseille, 11 h. soir.
Les arrestations continuent les perquisitions ont fait découvrir un stock de brochures anarchistes dont les plus incendiaires sont l’œuvre d’Italiens.
Un Suédois, qui entretenait des relations avec des nihilistes russes est activement recherché.
Le voilier espagnol Ternerano, arrivé aujourd’hui, avait deux passagers qui se sont esquivés rapidement au moment du débarquement.
La police les recherche, car on a tout lieu de croire qu’ils sont compromis dans l’attentat de Barcelone.( une bombe lancée par un anarchiste lors du passage du maréchal Martinez Campos)
La surveillance redouble dans tous les ports et aux frontières.
Le préfet est toujours à Paris.
Le Gaulois 19 novembre 1893
*Au n° 11 se trouve un hôtel édifié sur des terrains vendus par les frères Armény en 1757. Ce bâtiment a été acheté par le négociant Dominique Audibert puis vendu à l’administration qui y installe le mess des officiers transféré ensuite au fort Saint-Nicolas.