Après la chute de Phnom Penh, à l’aube, dans le nord du pays, les prisonniers du centre M13 reçoivent l’ordre de creuser. Sous le ciel blanc, dans la sueur et la peine, ils préparent une fosse. Combien sont-ils ? Des dizaines ? On ne saura jamais. Ils sont exécutés. De ces charniers peut-être immenses, il ne reste rien. Pendant des années les Khmers rouges ont planté du manioc et des cocotiers qui ont mangé les corps et le souvenir.
Rithy Panh et Christophe Bataille, L’Élimination, p. 43.
C’est contre ce négationnisme qui semble bien inhérent à l’entreprise exterminatrice que Rithy Panh utilise le cinéma pour partir à la recherche des traces de ce qu’a pu être ce régime, ses discours, et sa réalité. Que ce soit dans l’entreprise de propagande du régime, dans la recherche de preuves historiques ou dans le « constat » qu’il en manquerait, sur lequel se fondent les élucubrations négationnistes, l’image se présente comme centrale.
Je crois en l’image, même si, bien sûr, elle est mise en scène, interprétée, retravaillée. Malgré la dictature, on peut filmer une image juste.
Rithy Panh et Christophe Bataille, L’Élimination, p. 102.
Tout en s’inscrivant dans cette démarche, L’image manquante est un film très particulier. C’est la première fois que Rithy Panh produit un récit autour de sa propre expérience du régime khmer rouge et, pour cela, il quitte la forme du documentaire pour fabriquer les traces manquantes de sa propre histoire en proposant une sorte de collage de toutes sortes d’images, qu’elles soient retrouvées ou, au sens propre, reconstruites puisque pour ce film il fabrique une grande partie des images et chacun des éléments qui les composent.
Et en faisant cela, il pose la question de savoir de ce dont on a besoin pour retracer l’histoire d’un événement comme l’extermination en quelques années d’un quart de la population d’un pays, du statut des traces qu’on retrouve, en particulier dans un contexte où la plupart des images qui restent sont des images de propagande, et alors qu’un déni organisé (pouvant aller jusqu’au négationnisme) se développe, de leur nature éventuelle de preuve. De quelles preuves a-t-on besoin pour considérer qu’une entreprise d’extermination a eu lieu ? Et au-delà, d’autres questions : est-ce que ce sont vraiment des images ou des preuves qui manquent ? Quelle vérité cherche-t-on ? De quoi a-t-on besoin pour que le temps ne soit pas une machine qui produit l’oubli, que ce soit à un niveau individuel ou collectif ? Qu’est-ce qui peut aider à se souvenir, à comprendre, à penser, et à son niveau sans doute surtout pour vivre avec, en en faisant quelque chose ? A partir de quoi retrouve-t-on ou élabore-t-on l’histoire, sa propre histoire comme celle de tous ? En quoi les traces de l’histoire de chacun disent-elles l’histoire de tous, en quoi peuvent-elles contribuer à faire histoire commune, en particulier quand il s’agit de l’histoire d’une extermination qui a forcément été, en tant que telle, un sort partagé ?
« Ici chacun disparaît », voix off de L’image manquante
La question centrale autour de laquelle tourne ce film n’est donc pas seulement celle des images ou de ce qu’elles pourraient ou pas montrer ou prouver, c’est aussi plus fondamentalement celle de la possibilité de représenter, voire plus simplement d’expliciter, ce que les termes « extermination » et encore plus sans doute « génocide » ne désignent qu’imparfaitement. La formule prononcée en voix off du film, « Ici chacun disparaît », est une proposition assez simple pour en rendre compte. Car s’il y a extermination, c’est bien qu’il se passe autre chose que l’assassinat d’un grand nombre de personnes. Il s’agit alors de l’entreprise concrète, dans un moment et un lieu, « ici », en l’occurence, de faire « disparaître », ce qui signifie, au-delà de la torture et de la mort, cette volonté de « réduire en poussière » comme le néologisme de l’Angkar le dit — donc de gérer la suppression de la vie mais aussi des traces qu’elle peut avoir laissé, de l’identité, du corps, du souvenir —, « chacun », donc potentiellement tout le monde. Le présent apporte cette durée concrète et actualisée : ça a bien été en train de se passer, et ce que chacun a pu vivre, c’est ce risque imminent de disparaître comme chacun de ceux dont il a pu constater la disparition. Au-delà des pinaillages sur les chiffres, toujours là pour finir par démontrer abjectement que le fait que l’extermination n’ait pas été à son terme est une raison suffisante pour en dénier l’existence, au-delà même du fait que l’extermination se présente toujours comme concernant certaines catégories de la population, il y a toujours centralement cette possibilité imminente, qui contribue à l’horreur vécue par chacun en plus de ce à quoi il assiste, d’être toujours susceptible de subir le sort des autres. Un par un, chacun, donc peut-être tout le monde, disparaît, après avoir vécu comme un fantôme en sursis. Les limites de ce processus ne sont principalement liées qu’aux contraintes techniques de la gestion de la disparition, des vivants qui vont mourir, des corps de ceux qui sont morts, et c’est aussi pour cela que les arguties négationnistes sont insupportables. Non pas qu’il y aurait un caractère sacré aux chiffres, non pas que le travail de l’historien ne réclame pas toujours des réexamens. Mais il y a une différence fondamentale entre affiner une connaissance en comprenant le processus qui a été en marche pour ce qu’il a pu être, et fonder un argumentaire sur les inévitables difficultés matérielles liés à l’organisation et la gestion d’une extermination de masse, pour en théoriser la négation. Ce que cette phrase constate reste irréductible et indéniable et ne dépend d’aucun chiffre.
« Le linguiste de la mort »
C’est donc aussi sur les mots que s’interroge ce film, et c’est un fil qui traverse l’ensemble du travail de Rithy Panh. En même temps qu’il cherche quels mots permettraient de dire ce qui manque aux images, il montre comment le régime de l’Angkar accorde une importance très particulière à la question du langage : forger un homme nouveau passe par le fait de forger un langage nouveau.
La terreur passe d’abord par le langage. Les Khmers Rouges ont commencé par assassiner les mots. A chaque mot était associé un rêve ou un cauchemar.
La parole filmée. Pour vaincre la terreur, Rithy Panh.
Comme ce qui est valorisé, c’est une sorte de retour aux sources mythifiée d’un passé khmer originel, c’est aussi dans ce passé que l’intervention linguistique des Khmers Rouges va puiser son inspiration. Les nouveaux mots qui remplacent les anciens participent de la mise au pas de la population, de la construction d’un imaginaire appauvri et reformaté compatible avec l’idéologie au pouvoir :
Je ne comprenais pas tous les termes utilisés, par les Khmers rouges, souvent inventés à partir de mots existants : ils mêlaient de façon troublante sonorités et significations. Tout semblait glisser. Se déplacer. Pourquoi utilisait-on santebal pour désigner la police, et non pas le traditionnel nokorbal ? Je découvris aussi le mot kamaphibal. Kamak peut se traduire par activité, action. Kamak signifie « ouvrier ». Et phibal « gardien ». Littéralement le kamaphibal était le « gardien du travail », le « gardien de l’action » : nous appelions ainsi les gardes khmers rouges, qui étaient nos maîtres, nos geôliers, et avaient sur nous pouvoir de vie et de mort.
Rithy Panh et Christophe Bataille, L’Élimination, p. 57-58
Ce langage nouveau change la signification des mots, en particulier de ceux du pouvoir et contribue à rendre possibles les modalités à travers lesquelles il s’exerce. C’est un langage qui impose déni ou transformation de la réalité, en particulier sur ce qui rend possible l’extermination, c’est à dire ce qui a trait à la mort.
KAMTECH qui signifie à l’origine « réduire à la poussière » ou « détruire » devient le terme utilisé pour « tuer ». Ici le sens est transformé et impose la normalité de l’entreprise exterminatrice.
Ailleurs, c’est le déni qui s’institue : KAI TCHOAL qui signifie « abandonner » devient le mot pour dire « exécuter ». Rithy Panh fait l’hypothèse que ces transformations autoritaires du langage, qui le rendent plus imagé, élaborées par le numéro 2 de l’Angkor qu’il surnomme « le linguiste de la mort » sont là pour aider ceux qui sont en charge de tuer à le faire.
Je ne comprenais pas que des adolescents puissent tuer, ce n’est pas un geste facile à faire. Mais les Khmers Rouges ont travaillé comme des linguistes, ils sont allé chercher l’origine du sens des mots (…). Les Khmers Rouges ont forgé un langage, une rhétorique qui a introduit une nouvelle sonorité dans la langue, très étrange, bien compréhensible (…) insuffler la haine, la haine obsédante, qui permet au paysan de commettre l’acte difficile de tuer.
La parole filmée. Pour vaincre la terreur, Rithy Panh.
Ce détournement du langage est aussi utilisé dans le cadre de la torture et des interrogatoires qui l’accompagnent : l’aveu imposé est une étape nécessaire, précédé de son récit mensonger obtenu sous la torture. Il est soigneusement consigné et surjustifie l’exécution en brouillant pour tous définitivement le rapport à la vérité :
La passion de l’aveu est redoutable. A vous faire douter de la vérité. Pire : à vous faire douter de l’importance de la vérité. Le soir où j’ai fait mon autocritique, après avoir raconté la mission Apollo, je n’ai pas pensé un instant à m’expliquer. J’ai dit ce qui devait être dit. Je me suis conformé aux désirs des Khmers rouges. J’ai parlé pour pouvoir retourner au silence. Etre invisible, c’est être vivant ; presque un individu. (…) A S21 Duch exige un aveu. Peu importe que cet aveu soit incohérent ou absurde. Celui qui raconte et bâtit cette histoire nouvelle est un traître. Il parle en traître. Il reconnaît ses crimes et ses mensonges. Il est condamné par le récit qui est exigé de lui.
Rithy Panh et Christophe Bataille, L’Élimination, p. 93-94
La propagande, qu’elle passe par les mots ou par les images, n’est pas seulement une vision faussée, positivée, de ce qui se passe qui vise à en imposer l’acceptation, elle joue aussi sur des mécanismes fondamentaux comme la possibilité même de la construction du sens et du rapport à la vérité.
Les images qui manquent et celles qui ne manquent pas
Pour retrouver le fil de cette vérité, Rithy Panh choisit de nous montrer des images qui ne manquent pas pour comprendre quelles images manquent ou plutôt pour dessiner le contour des images qui continueront de manquer. Il expérimente la possibilité par le cinéma, le travail, la recherche, la réflexion et l’intelligence, de faire avec, pour et contre ce manque, de constituer quelque chose qui ne remplace pas ou ne se substitue pas mais qui brode y compris avec les manques. Et c’est sans doutes toujours quelque chose comme ça, le travail de l’archive, quand il est actif, vivant et conséquent.
Les images de propagande ne manquent pas, elles sont même en trop pourrait-on dire puisqu’elles mentent et n’ont été là que pour montrer l’inverse de ce qui était en train de se passer. Des images construites, mises en scène, qui sont là pour persuader de la pertinence du régime, contraindre à l’adhésion et produire des preuves d’un présent optimiste. Le titre du film vient d’ailleurs d’autres images qui ont remplacé et occulté la réalité terrible à laquelle on voulait refuser l’accès : « L’image manquante », c’est d’abord le titre d’une chronique de Serge Daney dans le journal Libération, qui désigne ainsi les images inexistantes de Bagdad sous les bombes pendant la première guerre du golfe, occultées par les images de propagande vendant une guerre chirurgicale et quasi inoffensive. En nous montrant ces images de la propagande du régime, ces images en trop, Rithy Panh nous apprend aussi à les regarder.
Les images de propagande ont le mérite d’affirmer l’ambition du régime. A l’évidence, celui-ci veut montrer au monde de jeunes combattants, en pleine santé, souriants et enthousiastes. Film de propagande communiste classique, jusque dans les effets visuels. Mais il y a des images terribles : de petits garçons qui ploient sous la charge, de jeunes enfants décharnés… On devine que les travailleurs, au premier plan, sont en fait des cadres du régime : ils ont de vraies chaussures ; ils sont bien nourris, on le voit à leurs joues, à leurs mains, à leurs avant-bras ; enfin ils portent presque tous un stylo dans leur poche de chemise — comme Pol Pot (…) étonnantes médaille d’un régime qui s’enorgueillit de casser les lunettes et de fermer les écoles.
Rithy Panh et Christophe Bataille, L’Élimination, p. 21
Il nous montre comment un regard du détail peut les faire se trahir elles-mêmes, comment on peut voir, derrière la façade lissée d’une foule enthousiaste au travail la fatigue, le désespoir, le refus même : la réception reprend le pouvoir sur le sens.
Les images du passé d’avant l’Angkar existent. Elles portent la trace d’un souvenir collectif auquel le cinéma peut redonner une sorte de vie. C’est l’image d’une danseuse, de ces plaisirs futiles et urbains que le régime va balayer en vidant la capitale en quelques heures et en donnant à tous la tâche d’édifier le socialisme.
Les images du souvenir intime, même si elles n’ont pas de matérialité, ne manquent pas non plus.
Cet homme assis par terre est trop faible, il ne mange pas, ne se déplace plus. Son image est en moi depuis des années. Je tends la main vers lui.
Voix off de L’image manquante.
Mais les partager demande une reconstruction qui va en l’occurrence se faire grâce au dispositif qui fait la particularité de ce film : des figurines en terre peinte, des maquettes reconstituées à partir de cette matière intime du souvenir qui ne seront animées que par les mouvements de caméra. Elles ne font pas preuve pour qui fait le choix de ne pas vouloir comprendre ce qui a pu se passer, mais elles témoignent avec une espèce de pudeur de ce qui a été vécu, donnent un accès à la vérité de cette extermination et de ce régime.
L’image comme preuve ?
Comme celle des nazis, l’extermination des Khmers Rouges comporte la tentative de faire disparaître les traces de son existence, tentative que le négationnisme ne fait fondamentalement que poursuivre. Pour l’histoire du Cambodge, le refus de prendre en compte la réalité de l’extermination, ou la volonté tenace de la minimiser assumés par certains anti-impérialistes la plupart maoïstes (Rithy Panh cite par exemple Alain Badiou) se sont appuyés sur la critique de la propagande américaine : la critique de la propagande de la guerre froide se fait complotiste et passe d’une critique du discours à une négation des faits que ce discours utilise et met en scène, lié à une défense militante du régime de l’Angkar. Ce passage d’une critique du discours à une négation des faits s’opère à partir du moment où intervient comme cruciale la question des preuves qui, au-delà même du fait que les régimes mis en cause se sont efforcés de les faire disparaître, sont toujours soumises au soupçon et considérées comme insuffisantes.
« Jacques Vergès affirme sans ciller qu’il n’y a pas eu au Kampuchea démocratique de crime « voulu » ; pas de génocide ; pas de famine organisée ; et, de surcroît, pas autant de morts qu’on le prétend. Etait-il présent dans le pays à l’époque ? A-t-il eu accès à des informations particulières par son ami de jeunesse Khieu Samphan, aujourd’hui en procès à Phnom Penh, et dont il est l’avocat ? Alors vraiment, « on n’a qu’à regarder les charniers qu’on a trouvés, on ne trouve pas le nombre de morts qu’on dit » ? Fixer une image ne permet pas d’écrire l’histoire. »
Rithy Panh et Christophe Bataille, L’Élimination, p. 118
Au-delà du refus de ce soupçon qu’aucune « preuve » ne peut venir faire taire, Rithy Panh pose la question de savoir ce qu’on cherche dans les images : les « fixer » pour y chercher des preuves serait l’inverse d’y voir la trace de ce qui s’est passé, « regarder les charniers » n’amène pas forcément à une compréhension de l’histoire ; tout dépend sans doute de comment et pourquoi on les « regarde » et les images qui suffiraient à prouver manqueront toujours. Il est d’ailleurs notable de constater que certains de ceux qui ont suivi cette logique ont été ensuite fortement impliqué dans le développement du négationnisme à propos de l’extermination nazie comme Serge Thion ou l’ont accompagné avec bienveillance comme Noam Chomsky. Au-delà de la défense idéologique d’un camp contre un autre, la logique négationniste possède sa dynamique propre qui n’est pas réductible à une forme d’aveuglement idéologique.
Car quelle image « vraie » pourrait bien faire la preuve d’une entreprise d’extermination ? Que dit une image de mort, une image de torture ? A quoi sert de se contenter de la regarder ou de la montrer ? Que prouvent des registres remplis de noms et de photos ? Face à toute entreprise négationniste, comme face à tout conspirationnisme, la recherche, sans doute néanmoins nécessaire des preuves reste vaine, puisque la question est toujours de savoir ce qu’on leur fait dire, avec quelle intelligence on les regarde, dans quelle mesure on est prêt à considérer la vérité de l’histoire que les documents contiennent.
« Manque-t-on vraiment de preuves ? Non. Il y a des dizaines de photographies prises par des « camarades » de S21. (…) Un tel document doit être analysé, décortiqué, regardé dans son contexte. Ce n’est pas une preuve en soi. C’est l’histoire qu’il contient qui est une preuve, mais cette histoire ne se donne pas. Elle se cherche. Dans La politique de la mémoire, Raul Hilberg écrit : « Je voyais que c’était, avant tout, un objet, dont la qualité de trace tangible était immédiatement reconnaissable : l’original qu’un bureaucrate avait eu un jour en main et signé ou paraphé. Plus encore, les mots figurant sur le papier constituaient, en l’occurrence, une action en soi : l’accompagnement d’une fonction. S’il s’agissait d’une directive, cet original signifiait la totalité de l’action de l’initiateur. »
Rithy Panh et Christophe Bataille, L’Élimination, p. 236
Là encore tout le pouvoir de faire dire ou de faire taire, de produire mémoire ou oubli, l’histoire ou sa négation, réside dans la perspective dans laquelle elle est reçue. On peut trouver dans cette manière de faire une réflexion sur ce qu’il faut toujours faire de l’archive ou du souvenir pour leur donner sens et les partager, il y a toujours à reconstruire si ce qu’on cherche ce n’est pas une trace morte mais un fil pour retrouver ce qui a été vivant.
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- L’image, la mémoire et l’oubli
- autour de la projection de L’image manquante de Rithy Panh à la Discordia le 24 janvier 2017
- source: non- fides..fr