Archives mensuelles : février 2018

à NDDL et ailleurs, pour une vie agricole autonome?

texte qui circule ici

https://zad.nadir.org

note: en attendant d’autres infos  des compagnons …

 

  • dimanche 11 février

    Syrie

    Retour en images sur la mobilisation à Paris samedi, contre le gouvernement turque et les pratiques meurtrières d’Erdogan, notamment sur Afrin, commune de Syrie du Nord. Pour plus d’infos sur ce qu’il se passe à Afrin, ça se passe (entre autres) par ici.

    ZAD

    En attendant les photos, on se fait un petit tour de la presse :

    - Pour des récits de la journée de rassemblement, on a une dépêche AFP reprise par tous les merdias mainstream, qui n’a rien trouvé de plus original que de nous ressortir la même soupe insipide sur la soit-disant « minorité radicale ». Minorité certes (le off était organisé par des gens vivant plutôt à l’Est de la zad), radicale, pas plus que nous tou.tes ! N’en déplaise aux semeurs de division…

    - Mais il y en a quand même qui ont pris la peine de se bouger ! Récit de la journée et de l’ambiance, et questionnements pour l’avenir dans le monde.

    - un article qu’on imagine chouette, de médiapart, par ici (malheureusement pas en accès libre)

    - Dans libé on lit comment cette lutte s’est inspirée de mille et unes autres, et pourquoi ça en fait une lutte unique

    Et ici et encore quelques articles (dont ici des photos et ici de la radio) pour finir ce premier dimanche de la zad pas DUP 😉 (avec une mention spéciale ’franche marade’ en lisant le dauphiné libéré, ça arrive pas si souvent…)

  • ZAD

    Merci à toutes et tous de vous êtes déplacé.es jusqu’ici pour fêter la fin du projet d’aéroport, et l’enracinement de la zad ! Malgré le froid, la boue, et même un peu de pluie le soir, des dizaines de milliers de personnes ont arpenté la zad et sont venues échanger avec nous sur la lutte pour l’avenir de la zone. Des intercomités sont d’ailleurs en cours à la wardine, pour continuer d’y réfléchir ensemble.

    Pour rigoler un peu sur les décomptes, les organisateurices annoncent 30 000 à 40 000 personnes, la préfecture…. 8000 !

    Bientôt des photos !

Grèce : Fin de l’assignation à résidence de Grigoris Tsironis, accusé de braquages

non fides

La cour d’appel d’Athènes a aujourd’hui accepté de mettre un terme à l’assignation à résidence de Grigoris Tsironis, elle est remplacée par une interdiction de quitter le pays, il lui est également interdit de quitter le sud de l’Attique [région d’Athènes], de quitter sa résidence permanente la nuit et doit pointer chez les flics tous les cinq jours.

 

Grigoris avait été libéré après que les 18 mois maximum de détention préventive avaient été atteint, le 7 décembre 2017. Dans un nouvel éclat d’arbitraire, ils l’ont assigné à résidence, une nouvelle mesure en Grèce.

Malgré le fait que les conditions de sortie soient très strictes, la décision de lever l’assignation à résidence est une première victoire pour lui ainsi que pour le mouvement de solidarité.

Cela met un bâton dans les roues des méthodes du complexe policier-judiciaire
rassemblant tous les éléments d’ un état d’urgence face au compagnon et plus généralement dans l’affaire des braqueurs de Distomo : ADN, loi anti-terroriste, répression des relations personnelles et familiales, vengeance de la police et de l’autorité judiciaire.

La lutte se poursuivra jusqu’à l’ acquittement total de Grigoris. Jusqu’à l’effondrement de l’acte d’ accusation contre ceux accusés dans l’affaire. Jusqu’à l’abolition de l’ autorité judiciaire et de toutes les autorités. Jusqu’à la destruction de toutes les prisons.

Assemblée contre la nouvelle campagne anti-terroriste : « braqueurs de Distomo ».

[Traduit d’Indy Athenes.]

Pour rappel :

 

Italie : Arrestation pour les événements du nouvel an à la prison de la Vallette

Notre dame des landes: 10/2/ 18 La fête et après …sans gueule de bois

http://www.lemonde.fr

Fête à Notre-Dame-des-Landes : des milliers de personnes venues « voir ce qui se passera après »

Riff de guitares, violoncelle et contrebasse en folie sur un rythme endiablé de percussions et de marimbas (un xylophone africain), les sons de l’Orchestre tout puissant Marcel Duchamp ont, ce samedi 10 février au soir, vite fait tanguer les centaines de personnes massées devant la scène installée sous la magnifique charpente de la grange de Bellevue.Sous une bruine persistante et pénétrante, et dans la boue générale – il s’agit bien ici d’une zone humide –, le groupe de musique survitaminé, avec la diversité de ses instruments africains, à corde, ou encore électriques, ses trombones… symbolisait bien la multiplicité des composantes de la lutte contre le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique)

Ce samedi 10 févrer, la ZAD (la « zone à défendre ») avait donné rendez-vous à ses soutiens venus de toute la France, et même d’Espagne, d’Italie, d’Allemagne ou encore de Belgique… pour fêter leur victoire avec l’abandon du projet d’aéroport, annoncé par le gouvernement le 17 janvier.

Triton gigantesque, fanfares, chorales, et maquette géante d’avion en bois brûlée – « le projet part en fumée » – dans la plus pure tradition carnavalesque, tout avait été prévu pour réussir l’événement. Pizzas bios, plats vegan, soupe poireaux-pommes de terre, pains d’épices, cidre, bière ou vin chaud, réchauffaient les participants. Et la nuit promettait d’être longue pour les manifestants, animée par des concerts, fest-noz ou techno, les plus fatigués tentant de retrouver leur véhicule dans l’obscurité.

De très nombreux jeunes

Dès le matin, ils étaient des milliers – de 30 000 à 40 000 personnes selon les organisateurs, 8 500 selon la préfecture – à parcourir les kilomètres reliant Saint-Jean-du-Tertre et le Gourbi, deux lieux-dits, à la ferme de Bellevue, au cœur de la ZAD.

Au-delà de ce classique écart de comptabilité, une chose est certaine, ce rendez-vous militant a drainé une foule considérable, digne des plus grands rassemblements que la ZAD a connus. En témoignaient les centaines de voitures parquées sur des kilomètres de routes et de chemins traversant le bocage, rappelant les plus grandes manifestations de soutien aux occupants de Notre-Dame-des-Landes. Le nombre de cars, venus de toute la France, était même supérieur à celui du 8 octobre 2016, lors d’une manifestation pour laquelle les organisateurs avaient annoncé plus de 40 000 personnes et la police 12 500.

Mais, plus que le nombre, un des faits marquants de cette journée fut sans doute le nombre de manifestants venant pour la première fois ici et la présence massive de jeunes. Cherchant à se réchauffer près d’un brasero, un verre de vin chaud à la main, Melody Perdrizet et Elena Lombart, deux jeunes filles venues de Paimpol, dans les Côtes-d’Armor, témoignent de leur découverte de la ZAD. « J’en entendais parler depuis longtemps et je voulais voir comment cela se passait concrètement, comprendre comment ils avaient pu gagner », explique la première, professeure de piano. « Et voir ce qui va se passer après », ajoute son amie, éducatrice à l’environnement et militante de Bretagne vivante.

Drapeau basque brandi haut, Thierry Michel et Nadège Martin ont fait, eux, le déplacement depuis Ixtassou, près d’Espelette (Pyrénées-Atlantiques). Cet artisan de 46 ans et cette propriétaire d’une chambre d’hôte de 38 ans sont engagés dans la lutte contre un projet de mine d’or – près de 13 000 hectares sur onze communes – dans le collectif Stop mines EH. « C’est la première fois que nous venons ici, mais nous suivons ce combat avec intérêt depuis longtemps. Ici nous comprenons l’importance de pouvoir unir des gens très différents avec un même objectif », raconte Thierry Michel.

« De nouveaux enjeux et combats »

Depuis près de dix ans, et l’intensification de la lutte contre l’aéroport, notamment avec l’occupation de la ZAD en 2009, Notre-Dame-des-Landes est devenu la référence de tous les opposants à de grands projets d’infrastructure jugés inutiles et imposés.

« La fin de cette lutte d’un demi-siècle contre l’aéroport laisse place à de nouveaux enjeux et combats, ici et ailleurs », devait déclarer le mouvement contre l’aéroport (Acipa, Adeca, Copain44, Naturalistes en lutte, habitant.e.s et occupant.e.s de la ZAD, Coordination des organisations opposantes), lors de prises de parole tout au long de la journée.

Et nombreux sont les représentants de ces combats qui ont pu témoigner : le projet de tunnel transalpin Lyon-Turin (présence d’opposants français et italiens), le Center Parcs de Roybon (Isère), la centrale à gaz de Landivisiau (Finistère), la Ferme des 1 000 vaches dans la Somme, le parc d’attraction de Guipry-Messac (Ille-et-Vilaine), la ligne à très haute tension de la Haute-Durance, le centre de loisirs et d’affaires d’Europacity et le pôle scientifique du plateau de Saclay, en région parisienne, les bassines niortaises (Deux-Sèvres)… sans oublier le projet d’enfouissement de déchets nucléaires à Bure (Meuse). « Pour toutes ces luttes sœurs, nous sommes là, nous serons là ! », leur ont assuré les militants de Notre-Dame-des-Landes.

Quelques élus et responsables politiques avaient aussi fait le déplacement pour participer à la fête, tels José Bové, Yannick Jadot, Noël Mamère… « On ne va pas gâcher son plaisir, mais ne soyons pas dupe, le discours environnemental du gouvernement est celui d’un bonimenteur. On l’a encore vu à l’assemblée nationale avec ses propositions récentes de dérogations sur les réglementations environnementales, expliquait Loïc Prud’homme, le député (La France insoumise) de Gironde.

Contre le « capitalisme vert »

La fête donc pour célébrer une victoire historique dont peu de luttes sociales ou environnementales peuvent s’enorgueillir ces dernières années. Mais au-delà de l’immense satisfaction visible sur les visages, ce rassemblement baptisé « Enracinons l’avenir » se voulait tourné vers le futur des terres agricoles et de la ZAD, menacé par l’arrivée du printemps, échéance fixée par Edouard Philippe, le premier ministre, à laquelle les occupants illégaux devront être partis « d’eux-mêmes ».

Le chef du gouvernement avait aussi exigé le nettoyage de la route départementale 281, entravée par de nombreuses chicanes. Ce fut chose faite par les agriculteurs et une partie des zadistes. Non sans mal, une partie des occupants refusant de libérer la route ainsi que l’exigeait l’Etat. Des divergences sont d’ailleurs apparues lors de certaines prises de parole, tout comme dans l’organisation d’une « contre fête » samedi soir dans un autre lieu de la ZAD, par la fraction la plus hostile à tout dialogue avec le gouvernement.

« Aujourd’hui, le mouvement a dégagé collectivement la D281 pour rendre à ses usager.es/voisin.es la possibilité d’une utilisation partagée. (…) Les divers chantiers nécessaires à la remise en état de la route sont en cours. Ils vont durer encore plusieurs semaines », déclarait d’un commun accord le mouvement contre l’aéroport. Quand une partie des zadistes préférait rappeler l’apport dans cette lutte de ceux qui « portent l’autogestion, l’action directe, des modes de vie et des pratiques radicales ». Evoquant aussi bien les « conflits » que les « complicités » entre les composantes de la ZAD, la dizaine de personnes, masquées, qui ont pris la parole, ont martelé leur volonté de combattre « le système capitaliste, sa croissance, ses polices, ses frontières, ses armées, ses bulldozers… »

Et si la victoire est réelle contre le projet d’aéroport, cela ne suffit pas, disent-elles. « Maintenant que notre ennemi le plus clair et le plus commun a disparu, le capitalisme vert rêverait bien d’une zone éco-bio participative, d’une intégration tranquille mais en règle (…). C’est pour éviter cela que nous resterons en lutte. » Le débat est loin d’être terminé dans la ZAD.

De prisonnier à détenu

  69 375 prisonniers, 100 000 détenus 

 

Voilà le compte : 69 375, un chiffre qui augmente, encore. C’est le nombre officiel de personnes enfermées dans les prisons françaises. On ne saurait jamais assez écrire sur ces 69 376 personnes privées de liberté – et c’est bien peu dire – et dénoncer les conditions dans lesquelles elles sont emprisonnées. Mais, comme souvent, c’est un chiffre qui, aussi frappant soit-il, cache un système plus large et complexe. Car s’il y a 69 375 prisonniers, combien y a-t-il de détenus ? Qu’est-ce qu’un détenu ? Détenir, c’est bien plus qu’arrêter et enfermer ; c’est, si on s’appuie sur l’étymologie latine, non seulement empêcher, mais aussi détourner et surtout tenir éloigné. N’y a-t-il donc que 69 375 détenus en France ? Ces questions sont celles qui peuvent guider une réflexion non pas seulement sur la prison, mais sur les enfermements, tels qu’ils ont commencé à être décortiqués savamment par Foucault : les prisons, les hôpitaux, les couvents, les usines, les écoles. Ces études sur les lieux d’enfermement révèlent plusieurs choses : d’abord, l’évolution du système carcéral et des sociétés punitives et disciplinaires. Mais surtout – en tout cas, c’est ce sur quoi on peut réfléchir ici – le traitement des corps et vies qui accompagne cette évolution. En somme, Surveiller et punir permet de penser plus largement la question des détenus.

Si on pense le détenu comme celui qui est tenu éloigné, le problème essentiel auquel on est confronté en ce moment – et en fait depuis près d’un siècle maintenant – est la pensée des lieux où il ne s’agit pas tant d’enfermer mais de mettre au ban. En cela, l’une des questions majeures de notre temps est celle du camp. Cette question se pose radicalement dans la tragédie de la Seconde Guerre mondiale et l’ignominie inqualifiable du racisme nazi1 ; mais elle ne s’arrête pas avec la fermeture de ces camps de travail ou d’extermination. On est en effet aujourd’hui nous-mêmes confrontés à la résurgence du lieu du camp, sous une autre forme2 : celui réservé aux réfugiés. C’est en tout cas ce que cherche à penser le philosophe italien contemporain Giorgio Agamben, dans toute son œuvre et précisément dans les ouvrages qui constituent Homo Sacer. Avec Agamben, le problème de l’enfermement se déplace en quelque sorte du problème du prisonnier vers celui du détenu, ou, selon ses termes, de « l’exclu ». L’exclu, pour Agamben, se trouve dans une situation paradoxale : il est à la fois exclu par le droit, mis au ban de la société, enfermé, placé en détention, requis à un lieu qui lui a été assigné ; mais par-là même, par cette action du droit ou de la politique sur sa situation, il se trouve inclus dans le système qui s’attache à le redéfinir. S’il étudie cette forme à partir de la figure primitive du droit romain de l’homo sacer3, homme sacré, cette figure de l’exclusion-inclusion constitue une structure qui éclaire l’analyse plus générale de ceux qui sont mis au ban de la société. On peut donc placer la question du détenu au cœur du problème de l’enfermement, et pour être plus précis, c’est aujourd’hui le réfugié qui représente le plus clairement cette détention.

On peut, pour mieux comprendre l’importance de la réflexion sur le camp, lire Agamben lui-même, dans Moyens sans fin :

« Au lieu de déduire la définition du camp à partir des événements qui s’y sont déroulés, nous nous demanderons plutôt : qu’est-ce qu’un camp, quelle est sa structure juridico-politique pour que de tels événements aient pu s’y produire ? Cela nous conduira à considérer le camp non comme un fait historique et une anomalie appartenant au passé (même si, éventuellement, toujours vérifiable), mais, en quelque sorte, comme la matrice secrète, le nomos de l’espace politique dans lequel nous vivons encore ».

La première idée est donc de considérer le camp comme structure juridico-politique. C’est penser plus qu’un lieu : un système, un ensemble qui est non seulement spatio-temporel, mais où se lient des questions et des enjeux politiques et juridiques. Sans entrer dans l’analyse complexe élaborée par l’auteur, on peut aller tout de suite à l’idée de matrice secrète, d’espace politique, qui semble-t-il, détermine toujours notre époque. Pour le comprendre, Agamben se réfère notamment dans ses ouvrages à l’exemple des lieux de détention caractéristiques des démocraties contemporaines, avec comme modèle, Guantánamo : ce qui importe, plus que l’enfermement des ennemis de l’État, c’est la façon dont on les dénude juridiquement. On les prive de toute identité personnelle, mais aussi juridique, et par la création de cet espace de non-droit, on peut justement faire de ces détenus des hommes sacrés sur lesquels peut s’appliquer la cruauté que l’on sait. Pour Foucault, les prisons produisaient les délinquants ; on peut en un sens dire avec Agamben que les lieux comme Guantánamo produisent des détenus, des corps privés de tout droit, des bannis. Dans le camp, par analogie, on peut peut-être voir la production d’autres hommes bannis. En ce sens, le traitement des détenus de Guantánamo est analogue à celui des détenus des camps de travail : on les prive de leur identité, de leur droit, de leur dignité, à la différence majeure qu’eux ne sont coupables qu’au regard d’un droit raciste et totalitaire.

Dans le camp de réfugiés, on doit, de fait, considérer la situation d’individus juridiquement extra-ordinaires. Le réfugié, c’est cet individu qui quitte son foyer, son pays, et donc la situation juridique qui était la sienne avant l’émigration. Le réfugié est donc en un sens « hors du droit » : il est en attente d’une reconnaissance de son statut, en attente d’une redéfinition de son droit. En un autre sens, il est complètement soumis à ce droit qu’il attend, et surtout qui le détient. Le camp de réfugié est donc un lieu de détention dans le sens où l’on y place des individus à caractériser, à définir juridiquement. En attente d’un autre voyage ou de la possibilité de rester, le réfugié est mis au ban de la société dans laquelle il cherche à se réfugier : il y est retenu tout en en étant éloigné. Ayant pensé cela, on se retrouve face à une autre question : à quoi sert le camp4 ? Car si on a ici, vu l’aspect juridique de la question, il faut aussi voir son revers : l’aspect politique. Ce dernier s’est manifesté récemment à travers la question de la déchéance de la nationalité : produire des hommes exclus du droit pour créer des zones de non droit. Ce qui semble se manifester dans la question de l’exclusion, du réfugié, et plus généralement du détenu, c’est la nécessité pour l’État d’établir ces espaces totalitaires où s’exerce un pouvoir absolu sur les corps. Cette possibilité d’un exercice sans limite du pouvoir dans des lieux définis par le droit même, doit être pensée et réfléchie plus attentivement, plus rigoureusement, tant elle constitue un risque et un enjeu dans nos sociétés « démocratiques ». Le camp est donc bien l’objet d’une réflexion et d’une critique nécessaires non pas seulement parce qu’il représente tout ce contre quoi les libertaires luttent, mais parce qu’il porte des enjeux politiques majeurs. Il est potentiellement le lieu d’une production d’individus mis à nus et exposés à la violence de l’État. Le problème des réfugiés, celui des détenus, met en question tout un système qui est celui contre lequel nous nous battons : c’est en cela que nous nous devons de le prendre en charge.

 

Quentin, Groupe Botul de la Fédération anarchiste, Paris   .https://blogs.mediapart.fr

1 On peut aussi évoquer le Goulag, la différence étant qu’à la fin de la guerre et avec la chute du régime nazi, ses camps ont été ouverts et découverts. L’ouverture des camps russes est plus tardive. Encore une fois, on pourrait établir d’autres différences, mais il s’agit ici de dégager une structure analogique. Par ailleurs, il convient de rappeler que le lieu du camp a été inventé avant le nazisme, ailleurs que dans le Reich.

2 Une des questions est d’ailleurs de savoir si ces camps sont si différents, au moins dans leur forme. Sur cette question, voir Ce qu’il reste d’Auschwitz de Giorgio Agamben.

3 Dans le droit primitif romain, l’homo sacer était un individu homicide, reconnu tel par le droit et la justice, et qui par-là était mis au ban de la société. Ainsi, il était privé de tout droit : s’il ne pouvait plus être sacrifié, il pouvait être tué par n’importe qui, sans que son assassin soit pour autant jugé pour meurtre. L’homo sacer est confronté en chaque instant à la mort. En cela, il est à la fois inclus (car son statut est juridique, il est le fruit de l’application du droit) et exclus, car mis au ban de la société et privé de tout droit. Pour être plus précis et juste, se référer au premier ouvrage d’Homo Sacer : le pouvoir souverain et la vie nue.

4 C’était la question adressée par Foucault au système carcéral : considérer sa positivité et demander à quoi il sert et en quoi il marche. La prison produit le délinquant.

 

Kurdistan syrien : le silence tue !

http://www.lyoncapitale.fr/

Manifestation pro Kurde ()

« Depuis plus de trois semaines maintenant , le dictateur turc Erdogan a lancé son aviation ses troupes alliés pour l’occasion aux djihadistes de Daesh et d’autres organisations   ( al-Nostra  , Ahrar el – Cham), contre la population d’Afrin, où vivent des kurdes mais aussi des arabes, des assyriens et de très nombreux  réfugiés fuyant la guerre en Syrie

La sauvagerie d’Erdogan et ses djihadistes ne connaît pas de bornes.A tel point que l’accusation de crimes de guerre commence à se faire entendre. Les premières victimes de l’agression islamo -fasciste sont les civils qui meurent tous les jours sous les bombes des avions F16 d’Erdogan ( plus d’une centaine de morts désormais et plusieurs centaines de blessés). Des images insoutenables envahissent internet

ça ne peut plus durer!

Combien d’images de fous furieux turco-djihadistes en train de torturer, d’exécuter de décapiter, de démembrer, combien d’appels explicites au massacre et au nettoyage ethnique faudra t’il  à la communauté internationale pour intervenir?Afrin est aujourd’hui une ville martyre qui continue néanmoins à résister avec héroïsme

Nous sommes aux côtés d’Afrin!

et nous devons être de plus en plus nombreux!

* A exiger  la fin  de cette agression criminelle turco -djihadiste et de la barbarie en cours

* A demander au gouvernement français et à l’union européenne de réagir fermement en prenant enfin les sanctions qui s’imposent!

*en proclamant  haut et fort , plus que jamais, notre solidarité  avec le peuple kurde pour son droit de vivre libre et en paix! »

tract distribué  lors de la manifestation du 10 février 2018 de la place Bellecour  en passant par la rue de la rue de République à la mairie de Lyon

enco_merci

Les Versaillais du Larzac ( mise à jour)

le mercredi  7 février 2018

coup de gueule de josé Bové contre les zadistes« Le point », 1/2″ ils ont  se faire virer à coups de pompes dans le cul par les agriculteurs.C »est pourquoi ils négocient avec eux.Les zadistes n’ont rien à voir avec la cause agricole;ils nous font chier.iIs cherchent juste à se faire virer par les gendarmes pour passer  pour des victimes. » commentaire du Canard enchaîné N°5076: « voilà qui a le mérite de la clarté »

http://www.monde-solidaire.org/spip/spip.php?article6038#forum39068

jeudi 1er août 2013

Le 18 juillet, le Larzac recevait le ministre de l’Agriculture venu signer la prolongation
du bail de la Société civile des terres du Larzac (SCTL).
Des militants solidaires de la lutte des paysans de Notre-Dame-des-Landes,
venus de Millau, de Saint-Affrique, de Rodez… et du Larzac,
se sont invités pour interpeller le ministre sur cette question,
au grand dam de paysans du Larzac devenus soudain schizophrènes.

En 1985, quatre ans après l’abandon du projet d’extension du camp militaire, l’État rétrocédait aux paysans du Larzac les terres qu’il avait acquises dans cette perspective, par la création d’un office foncier, la SCTL, unique en France : l’État reste propriétaire des terres, mais celles-ci sont gérées directement et collectivement par les paysans. Les avantages sont nombreux : pas de propriété privée, donc ni spéculation foncière ni accaparement de terres à des fins non agricoles ; installation de jeunes paysans qui n’ont plus à s’endetter à vie auprès des banques et peuvent, avec l’assurance de baux de carrière jusqu’à leur retraite, se concentrer sans crainte sur leur activité et ainsi innover dans une agriculture paysanne respectueuse de la qualité et de l’environnement ; fermes toutes exploitées, et non utilisées comme des résidences secondaires, etc. Par ce système, le Larzac est aujourd’hui un « pays » peuplé, vivant, actif, novateur, où la population agricole a augmenté de 20 % en trente ans, à l’inverse de ce qui se passe partout ailleurs en France.
Qu’un ministre de l’Agriculture vienne sur le Larzac pour prolonger ce bail, et exprimer ainsi, trente ans après, la reconnaissance de l’État pour le travail effectué… très bien. Même si sur le Larzac, nous sommes quelques-uns à nous être interrogés sur ce qui pouvait aussi avoir, en marge, une signification politique : un ministre (Stéphane Le Foll) accueilli par un député européen (José Bové, cogérant de la SCTL), tous deux anciens collègues dans la commission « agriculture » du Parlement européen. De l’extérieur, ne pouvait-on pas aussi voir-là une opération de communication et de double tentative de récupération politique faite sur le dos de tous les habitants du Larzac, donc aussi le nôtre : d’un côté, un gouvernement adoucissant son image d’inflexibilité à Notre-Dame-des-Landes en « soignant » le Larzac ; de l’autre, un député européen en fin de mandat « soignant » son avenir politique en se montrant proche du pouvoir en place ? Peut-être pas. Mais pour dissiper le doute, nous aurions préféré que ce nouveau bail soit signé ailleurs que sur le Larzac. Il existe une préfecture à Rodez, et une sous-préfecture à Millau… Mais personne ne nous a demandé notre avis. Admettons…
Par contre, ce qui nous a paru certain, c’est le message déplorable que le Larzac allait envoyer aux militants de Notre-Dame-des-Landes qui, eux aussi, comme les Larzaciens l’ont fait en leur temps, se battent pour la préservation de leurs terres contre un projet inutile : fin novembre, les Larzaciens affrétaient un bus pour venir les soutenir en nombre ; huit mois plus tard, les mêmes dérouleraient le tapis rouge au ministre d’un gouvernement qui leur a envoyé des régiments entiers de gardes mobiles, déclenchant une véritable guerre dans le bocage nantais. Pour nous, la moindre des choses était, après avoir pris acte de la venue du ministre, d’en profiter pour l’interpeller sur cet point. Simple question de cohérence. Mais là, nos « camarades » et voisins de la SCTL et de la Confédération Paysanne nous ont répondu : « Halte-là, pas de vagues, ne mélangeons pas tout. »
Nous sommes quelques-uns à vivre sur le Larzac depuis de nombreuses années, mais sans être ni paysan (donc non adhérent à la Conf), ni « preneur » à la SCTL. Malgré le fait de nous être bien intégrés et d’avoir démontré à plusieurs reprises que nous pouvions être aussi militants que les « anciens » du Larzac, aucune place ne nous est faite, là où nous vivons et militons, quant à l’expression politique. Politiquement parlant, si nous ne nous plaçons pas en rangs serrés derrière le discours larzacien, c’est-à-dire « bovéen », dominant, nous n’existons pas. C’est ainsi que, par exemple, j’ai personnellement appris la venue du ministre non pas de la bouche de mes « camarades » et voisins… mais dans la presse locale ! Ce que nous avons donc fait le 18 juillet, ce fut tout simplement de nous créer une tribune qui nous est refusée par nos propres « camarades ». Des « camarades » qui savent pourtant où nous trouver lorsqu’il s’agit de démonter un MacDo, de grossir les rangs des Faucheurs d’OGM, de participer à des actions de soutien lorsque José Bové est embastillé, d’organiser le « Larzac 2003 », etc. Des « camarades » qui affirment pourtant partout que de la lutte du Larzac, « il en est resté une ouverture d’esprit et une vraie qualité d’écoute de l’autre. » (voir le film « Tous au Larzac » de Christian Rouauld). Nous les avons donc pris au mot. Dans les jours précédant la visite du ministre, certains d’entre nous ont fait du porte-à-porte pour aller rencontrer des gérants de la SCTL et des adhérents de la Conf. Ce qu’ils ont reçu en retour de la part de certains (José Bové en tête), fut des insultes et des menaces.
Mais le pire allait survenir le 18 juillet. Après avoir bien pris soin de ne pas entraver l’arrivée du représentant de l’État (nous sommes tous très heureux de la prolongation du bail de la SCTL !), nous comptons bloquer son départ pour l’obliger (?) à venir discuter avec nous. Pour cela, il nous faut prendre position sur la seule route praticable, et donc pousser un peu les gendarmes qui veulent nous en empêcher. Et là, énorme surprise ! Les gendarmes ne sont pas seuls. Ils peuvent compter sur le renfort et l’activité énergique de deux de nos « camarades ». Le journaliste du Midi Libre, présent, en est lui-même choqué. Le lendemain, il écrira : « Qui l’eût cru ? Qui aurait imaginé voir un jour Pierre Burguière et Léon Maillé [intervenants dans « Tous au Larzac »], figures emblématiques de la lutte du Larzac, pousser aux côtés des gendarmes, face à des manifestants opposés au bétonnage de terres agricoles ? C’est pourtant cette scène inattendue qui s’est déroulée, le 18 juillet, en parallèle à la visite du ministre de Agriculture Stéphane Le Foll. » Et encore, il n’a pas tout vu. Il n’a pas vu Léon, pourtant militant non-violent convaincu (?), saisir violemment à la gorge une de ses voisines et camarade de lutte des années 70, geste qu’aucun gendarme ne s’est permis à notre égard, juste parce qu’elle n’était pas de son avis. Il ne l’a pas vu ouvrir, à la place des gendarmes, la clôture pour permettre aux notables encravatés de fuir en contournant notre barrage. Spectacle pitoyable, au sens propre du terme, d’anciens paysans qui, après s’être levés en 1971 contre l’arrogance des puissants qui voulaient les spolier, sont redevenus des paysans serviles prêt à tout, sans même qu’on leur en donne l’ordre, pour que personne ne vienne déranger « not’ bon maître ». Chassez le naturel, et il revient au galop.
En 1973, lors du premier grand rassemblement sur le Larzac, Bernard Lambert, fondateur des Paysans Travailleurs (qui allaient par la suite participer à la création de la Confédération Paysanne), avait solennellement déclaré : « Plus jamais les paysans ne seront des Versaillais (1), plus jamais ils ne s’opposeront à ceux qui veulent changer la société. » Ceux qui se prétendent ses héritiers feraient bien de réviser leur propre histoire.

Gilles GESSON
(habitant du Larzac)

(1) Allusion aux soldats de l’armée régulière, d’origine paysanne, organisée en 1871 par Adolphe Thiers au camp de Satory, près de Versailles, pour écraser la Commune de Paris.

Parution : “RÉGÉNÉRATION”N°23 , journal libertaire

https://lignesdeforce.wordpress.com

0n lira ci-dessous des extraits du journal Régénération,

Ce n°20 contient notamment un texte d’appel à la constitution d’un centre de documentation en milieu paysan (voir ci-après images des pages), dont il a déjà été question dans ce blogue. Vous pouvez voir les plans du bâtiment, dont j’espère que l’élan collectif permettra de l’élever autrement que sur le papier.

Je reproduis aussi un article sur les funérailles, qui m’a rappelé des souvenirs récents, et qui recoupe mes réflexions (amères) sur le désarroi des athées confronté(e)s à des rituels étrangers et/ou à l’absence de rituels alternatifs.

On trouvera encore dans la version complète au format pdf, un extrait de mon livre Notre Patience est à bout (recueil de textes des Enragé(e)s de la Révolution française, chez IMHO), et d’autres contributions.

Téléchargez ici l’intégralité du n° 22 au format pdf.


NUMÉRO 23 – AUTOMNE 2017 (quelque peu décalé)

Participation aux frais : libre, mais nécessaire.écrire au journal Régénération, édité par l’association Germinal (21 ter rue Voltaire 75011 Paris — regene@riseup.net).

 message reçu par mail]

:On essaie de boucler celui de l’hiver 2018, avant le printemps!

télécharger l’intégralité du N° 23 ic

 

Maison d’arrêt de Bar-le-Duc : Droit dans la mâchoire

 

attaque.noblogs.org

L’Est Républicain / mardi 6 février 2018

Une nouvelle agression sur des surveillants pénitentiaires s’est produite ce lundi à la maison d’arrêt de Bar-le-Duc. Vers 14 h 35, alors qu’il revenait d’une promenade sport, un détenu connu pour être turbulent, a tenté de dissimuler un ballon de football dans son tee-shirt. Il aurait aussi fait des passes avec un autre détenu pour narguer les gardiens de prison.

Ces derniers ont aussitôt réagi en isolant le trublion, tout juste 18 ans, en détention provisoire depuis le 16 juillet 2017. Il purge plusieurs peines pour extorsion avec violence, dégradations, outrage à personne dépositaire de l’autorité publique et rébellion. Des insultes pleuvent entre les protagonistes. Le détenu est finalement plaqué au sol au bout d’un petit couloir.
Arrive alors un second détenu qui se précipite à son tour sur les surveillants. Il est également maîtrisé au sol. Alors que le premier est relevé pour être conduit au quartier disciplinaire, il passe devant un surveillant agenouillé à terre et lui assène un coup de genou dans la mâchoire.

Au final, deux surveillants ont été blessés dans l’échauffourée et transportés aux urgences pour des examens de contrôle. De source syndicale, l’un bénéficie d’une incapacité totale de travail (ITT) d’1 jour à la suite de difficultés respiratoires liées à l’intervention, l’autre est bien marqué par le coup de genou mais aucune ITT n’a été retenue à son égard.
Pour ces faits de violences, le jeune détenu devrait faire l’objet d’une comparution immédiate ce jeudi à 15 h devant le tribunal correctionnel de Bar-le-Duc.

Mai 68 à Lyon : Trimards, Mouvement du 22 mars et mémoire rétroactive

note : on a annoncé le livre et on doit publier ce texte

http://tempscritiques.free.fr

Mai 68 à Lyon : Trimards, Mouvement du 22 mars et mémoire rétroactive

Question de méthode

1 Tout exer­cice de mémoire, toute remémora­tion sup­pose une vigi­lance scru­pu­leuse qui permet de s’appro­cher au maxi­mum d’une vérité par réflexi­vité et non pas d’une vérité abso­lue. Cela impli­que un effort de dis­tinc­tion entre sa propre per­cep­tion sub­jec­tive — avec le risque annexe des illu­sions de mémoire tou­jours aux aguets — et la simple res­ti­tu­tion des choses et des faits. Il s’agit de séparer juge­ments de valeur et juge­ments de fait, en cou­pant à la racine toute ten­ta­tion de recons­truc­tion contre-fac­tuelle.

2 Regard rétros­pec­tif donc et non pas réécri­ture rétroac­tive abou­tis­sant à pro­je­ter sur le passé une interprétation de celui-ci avec des clés empruntées au présent.

3 Nulle inten­tion de ma part de nier l’impor­tance des tri­mards dans le mou­ve­ment de Mai-68 à Lyon puis­que j’en parle abon­dam­ment dans mon propre livre Mai 68 à Lyon, retour sur un mou­ve­ment d’insu­bor­di­na­tion (À plus d’un titre, février 2018), mais le point de vue de Claire Auzias développé dans son der­nier livre Trimards, « pègre » et mau­vais garçons de Mai 681 (ACL, 2017) est en soi un choix, certes légitime, mais qui porte à confu­sion. En effet, comme son livre est centré sur les tri­mards, elle en fait une catégorie par­ti­culière sur le modèle des clas­ses socia­les au sein des­quel­les les indi­vi­dus sont comme soumis à celles-ci, à savoir que l’indi­vidu, par ailleurs prolétaire, par exem­ple, y est sur­tout considéré en tant que prolétaire et seu­le­ment par ailleurs en tant qu’indi­vidu. Or, c’est ce modèle qui entre en crise dans les années soixante sous les coups de la moder­ni­sa­tion sociale de la société qui devient plei­ne­ment capi­ta­liste et d’une révolte de la jeu­nesse contre les valeurs de l’ancienne société de classe (la société bour­geoise). À cette aune, les tri­mards sont typi­que­ment des indi­vi­dus-prolétaires plus que des sous-prolétaires ou des mem­bres d’un lum­pen­prolétariat, pers­pec­tive qui nous ramènerait à une ana­lyse en termes de clas­ses ou de catégories socio­lo­gi­ques.

4 Je pense que c’est parce que le procès d’indi­vi­dua­li­sa­tion s’accélère dans cette époque des années soixante que nous ren­controns ces indi­vi­dus-prolétaires qui vont pro­gres­si­ve­ment deve­nir des indi­vi­dus à part entière du mou­ve­ment et dans le mou­ve­ment.

5 Le mou­ve­ment de Mai-68 avait jus­te­ment, parmi ses caractéris­ti­ques, celle de bous­cu­ler toutes les assi­gna­tions : ouvrière, étudiante, jeune mineur ou adulte majeur, femme ou homme. Comme le disait une féministe ita­lienne de la première heure, elle ne s’était jamais aussi peu sentie définie par sa spécifi­cité de femme que pen­dant cette période-là2. Il n’y a pas de raison de penser qu’il en a été autre­ment pour les tri­mards, sauf à les pren­dre sim­ple­ment pour une tribu, fût-elle “d’apa­ches”.

6 On ren­contre le même problème, à la fois métho­do­lo­gi­que et théorique quand Claire Auzias cher­che à faire des tri­mards, zonards ou autres lou­lous de ban­lieue une frac­tion du prolétariat3 en leur don­nant une homogénéité qu’ils n’ont jus­te­ment pas. Il est en effet dif­fi­cile de dire d’un côté que les tri­mards se rat­ta­chent fina­le­ment à des “En-dehors”4, situa­tion typi­que d’une période où les his­to­riens et socio­lo­gues uti­li­saient le terme vague et péjora­tif de “clas­ses dan­ge­reu­ses” pour désigner les pau­vres ou prolétaires qui n’ont pas encore été intégrés au sala­riat ; et de l’autre qu’ils res­sor­tent de l’assis­tance publi­que ou sociale, mise en place par l’État-pro­vi­dence, qui pense ainsi avoir donné sa réponse à l’ancienne “Question sociale” qui han­tait jus­te­ment l’État à l’époque des “En-dehors”.

7 Claire Auzias semble vou­loir à toute force faire des tri­mards un groupe formel comme les “Endehors” en cons­ti­tuaient par­fois un, dans leur époque, mais sur une base poli­ti­que. Elle a recours à Georges Bataille (op. cit., p. 281) pour mon­trer que « les déshérités ne sont pas assignés à une pos­ture figée, mais rede­vien­nent comme tout le monde sujets de leur propre his­toire et donc de leurs choix. Ce pos­tu­lat théorique a trouvé toute sa confir­ma­tion dans notre ana­lyse des tri­mards de Mai-68 : l’action com­mune engen­dre une homogénéité, une iden­tité col­lec­tive, éven­tuel­le­ment éphémère, comme l’événement lui-même. » Mais où est-ce que Claire Auzias va cher­cher une action com­mune des tri­mards  ? S’il y a eu action com­mune, c’est avec les pro­ta­go­nis­tes du mou­ve­ment et c’est jus­te­ment ce qui fait qu’ils étaient autre chose qu’un groupe affilié aux étudiants comme ont pu l’être les katan­gais de Paris orga­nisés sous la forme de leur propre ser­vice d’ordre (le SO bis), avec leurs pro­pres chefs, leurs pro­pres locaux, leurs pro­pres armes.

8 C’est au cours de nos dis­cus­sions préala­bles sous le pont La Feuillée puis dans l’occu­pa­tion de la faculté et les mani­fes­ta­tions qu’ils trouvèrent leur place, en rap­port donc avec d’autres frac­tions du mou­ve­ment et non pas dans un entre-soi iden­ti­taire ou com­mu­nau­ta­riste bien à la mode aujourd’hui, mais inexis­tant à l’époque. C’est comme si le présupposé de Claire Auzias d’une remémora­tion sub­jec­tive devait se faire objec­tive par un coup de force métho­do­lo­gi­que en direc­tion d’une socio­lo­gie des acteurs centrée sur le groupe (Touraine). C’est d’autant plus éton­nant que ce présupposé métho­do­lo­gi­que semble immédia­te­ment contre­dit par le choix des tri­mards inter­rogés par Claire puisqu’il est induit, mais je dirais aussi contraint, par le fait qu’il ne s’effec­tue pas dans le cours de l’événement, mais bien après. Elle ne peut donc qu’être amenée à choi­sir les “figu­res” les plus signi­fi­ca­ti­ves, marquées tout d’abord par la répres­sion spécifi­que subie (arres­ta­tion et longue prison préven­tive) et la média­ti­sa­tion de ce qui est devenu “l’affaire” du camion du pont Lafayette avec la mort du com­mis­saire Lacroix le 24 mai 1968. Marquées ensuite par le fait que cer­tai­nes d’entre elles se trou­vaient être les per­son­nes les plus visi­bles ou spec­ta­cu­lai­res dans le quo­ti­dien de l’occu­pa­tion de la faculté. Or ce choix est à la fois par­tiel et par­tial. Il n’en est pas moins légitime, mais faut-il encore le reconnaître pour ne pas ris­quer des générali­sa­tions hâtives.

9 En effet, pour ceux qui, comme moi, ont sur­tout connu, au cours de l’événement lui-même, des trims de base, cela ne colle pas. Ils ne fai­saient pas bande et ils étaient très indi­vi­dua­lisés pour ne pas dire atomisés bien que se déplaçant sou­vent en petits grou­pes. Il est vrai que j’avais sur­tout des rap­ports avec de très jeunes d’entre eux, ceux jus­te­ment des foyers, ceux qui n’avaient jamais encore tra­vaillé ou ne s’étaient même pas posé la ques­tion et pour qui ce qu’ils vivaient était une ouver­ture, une façon de par­ti­ci­per à quel­que chose d’indéfinis­sa­ble, mais hors du commun, hors de leur quo­ti­dien et non pas res­treint à la fréquen­ta­tion de leurs sem­bla­bles. Une pra­ti­que col­lec­tive qui les dépas­sait comme nous étions nous aussi dépassés, mais dans laquelle ils s’inséraient, même si leur “insécurité sociale » et quel­ques liens affi­ni­tai­res les pous­saient natu­rel­le­ment à ne jamais être isolés au milieu de nous, mais tou­jours par grou­pes de deux, trois ou quatre. Il n’y a que sur la fin peut-être, c’est-à-dire à partir du 10 juin, et par exem­ple à propos de la mani­fes­ta­tion du 11, qu’il y eut clai­re­ment pour la première fois des “Nous” et des “Eux”, mais parce que cer­tains lea­ders étudiants et même cer­tains d’entre nous avions com­mencé à les stig­ma­ti­ser, alors que jusque-là on peut dire qu’ils n’étaient qu’étiquetés (si on veut abso­lu­ment faire de la socio­lo­gie avec Howard Becker), au même titre que “révolu­tion­naire”, “anar­chiste”, “étudiant”, “bureau­crate”, “ouvrier”, “jeune”, etc. Et toutes ces étiquet­tes pou­vaient fluc­tuer au cours de l’action parce que la force de l’événement et des actions les décons­trui­sait, les remet­tait en ques­tion (pen­sons aux jeunes mili­tants pro-chi­nois de l’UJCml sou­dain débous­solés par ce qui se passe sur le campus de La Doua ou au “bon” étudiant de classe prépara­toire décou­vrant la lune avec d’autres pers­pec­ti­ves que le concours).

10 Qu’il y ait eu flui­dité des ren­contres au cours d’une même journée, et les journées étaient lon­gues puisqu’elles intégraient bien sou­vent les nuits, est une évidence car nous n’étions pas dirigés par “l’Organisation”. Nous avions liberté de mou­ve­ment sur­tout quand nous n’étions pas pris par une tâche/action précise et urgente. Chacun réagis­sait donc avec une cer­taine sin­gu­la­rité. Ainsi, pour ma part, je ne cher­chais pas à faire groupe 24 heures sur 24 avec les autres cama­ra­des du Mouvement du 22 mars. Je conti­nuais à manger au res­tau­rant uni­ver­si­taire, non pas forcément au res­tau­rant de l’AGEL qui était un peu notre repère avant Mai-68, quand nous des­cen­dions du campus vers le centre-ville, mais à la maison des étudiants catho­li­ques (MEC) qui était toute proche de l’Université du quai Claude Bernard. Cela per­met­tait de ne pas trop perdre de temps et aussi de côtoyer d’autres étudiants et pas que des “révolu­tion­nai­res” affichés. Je n’avais que 19 ans, je n’étais pas d’un bord poli­ti­que for­te­ment marqué même si j’étais marqué ancien “jicreu” (de la JCR). Je n’avais donc pas de posi­tion de clo­cher ou de cha­pelle à défendre mor­di­cus et d’ailleurs, la situa­tion avait changé du tout au tout. Plus besoin de “tanière” où faire nombre et se réchauf­fer entre nous, les poli­ti­ques, les auto-pro­clamés révolu­tion­nai­res, qu’ils fus­sent com­mu­nis­tes ou anar­chis­tes ; face à un contexte extérieur peu encou­ra­geant. Nous étions sou­dain comme des pois­sons dans l’eau et je retrou­vais, par exem­ple, des copains de l’école pri­maire dont je n’avais plus de nou­vel­les, les cir­cons­tan­ces nous ayant séparés, mais qui sui­vaient main­te­nant le mou­ve­ment ou même y par­ti­ci­paient de temps à autre : les deux frères Vermorel, enfants de pom­pier, Bruno Benoît dont le père, Félix était spécia­liste de l’his­toire de Lyon (Lyon secret  ; Lyon inso­lite et superbe) et créateur du Grand collège de pata­phy­si­que.

11 C’était ça la force de Mai. Faire voler en éclats les ancien­nes assi­gna­tions, sans forcément en créer de nou­vel­les. C’est une expérience qui m’a ensuite marqué à vie parce qu’à partir de là, j’ai tou­jours cherché à établir et main­te­nir des rap­ports avec les per­son­nes les plus diver­ses, fuyant le plus pos­si­ble l’enfer­me­ment avec les sem­bla­bles qui triom­phe par exem­ple aujourd’hui avec les par­ti­cu­la­ris­mes iden­ti­tai­res5 et la mode des nou­vel­les tribus. C’est sans doute pour cela que je ne man­geais jamais au res­tau­rant alter­na­tif Ravachol mis sur pied à la faculté des Lettres. J’étais par­ti­san du maxi­mum de cir­cu­la­tion et de ren­contres aléatoi­res, impromp­tues. Il m’appa­rais­sait donc tout natu­rel d’emme­ner à la MEC, pour s’y res­tau­rer, les cinq ou six jeunes tri­mards que je côtoyais et qui m’avaient, par exem­ple, accom­pagné à la faculté de Droit quand j’avais voulu récupérer un peu de matériel mili­tant du local de l’UNEF. Sans comp­ter le fait que si on y man­geait assez mal les repas avaient un cer­tain équi­li­bre ce qui n’était pas rien pour des gars qui ne devaient pas manger tous les jours à leur faim. Ce n’était d’ailleurs pas une sinécure d’impo­ser leur pas­sage gra­tuit ou même, dans les cas les plus dif­fi­ci­les où le per­son­nel du restau-U, boosté par les chefs, essayait de faire le coup de poing contre nous, de les faire entrer avec nos tickets, alors qu’ils n’avaient pas le droit de les uti­li­ser.

Les dangers d’une lecture rétroactive

12 Deux occur­ren­ces me sem­blent signi­fi­ca­ti­ves de cette démarche rétroac­tive chez Claire Auzias :

13 – La première est d’accor­der aux tri­mards une impor­tance démesurée dans le mou­ve­ment de Mai-68. À la lec­ture du livre, on a en effet l’impres­sion que leur par­ti­ci­pa­tion au mou­ve­ment est évaluée post festum, à l’aune des accu­sa­tions qui seront portées contre eux par la police et les syn­di­cats dès le len­de­main du 24 mai, et plus tard par la jus­tice qui accu­sera trois d’entre eux d’être les res­pon­sa­bles de la mort du com­mis­saire Lacroix. Ces der­niers éléments, gros­sis par les médias, vont tout à coup pro­je­ter les tri­mards sur le devant de la scène alors qu’ils ne l’avaient jamais occupée, ni d’ailleurs cherché à le faire. Or, volon­tai­re­ment ou non, Claire Auzias procède de la même façon pour en faire un groupe-sujet, à l’égal du Mouvement du 22 mars, négli­geant bizar­re­ment la dimen­sion indi­vi­duelle, mais mas­sive de la révolte de la jeu­nesse, par-delà ses pré-déter­mi­na­tions de classe ou autres. Comme il est dit dans la préface à son livre, ce lum­pen­prolétariat était l’autre face de la Révolu­tion ; « la nôtre » ajoute Claire Auzias (op. cit., p. 8). Mais qui est ce « nous » ? On ne le saura pas même si dans la sorte d’intro­duc­tion que cons­ti­tue “l’his­toire d’un manus­crit pros­crit…” on a l’impres­sion qu’elle fait référence au Mouvement du 22 mars, lui-même assi­milé à un mou­ve­ment anar­chiste, ce qui est pour le moins sur­pre­nant quand on connaît la genèse et la diver­sité de ses com­po­san­tes6. Quand on sait aussi qu’il résul­tait jus­te­ment d’une décom­po­si­tion de petits grou­pes anar­chis­tes et marxis­tes qui avaient montré leurs limi­tes, limi­tes deve­nues encore plus crian­tes à l’amorce du mou­ve­ment et au cours de son dévelop­pe­ment le plus immédiat. Certains d’entre nous parmi les plus âgés comme Françoise Routhier pen­saient dépassée (ou à dépasser) la césure anar­chisme/marxisme vieille de plus d’un siècle et parmi les plus jeunes comme moi qui les avaient rejoints dès 1967 et d’autres qui les rejoi­gni­rent au prin­temps 1968, les références théori­ques étaient diver­ses et fluc­tuan­tes. Nous avions le sen­ti­ment d’être non seule­ment des indi­vi­dus inor­ga­nisés au bon sens du terme et dans la foulée, de ne pas être des indi­vi­dus endoc­trinés. Nous n’avions donc pas, pour la plu­part d’entre nous, fait de choix précis et a for­tiori défini­tif par rap­port aux scis­sions his­to­ri­ques du mou­ve­ment révolu­tion­naire. Pour beau­coup de néophy­tes de la sub­ver­sion, les références théori­ques englo­baient Makhno, Voline, mais aussi Archinov ; les insou­mis de Cronstadt, mais aussi un cer­tain Trotski, Rosa Luxemburg et aussi Alexandra Kollontaï ; un peu de Lénine mais aussi Pannekoek et Korsch ; Barcelone 1937 et Durruti, mais aussi le POUM et ses mili­tants assas­sinés par les sta­li­niens comme Andrès Nin ; Gramsci, mais aussi un peu de Bordiga, et même le “Che” et jusqu’à Fidel Castro. On se deman­dait d’ailleurs pour­quoi on aurait dû en faire un, de choix, puis­que bien des accro­cha­ges sec­tai­res intem­pes­tifs aux­quels nous avions assisté avant Mai-68 et même pen­dant la première semaine du mou­ve­ment, nous appa­rais­saient main­te­nant comme une sur­vi­vance du passé. Le groupe Noir et Rouge de Paris qui four­nira beau­coup de mem­bres actifs au Mouvement du 22 mars pari­sien était bien cons­cient de cette nécessité de dépasser la vieille sépara­tion et il avait d’ailleurs orienté ses der­niers numéros vers ce thème en dia­lo­guant avec Daniel Guérin7, Yvon Bourdet ou Henri Simon et il était en contact avec la revue Socialisme ou Barbarie8.

14 Certaines diver­gen­ces nous appa­rais­saient d’autant plus surannées que nous étions littérale­ment “pris”, “possédés” à la fois par l’ambiance générale, par le chan­tier des tâches qui nous incom­baient et l’urgence des actions à définir, des décisions à pren­dre. Au niveau natio­nal, Cohn-Bendit, certes pas un théori­cien, mais un fin esprit poli­ti­que c’est sûr, avait très tôt résumé la situa­tion pour les acti­vis­tes de Nanterre et le Mouvement du 22 mars : « L’action, c’est la seule pos­si­bi­lité de sur­mon­ter la divi­sion des étudiants en une mul­ti­tude de grou­pus­cu­les. Il ne sert à rien de présenter aux grou­pus­cu­les une ana­lyse théorique, si juste soit-elle. En met­tant les choses au mieux, ils la liront, mais ils ne s’y ral­lie­ront jamais, car il est dans l’essence du grou­pus­cule de reje­ter tout ce qui ne vient pas de son sein. Mais si on arrive à déclen­cher une action et à la faire suivre, alors, on entraîne beau­coup de gens qui, bien que poli­tisés, res­taient précédem­ment à l’écart, parce que ça les ennuyait d’enten­dre des débats grou­pus­cu­lai­res où s’oppo­saient inter­mi­na­ble­ment des ana­ly­ses plus ou moins cohérentes, et qui toutes se récla­maient du marxisme. L’action, dans la mesure où elle permet de dépasser les oppo­si­tions de chacun, est elle-même un moyen de mobi­li­sa­tion, et engen­dre l’action9 ».

15 Ce qui fut fait jus­te­ment le soir du 22 mars à Nanterre avec l’occu­pa­tion des bureaux de l’admi­nis­tra­tion puis de la faculté tout entière.

16 Si on peut se servir de la référence de Claire Auzias à Georges Bataille, c’est bien ici. C’est effec­ti­ve­ment l’action com­mune qui nous cons­trui­sait, qui nous cons­ti­tuait, nous indi­vi­dus sin­gu­liers, en tant que groupe-non groupe, mais dans le mou­ve­ment, pas dans notre bulle isolée.

17 Certes, cette posi­tion pour­rait être taxée d’immédia­tiste parce qu’elle man­quait de réflexi­vité, mais elle caractérisait bien le mou­ve­ment de Mai-68, dans sa com­po­sante étudiante ou assi­milée, c’est-à-dire avec toutes ses qualités et aussi toutes ses limi­tes. C’est ce qui fai­sait aussi la force et la fai­blesse du Mouvement du 22 mars. Il ne prit ce nom offi­ciel­le­ment que très tar­di­ve­ment et c’est peut-être pour cela, grâce à cela plutôt, que la conver­gence des petits grou­pes poli­ti­ques plus ou moins décomposés put se faire et aussi que des indi­vi­dus inor­ga­nisés jusque-là ont pu s’y sentir à l’aise. Encore aujourd’hui, il m’est dif­fi­cile de définir ses contours. Bien sûr il y avait un noyau, mais après c’était plus flou. 

18 – La seconde est, je pense, net­te­ment plus impor­tante parce qu’elle se situe au niveau de l’interprétation générale de Mai-68. Ainsi, le fait que Claire Auzias parte d’un par­ti­cu­lier (le tri­mard) au sein duquel elle veut retrou­ver une sorte d’uni­ver­sel (le mar­gi­nal, l’En-dehors), l’amène à conce­voir le phénomène des tri­mards en par­faite conti­nuité avec le passé, que ce soit par sa référence au tri­mard anar­chiste indi­vi­dua­liste ou littéraire (Zo d’Axa et Georges Navel) ou alors celle au lum­pen­prolétariat de Marx, alors que pour moi, le mou­ve­ment de Mai-68 dévoile une dis­conti­nuité entre l’ancien (le fil rouge des luttes de clas­ses) et le nou­veau (l’exi­gence d’une révolu­tion à titre humain), ce que j’ai appelé ailleurs10 la double nature de Mai-68.

 

19 Mais là nous abor­dons une ques­tion théorique sur la nature du mou­ve­ment que Claire Auzias refuse jus­te­ment d’abor­der : « Ce tableau invite sérieu­se­ment à réviser les lec­tu­res abs­trai­tes et théori­ques sur la révolu­tion. Une autre his­toire est tou­jours pos­si­ble » nous dit-elle. Comme s’il y avait incom­pa­ti­bi­lité entre les deux, comme si jus­te­ment ces rares périodes “d’orgas­mes de l’Histoire” ne pro­dui­saient pas un début de dépas­se­ment de toutes les sépara­tions et pas uni­que­ment celle que nous venons de voir entre anar­chisme et marxisme, mais aussi celle entre théorie et pra­ti­que et qu’il faille obli­ga­toi­re­ment les recréer cin­quante ans plus tard en guise de métho­do­lo­gie mémorielle !

20 Sa volonté de prou­ver une conti­nuité l’amène à amal­ga­mer des choses très différentes. Quel rap­port, en effet, entre les apa­ches, les hobos, les beat­niks11 dont les dénomi­na­tions relèvent toutes d’une his­to­ri­cité spécifi­que et les lou­bards et les zonards nan­tais ou bor­de­lais, les tri­mards lyon­nais de la fin des années soixante ? Or, tous ces termes sont utilisés quasi indifférem­ment par Claire Auzias. Sauf à cher­cher le plus petit commun dénomi­na­teur de la marge, on ne voit pas bien ce qui fait l’unité entre ce qui pour cer­tains relève de l’ordre du refus indi­vi­duel de la norme et de la révolte, pour d’autres plutôt d’une référence col­lec­tive, voire cultu­relle, avec des média­tions quasi struc­tu­rel­les, pour d’autres encore de la fata­lité sociale. Pourtant, Claire Auzias veut englo­ber toutes ces appel­la­tions sous le même voca­ble de lum­pen­prolétariat. Un quasi-concept lui-même très situé his­to­ri­que­ment comme le dit Jean-Christophe Angaut dans son arti­cle pour le livre de Claire : « Bakounine : Lumpenprolétariat, canaille et révolu­tion ». Il y montre le lien et même l’enra­ci­ne­ment de la “canaille” au sein du milieu popu­laire russe et plus générale­ment slave. De même, les hobos, comme le reconnaît d’ailleurs Claire Auzias, dévelop­paient une forme de culture popu­laire ou au moins une sous-culture (op. cit., p. 324) qui fit l’objet d’études de la part de la socio­lo­gie américaine en général et de l’école de Chicago en par­ti­cu­lier qui par­lera de la “Hobohème” et de “l’Université hobo”. C’est ce caractère indis­so­cia­ble­ment popu­laire et col­lec­tif qu’on trouve encore chez le blou­son noir ou le hoo­li­gan à tra­vers la bande et le quar­tier pour le pre­mier l’asso­cia­tion de sup­por­ters pour le second, qui manque jus­te­ment aussi bien au beat­nik qu’au tri­mard, au moins tel que ce der­nier réapparaît sous sa figure soixante-hui­tarde. En effet, ils sont tous deux des pro­duits d’une ato­mi­sa­tion déjà très avancée, liée au procès d’indi­vi­dua­li­sa­tion engendré par la société capi­ta­liste contem­po­raine. Ils se trou­vent en rup­ture de ban avec leur base arrière, rup­ture avec la petite bour­geoi­sie et l’intel­li­gent­sia pour le pre­mier, rup­ture avec le milieu popu­laire pour le second. Mais c’est à peu près tout ce qui les ras­sem­ble car si le tri­mard de 1968 avait fait “la route” comme celui du début du xxe siècle et comme le beat­nik des années 1950-60, il n’aurait jamais pu être “lyon­nais”.

21 Claire Auzias résout à sa façon la dif­fi­culté en disant dans le cha­pi­tre “Qui sont les tri­mards ?” que dans « toutes les facultés occupées de France, on connut des tri­mards, ils por­taient des appel­la­tions loca­les diver­ses… » (p. 165), mais alors pour­quoi les regrou­per sous la catégorie unique de tri­mard  ? Il est quand même assez incroya­ble de gommer une spécifi­cité qui pour de bonnes ou mau­vai­ses rai­sons est connue et pose ques­tion non seu­le­ment à l’échelon français, mais aussi à l’étran­ger, y com­pris aux États-Unis comme j’ai pu le voir avec les ques­tions d’un mili­tant américain qui vient d’écrire un livre d’entre­tiens sur mai-juin 68 en France12.

 

22 Cette dis­conti­nuité, rares sont ceux qui la reconnais­sent. C’est pour­tant le cas de deux auteurs ita­liens : Pier Paolo Pasolini qui a beau­coup côtoyé les damnés de la terre et Cesare Battisti qui a été un exem­ple de leur trans­for­ma­tion sous le double coup de la moder­ni­sa­tion capi­ta­liste et de l’essor du mou­ve­ment de lutte des années 70 en Italie. Voilà ce que nous dit le second para­phra­sant par­fois le pre­mier :

23 « Au début des années 60, les plus pau­vres parmi les plus pau­vres des Italiens avaient encore un com­por­te­ment archétypi­que de la société des misérables. La pureté de leur indi­gence leur valait l’appel­la­tion de sous-prolétaires. Ils étaient por­teurs de valeurs ancien­nes, de vieilles cultu­res régio­na­les et d’un modèle de rap­ports sociaux sans aucun lien avec les normes urbai­nes. Ils vivaient dans ces gran­des réserves où per­du­raient encore des usages13 féodaux, oubliés de Dieu et visités par des can­di­dats poli­ti­ques en temps d’élec­tion.

24 « Ils étaient démunis mais abso­lu­ment libres. L’unique clé qui les condi­tion­nait était leur pau­vreté elle-même. Un élément qui leur appar­te­nait en propre et qui était partie intégrante de leur monde. (Pier Paolo Pasolini, 1976). À la différence des ouvriers, ces sous-prolétaires s’étaient main­te­nus aux frontières de l’his­toire bour­geoise. Ils demeu­raient étran­gers. Les plus pau­vres des plus pau­vres, les errants, les enfants de filles-mères, les hommes et femmes aban­donnés, tous ceux qui se trou­vaient marqués dès leur nais­sance se ras­sem­blaient à la marge de la marge de la société. Pour ces rai­sons, et jusqu’à la fin des années 60, celui qui savait s’adap­ter trou­vait rapi­de­ment une place dans cette struc­ture prévue par un ordre social quasi immémorial, précis et fatal. Dans cet uni­vers, chacun s’appli­quait à s’adap­ter à des acti­vités inéluc­ta­bles bien établies et iden­tifiées à l’avance, en quel­que sorte. Il deve­nait un bandit, un délin­quant ou sim­ple­ment un misérable. Mais voilà que dans le boom écono­mi­que des années 60, l’émigra­tion mas­sive de l’Italie pro­fonde, ce réser­voir élec­to­ral et de main d’œuvre, vint balayer les encein­tes qui conte­naient le peuple des pau­vres dans les ancien­nes réserves. Par les brèches ouver­tes, les flots de jeunes misérables se déversèrent dans d’autres ter­ri­toi­res, peu­plant le monde prolétaire ou bour­geois. Ce flux général engen­dra un nou­veau spécimen de désadaptés, dépourvu d’un propre modèle de vie, privés de tout repère.

25 « Simultanément, l’esprit de la classe domi­nante, jusqu’alors contenu dans les frontières des cita­del­les urbai­nes, finit par pénétrer l’agglomération tout entière et même ses cer­cles les plus éloignés. En très peu de temps, un modèle de vie différent, jusqu’alors connu des seuls privilégiés, s’étendit à tra­vers tout le pays, rédui­sant à néant les ancien­nes cultu­res loca­les, les ren­dant brus­que­ment inu­ti­les et gro­tes­ques, anéantis­sant les tra­di­tions, fos­si­li­sant les dia­lec­tes, ridi­cu­li­sant les par­ti­cu­la­ris­mes. Les très pau­vres se retrouvèrent ainsi bru­ta­le­ment privés de leur culture, dépossédés de leur liberté et des modes de vie qui attes­taient de leur exis­tence au monde. Ainsi émergèrent une seconde sorte de désadaptés, qui vin­rent s’ajou­ter à ceux qui avaient délaissé les réserves et aux autres qui y res­taient.

26 « C’est ici que se pose la ques­tion cru­ciale : que vont faire ces jeunes gens pour qui, désor­mais, l’appel­la­tion de “désadaptés” est deve­nue insup­por­ta­ble ?

27 « Eh bien, ils vont faire ce que font les fils des riches, les étudiants, modèles de réali­sa­tion sociale. Se pose cepen­dant le problème des moyens. Il leur faut un loge­ment, des habits, de la musi­que, une Vespa pour sortir le diman­che. Mais le vol, autre­fois reconnu dans les réserves sous-prolétaires, n’est plus la solu­tion. Ils n’en veu­lent plus, ils se sont intégrés dans une autre ambiance, ont accès à l’éduca­tion : le vol est désor­mais mal vu. Sans comp­ter qu’avec la nou­velle loi Reale (du nom du minis­tre de la Justice qui, en 1975, auto­risa les poli­ciers à ouvrir le feu sans qu’il y ait légitime défense) l’option cri­mi­nelle est deve­nue une pro­fes­sion qua­lifiée, un privilège à fris­sons réservés au grand ban­di­tisme.

28 « Cependant quel­que chose d’autre vibre dans l’air, un nou­veau ter­ri­toire à explo­rer vers lequel ils tour­nent les yeux. Ces mar­gi­naux ont des amis étudiants qui par­lent contes­ta­tion, réappro­pria­tion. Leur lan­gage est sans doute com­pliqué, mais la rage et le but sont les mêmes. Les étudiants vien­nent dans les quar­tiers accom­pagnés par des pro­fes­seurs aux che­veux longs. Mirage fabu­leux, il semble qu’on ne fasse plus de différence entre pau­vres et étudiants. Et l’on se dit : nous vou­lons tous la même chose.

29 « Ce type de rap­pro­che­ment devint de plus en plus fréquent. Dans la rue, sur le lieu de tra­vail, à l’école, ces nou­veaux désadaptés, assoiffés de vie, côtoient quo­ti­dien­ne­ment les jeunes bour­geois lancés dans une vio­lente polémique contre leur propre classe14… » 

 

30 Cette volonté de ne mar­quer que des conti­nuités sans reconnaître les dis­conti­nuités conduit en revan­che Claire à faire référence à des zazous dans les années 1960 sous le seul prétexte que “l’opi­nion” en parle (p. 151) à propos d’un livre Zazous paru en 201615, mais ce livre parle stric­te­ment de la période de l’occu­pa­tion alle­mande en France. En effet, cette ten­dance zazoue est stric­te­ment cir­cons­crite à la fin des années trente et au début des années qua­rante. Sa seule simi­li­tude avec les autres références de Claire Auzias est d’être un mou­ve­ment de la jeu­nesse tel que celle-ci se mani­feste pour la première fois, en marge de la société des adul­tes certes, mais pas fran­che­ment en révolte contre elle16. De Cortanze le reconnaît d’ailleurs quand il dit que les zazous ne veu­lent pas chan­ger la vie mais refu­sent de sacri­fier leur jeu­nesse.

31 Ce refus de pren­dre en compte la dimen­sion his­to­ri­que des phénomènes la conduit à des générali­sa­tions abu­si­ves et à un déter­mi­nisme para­doxal et inat­tendu quand elle affirme que « les rangs (des tri­mards) ne font qu’aug­men­ter avec le temps (et ils) res­te­ront mino­risés, exclus, déniés » (p. 138). On ne voit pas sur quoi se base cette affir­ma­tion, sauf à considérer une frac­tion des habi­tants des ban­lieues ou les men­diants en nombre crois­sant dans nos rues et de pro­ve­nance diverse comme des tri­mards et à les regrou­per dans cette catégorie.

32 Dans le même ordre d’idées, dire que toute société pro­duit ses marges ne doit pas conduire à dire que toutes ces marges sont iden­ti­ques. La remar­que vaut pour tous ceux qui par­lent aujourd’hui de « nou­vel­les clas­ses dan­ge­reu­ses » en ciblant les jeunes des ban­lieues ou quar­tiers ou par exem­ple en par­lant des “sans-emploi” ou “sans-tra­vail” de manière aussi vague (la notion de sans-emploi n’a ni sens sta­tis­ti­que ni sens sta­tu­taire) et a-his­to­ri­que (la défini­tion de la popu­la­tion active et celle du chômeur ont for­te­ment évolué au cours du temps) comme le fait Claire dans ses remar­ques sur Mécislas Golberg (p. 299 et sq.). Les cita­tions sont fort intéres­san­tes, mais les conclu­sions de Claire sont dis­cu­ta­bles puisqu’elle assi­mile là encore les “En-dehors” et les chômeurs miséreux et non secou­rus de l’époque aux tra­vailleurs précaires17 d’aujourd’hui… qui, pour ce qu’on en sait actuel­le­ment, sont secou­rus et bénéficient d’une Sécurité Sociale que d’ailleurs tant de pays nous envient ou alors de mesu­res nou­vel­les d’assis­tance médicale comme la CMU. En tout cas, cela nous paraît contra­dic­toire avec sa référence à Golberg qui définis­sait les tri­mards comme vaga­bonds du tra­vail et non pas comme forçats du tra­vail privés de tra­vail ! Si on peut faire une ana­lo­gie alors ce serait plutôt entre les tri­mards et les jeunes prolétaires des années 1960-70 qui pra­ti­quaient la flexi­bi­lité ouvrière à leur profit par l’absentéisme et le turn-over.

33 Il est encore plus délicat, du point de vue de la situa­tion sur le “marché du tra­vail” de faire de cette précarité un pro­ces­sus domi­nant aujourd’hui. Pourtant, Claire Auzias semble per­ce­voir la précarité non comme une exi­gence de flexi­bi­lité des patrons envers cer­tai­nes catégories de la force de tra­vail, entraînant une ten­dance à sa seg­men­ta­tion, mais comme le sort futur réservé à tous alors que, sur­tout en France, il concerne offi­ciel­le­ment 12 à 15 % des salariés18. Mais même si on adopte son point de vue qui est de tout considérer à partir de la marge qui lui fait dire qu’il y aurait une équi­va­lence entre précarité et marge, alors qu’est-ce qu’une marge qui devien­drait domi­nante ? Non, ce qui se déroule sous nos yeux, c’est un pro­ces­sus général d’ines­sen­tia­li­sa­tion de la force de tra­vail dont une partie devient de ce fait surnuméraire. La conséquence en est que dans cer­tains quar­tiers ou ban­lieues, on assiste au dévelop­pe­ment d’une écono­mie sou­ter­raine et illégale, qui est peut-être “en dehors” parce qu’elle est régie pas ses pro­pres règles, mais elle ne fabri­que pas des “En-dehors” parce que la plu­part des indi­vi­dus qui y par­ti­ci­pent sont peu ou prou intégrés au busi­ness, à sa propre divi­sion du tra­vail, à ses valeurs, à la thune et à la consom­ma­tion de mar­ques. La ter­ri­to­ria­li­sa­tion qui est néces­saire à leur inser­tion de second niveau au sein du quar­tier19 est anti­no­mi­que à un quel­conque vaga­bon­dage ou noma­disme, à une liberté à laquelle le tri­mard aspi­rait et le por­tait à être plus ou moins sans atta­che.

34 Or, c’est cette déter­ri­to­ria­li­sa­tion assumée par les tri­mards qui va per­met­tre que s’établis­sent des pas­se­rel­les vers des ailleurs et avec des autres. Alors que les “bons” étudiants avaient ten­dance à rester centrés sur l’Université, que les ouvriers syn­diqués et grévistes étaient enca­sernés à l’intérieur des usines occupées, jeunes ouvriers, jeunes prolétaires, tri­mards et nous-mêmes pou­vions trou­ver et prou­ver dans les mani­fes­ta­tions, une liberté située, col­lec­tive et d’action.

35 Par-delà ce que je considère comme un acci­dent de l’his­toire (de la petite his­toire s’entend), à savoir que la ren­contre avec les tri­mards a été faci­litée (c’est en tout cas mon avis) par la loca­li­sa­tion de plu­sieurs d’entre eux sous le pont La Feuillée, celui-ci proche de la place des Terreaux et sis sur une voie de pas­sage que nous emprun­tions auto­ma­ti­que­ment pour nous rendre à la Rhodiacéta, c’est l’événement Mai-68 qui va trans­for­mer une poten­tia­lité de ren­contre en un “alliage”20 entre nous et des tri­mards21.

Sociologie et politique de la marge

36 Puisque nous sommes amenés, par le livre de Claire Auzias, à parler des marges de la société, il nous faut dire un mot sur l’emploi qui a jus­te­ment été fait du mot, de la mar­gi­na­lité en général et des “mar­gi­naux” en par­ti­cu­lier. En effet, ceux qu’on a appelé les mar­gi­naux dans les années post-68 n’étaient plus en dehors d’une société bour­geoise qui ache­vait de se décom­po­ser et qui se recom­po­sait en englo­bant tous les indi­vi­dus dans une socia­li­sa­tion de et par l’État22, cons­ti­tuant ainsi, pro­gres­si­ve­ment, la société du capi­tal23. Par défini­tion, en quel­que sorte, être à la marge ne signi­fiait donc pas être en dehors, mais bien dedans et à la marge. D’ailleurs, à l’époque (fin de ce qu’on a appelé les Trente glo­rieu­ses), per­sonne ne par­lait encore en termes d’exclu­sion. Nous n’étions plus dans les condi­tions des hivers 1952 et 53 même s’il y avait encore des bidon­vil­les à Villeurbanne, entre Bonnevay et la Soie et aux limi­tes du quar­tier des Buers, vers le pont de Croix-Luizet, le long du bou­le­vard de cein­ture. La notion d’exclu­sion ne fera son appa­ri­tion qu’en 1974, sous la plume de René Lenoir, secrétaire à l’Action sociale, quand la Démocra­tie nou­velle de Giscard (sur le modèle de la Grande société de Kennedy-Humphrey) actera ses dif­fi­cultés à englo­ber ses marges, aussi bien celle liée à la per­sis­tance de la pau­vreté rela­tive, que celle liée à la per­sis­tance d’une queue de comète soixante-hui­tarde (les squats poli­ti­ques des auto­no­mes rejoi­gnant ici les squats de survie). L’exis­tence de “mar­gi­naux” en plus grand nombre ne mani­fes­tait donc pas un pro­ces­sus d’exclu­sion, mais l’échec rela­tif de l’État à pren­dre en compte et enca­drer une catégorie d’âge en nombre crois­sant et une immi­gra­tion d’ori­gine nord-afri­caine et afri­caine à qui l’État accor­dait sou­dain le bénéfice du rap­pro­che­ment fami­lial (décret du 27 avril 1976) sans se donner les moyens d’y répondre de façon satis­fai­sante de son point de vue.

37 Tout au long de ces années, le concept de jeu­nesse fait sens à l’intérieur d’un pro­fond bou­le­ver­se­ment des rap­ports sociaux capi­ta­lis­tes, de leur moder­ni­sa­tion et de leur démocra­ti­sa­tion. L’allon­ge­ment du temps de la sco­la­rité obli­ga­toire pro­duit une situa­tion de latence entre l’enfance et la condi­tion d’adulte qui n’a existé dans aucune autre société aupa­ra­vant. Elle pro­duit à son tour les condi­tions d’une homogénéisa­tion rela­tive et d’une auto­no­mie de la jeu­nesse qui contra­dic­toi­re­ment est captée par la dyna­mi­que du capi­tal (la mode-jeune) et lui échappe car elle se révolte contre des codes qui sont, pour la plu­part, restés ceux de la vieille bour­geoi­sie, mais dans un contexte d’accélération des trans­for­ma­tions socia­les et cultu­rel­les. C’est ce pro­ces­sus que les revues Socialisme ou Barbarie et Internationale situa­tion­niste ont mis en avant dès le début des années soixante24. Il se mani­fes­tait concrètement par l’expres­sion d’une cer­taine vio­lence, celles des blou­sons noirs dans les rues, mais aussi celle des rockers au cours de concerts ou autres mani­fes­ta­tions publi­ques (Stockholm, Amsterdam, Paris, Lyon25), avant de pren­dre une tour­nure plus poli­ti­que avec l’oppo­si­tion à la guerre d’Algérie puis à celle du Vietnam. Une révolte de la jeu­nesse donc qui pren­dra différentes formes parce qu’elle est encore surdéterminée par des caractères de classe, beat­niks du côté intel­lec­tuel et “petit-bour­geois” comme on disait à l’époque, blou­sons noirs/hoo­li­gans côté prolétaire. Si les tri­mards ne ren­trent stric­te­ment, à mon avis, dans aucune de ces catégories, ils se rap­pro­chent quand même des seconds et si on veut abso­lu­ment leur trou­ver une cor­res­pon­dance ou plutôt une appel­la­tion plus générique, je pense que la plus appro­priée est celle de zonards définis comme ceux qui zonent dans des no man’s land urbains (ici pour ce qui nous concerne, sous le pont La Feuillée). 

38 Ce qui me semble le plus impor­tant, c’est que ces catégories sont toutes englobées dans un pro­ces­sus général de juvénili­sa­tion dont les étudiants sont la pointe avancée, non pas parce qu’ils seraient auto­ma­ti­que­ment destinés à être leur avant-garde, mais parce que ce sont eux qui subis­sent cette condi­tion le plus long­temps. Ici, quelle que soit l’opi­nion qu’on puisse avoir des situa­tion­nis­tes et les cri­ti­ques qui peu­vent être faites à la bro­chure de Strasbourg De la misère en milieu étudiant, il faut leur reconnaître d’avoir touché un point juste en insis­tant sur cette “misère” qui peut apparaître para­doxale. Une “misère” qui est com­mune à toute cette jeu­nesse parce qu’elle n’est pas prin­ci­pa­le­ment matérielle. Quoi de plus logi­que alors que blou­sons noirs, zonards, lou­lous de ban­lieue aient rejoint les étudiants en Mai-68 dans une même révolte et en lui don­nant un sens qui ne se limi­tait pas à casser des chai­ses et du flic au cours d’un concert de Vince Taylor ou de Long John26 ! Quoi de plus logi­que que le pou­voir n’ait pu leur faire jouer le rôle attribué par les marxis­tes au lumpen  ! Ils n’allaient quand même pas s’enga­ger dans les CRS ou dans le ser­vice d’ordre de la CGT ; « ça ne leur par­lait pas ça » comme on dit dans la nov­lan­gue. Par contre les mani­fes­ta­tions qui lais­saient espérer qu’elles ne se limi­tent pas au “traîne-sava­tes” habi­tuel, ça leur disait bien.

39 Mais ils n’étaient pas du tout “en marge” au sens des anar­chis­tes indi­vi­dua­lis­tes du début de xxe siècle puisqu’ils tou­chaient par­fois des salai­res comme Marcel Munch le men­tionne, ou comme il est dit de Mougin quand son père parle du tra­vail d’ajus­tage, puis de divers petits bou­lots exercés par son fils. D’autres ou leurs parents tou­chaient des indem­nités étati­ques diver­ses ou de l’aide en pro­ve­nance de l’assis­tance sociale (sub­si­des alloués par les Caisses d’allo­ca­tions fami­lia­les à tra­vers l’allo­ca­tion pour orphe­lin, l’allo­ca­tion de sou­tien fami­lial) ou de la Sécurité sociale. Donc que Claire Auzias exalte “la marge” en lui don­nant un contenu inva­riant et déshis­to­ri­cisé relève, à mon avis, d’un amal­game his­to­ri­que et socio­lo­gi­que abusif et d’une méprise poli­ti­que.

40 Finalement, il y avait une réalité sociale qu’elle a ten­dance à idéaliser. À la fin des années soixante, les tri­mards comme d’autres indi­vi­dus classés dans des sous-catégories qui en étaient les plus pro­ches ne se vou­laient pas “en marge” au sens où ils n’accom­plis­saient pas cette démarche dans un but exis­ten­tiel ou poli­ti­que, mais ils étaient plongés dans un mode de vie aty­pi­que avec des ima­ge­ries du réprouvé, de l’artiste maudit et déchu, du révolté indi­vi­duel, du nihi­liste, du voyou auto­pro­clamé, du quasi-délin­quant, du cas social, etc. Que cer­tains des tri­mards se soient (ou aient été) impliqués dans “l’orgasme lyon­nais” n’en fait pas des sol­dats (perdus) du prolétariat, mais bien plutôt comme nous l’avons dit plus haut, des com­po­san­tes d’un soulèvement de la jeu­nesse qu’on a retrouvé côté étudiant évidem­ment, mais aussi côté ouvrier. Cela ne veut pas dire non plus que Mai-68 n’a été qu’un mou­ve­ment d’insu­bor­di­na­tion de la jeu­nesse sinon on ne com­pren­drait ni la soli­da­rité contre la répres­sion de la part des ouvriers et d’une partie de la popu­la­tion, ni la grève ouvrière généralisée27.

41 Simplement, la classe du tra­vail n’était pas leur com­mu­nauté de référence ! D’ailleurs ils n’avaient pas de com­mu­nauté de référence. Et en auraient-ils trouvé une si nous n’avions pas été battus ? Rien n’est moins sûr !

42 C’est aussi pour cela que le mou­ve­ment des com­mu­nautés, qu’elles soient urbai­nes avec les mai­sons col­lec­ti­ves puis les squats ou pay­san­nes (cf. les com­mu­nautés rura­les des Cévennes, de l’Ardèche et d’ailleurs) durent créer de toutes pièces leur “marge” comme alter­na­tive pos­si­ble et en tout cas immédiate à la, défaite de Mai, puis à l’échec des mou­ve­ments anti-tra­vail et contre-ins­ti­tu­tion­nels des années 1960-70 face au capi­tal28.

Le Mouvement du 22 mars et les trimards

43 Affirmons-le net­te­ment, les tri­mards n’ont eu de l’impor­tance en tant que telle, c’est-à-dire en dehors de leur par­ti­ci­pa­tion pleine et entière au mou­ve­ment en tant qu’indi­vi­dus, qu’à partir du moment où ils ont com­mencé à être pris pour cible en tant que groupe désigné et stig­ma­tisé comme indésira­ble, c’est-à-dire pas avant la mani­fes­ta­tion du 24 mai, mais dès le len­de­main. En tant que cible poli­ti­que de la part des bureau­cra­tes de l’UNEF29, mais pas seu­le­ment puis­que Françoise Routhier et Jean-Pierre Berne se retrou­vent par­fois sur ces mêmes posi­tions anti-lumpen et donc en oppo­si­tion avec ce qui est présenté dans le livre de Claire comme étant de façon homogène et una­nime, notre posi­tion à l’autre face de la révolu­tion que représen­te­rait le lum­pen­prolétariat. Or una­nime, la posi­tion ne l’était certes pas puis­que Jean-Paul Laurens et Everest Pardell, mais aussi d’autres comme le maoïste Michel Crétin, bataillèrent dure­ment contre Berne, Routhier et l’UNEF à ce sujet.

44 Cette réécri­ture n’est pas sim­ple­ment l’effet d’illu­sions de mémoire qui guet­tent tout un chacun ; elle cor­res­pond, comme je l’ai déjà indiqué, à une lec­ture rétroac­tive de ce qui s’est passé qui fait que son auteur para­chute une posi­tion postérieure à l’événement dans l’événement lui-même.

45 Je m’expli­que ici. Françoise Routhier ayant été à la pointe du sou­tien poli­ti­que à Raton, Munch et Mougin, le lec­teur extérieur aux arca­nes com­plexes du mou­ve­ment ne peut qu’en déduire que Françoise Routhier ne pou­vait qu’avoir été parmi ceux qui ne leur fai­saient pas de cri­ti­ques pen­dant le mou­ve­ment. C’est fina­le­ment l’impli­cite de Claire Auzias. Or que fait Claire ici ? Au lieu de reconnaître qu’il y avait bien problème entre nous et même un problème impor­tant puis­que deux per­son­na­lités parmi les plus fortes du Mouvement du 22 mars (Françoise et Jean-Pierre) nous sur­pre­naient par leur posi­tion, elle note : « On apprend ainsi que cer­tains mem­bres du Mouvement du 22 mars se seraient désoli­da­risés des tri­mards. Cela rap­pelle que dans ce mou­ve­ment, des adhérents d’orga­nis­mes majo­ri­tai­res se sont infiltrés, dans l’inten­tion notam­ment de sur­veiller et si pos­si­ble contrôler les décisions » (p. 146). Fait-elle ici référence à Alain Rocher, membre des ESU qui diri­geait le ser­vice d’ordre de l’UNEF et sans être vérita­ble­ment au Mouvement du 22 mars, par­ti­ci­pait effec­ti­ve­ment à des réunions et actions avec le Mouvement du 22 mars comme l’occu­pa­tion du jour­nal Le Progrès par exem­ple, mais qui était sur les mêmes posi­tions que Routhier et Berne sur ce coup-là ?

46 On ne le saura pas, mais en tout cas cela nour­rit l’hypothèse que cette méfiance par rap­port aux tri­mards était le pro­duit d’éléments extérieurs au Mouvement du 22 mars, alors que nous savions depuis un bon moment que le ver était dans le fruit, que le main­tien de leur présence fai­sait main­te­nant débat au sein du M22 et pas seu­le­ment au sein du mou­ve­ment au sens large.

47 C’est la même démarche rétroac­tive qui fait que Claire peut dire (p. 340) : « Françoise Routhier me dit un jour : Lorsque j’ai vu des fous dans le mou­ve­ment, j’ai com­pris que c’était une révolu­tion ». On ne saura pas quand Françoise lui a dit ça, si c’est pen­dant mai, après mai, com­bien de temps après, comme si ça n’avait pas d’impor­tance.

48 C’est un point de vue, mais en tout cas, ce n’est pas le mien. Connaissant Françoise comme je la connais­sais à l’époque, je la vois mal dire cela en mai-juin sur­tout sachant les posi­tions “res­pon­sa­bles” et modératri­ces par rap­port à d’autres, qu’elle a été amenée à défendre dès le 23 mai. En effet, dans une réunion res­treinte en fin d’après-midi et qui regrou­pait à peu près les mêmes per­son­nes qui préparaient le débor­de­ment de la mani­fes­ta­tion du 24 (une tren­taine, qua­rante tout au plus), eut lieu une vive dis­cus­sion autour de la pro­po­si­tion d’une mani­fes­ta­tion la nuit du 23 contre l’inter­dic­tion de séjour de Cohn-Bendit. Françoise va y dévelop­per une posi­tion à contre-cou­rant qui en cho­quera beau­coup. Elle lui fait le repro­che d’être intem­pes­tive et de sacri­fier à la mode du cohn­ben­disme30. Puis après le 24 quand elle aussi cri­ti­que la ligne « le pou­voir est dans la rue » jusque-là majo­ri­taire dans le Mouvement du 22 mars, puis enfin, sa posi­tion sur les tri­mards et le lumpen en général, dans la première quin­zaine de juin.

49 Pour mieux rendre le contexte de l’époque et éclai­rer ma posi­tion je cite­rai un pas­sage de l’échange que j’ai eu en 2008 avec Alain Rocher, le chef du SO de l’AGEL-UNEF et qui fait partie de l’annexe II à mon livre (op. cit.) à paraître en février 2018. 

« Jacques,

50 Je ne suis pas tout à fait d’accord sur ta des­crip­tion du 24 mai, j’étais le res­pon­sa­ble commun du ser­vice d’ordre AGEL/22 mars. J’ai donné l’ordre de dis­per­sion pour cou­vrir juri­di­que­ment l’AGEL et notre front commun avec la CFDT de l’époque, j’ai ramassé les bras­sards et donné le mégaphone à Guy Fossat (non-PSU). Et j’ai rejoint, sur l’autre rive, la “Dauphine” d’E. G, dans laquelle avec 6 autres ESU nous avions entre­posé du matériel, nous avons guer­royé toute la soirée cours Lafayette.

51 J’étais plus proche de Françoise Routhier que tu ne l’ima­gi­nes, j’étais par­fai­te­ment au cou­rant de votre “réunion secrète” nous avions tous les deux la même ana­lyse des “tri­mards” on ne fait pas la révolu­tion avec le lumpen et les pillards, nous savions qu’il aurait été extrêmement dan­ge­reux d’occu­per la Préfec­ture et avons battu le rappel après l’affaire du camion. » (Alain)

52 Ce à quoi je lui répondis :

« Alain,

53 Tout d’abord, il n’y a jamais eu de ser­vice d’ordre commun AGEL/22 Mars le 24 mai puis­que jus­te­ment notre réunion “secrète” pour orga­ni­ser le débor­de­ment de la mani­fes­ta­tion en direc­tion de la préfec­ture met­tait fin à nos accords passés. Que cer­tains mem­bres du 22 mars ou des pro­ches aient pris aussi le bras­sard pour semer le trou­ble ou parce qu’eux-mêmes étaient dans le trou­ble que cau­sait le fait de refu­ser tout ser­vice d’ordre ne me semble pas infir­mer mon interprétation de la prépara­tion de la mani­fes­ta­tion. » (Jacques)

54 Dans une seconde lettre Alain me précisa :

« Jacques,

55 Le SO commun ne résulte pas d’un “accord poli­ti­que” expli­cite mais de mon choix de dis­tri­buer une cin­quan­taine de bras­sards à des mecs (PSU, JCR et divers) que j’esti­mais capa­bles d’empêcher des bris de vitrine et pilla­ges jusqu’à la fin de la manif (poli­ciers infiltrés en par­ti­cu­lier, j’en avais démasqué un la veille venu présenter ses ser­vi­ces à l’AGEL). » (Alain)

56 Ce à quoi je lui répondis :

« Alain,

57 La posi­tion de Françoise31 par rap­port aux tri­mards est aussi à lire dans cette opti­que. Elle ne voyait pas notre rap­port aux tri­mards comme une partie intégrante de la révolte d’une frac­tion de la jeu­nesse urbaine. Elle se plaçait avant tout du point de vue poli­ti­que du rap­port de clas­ses bour­geoi­sie/prolétariat comme si le mou­ve­ment de mai-juin était stric­te­ment clas­siste… et comme si, nous-mêmes, nous pou­vions nous assi­mi­ler au prolétariat et adop­ter une sorte de frontière de classe qui reje­taient les tri­mards, forme moderne du lum­pen­prolétariat de Marx, de l’autre côté ou du moins leur refu­sait une place dans le pro­ces­sus révolu­tion­naire ! Il y avait là, à mon avis, une erreur poli­ti­que qui pro­ve­nait de la réduc­tion de la théorie com­mu­niste à une théorie du prolétariat. Mais une autre dimen­sion, certes secondaire, mais complémen­taire a pu jouer, une différence génération­nelle que j’ai déjà dégagée dans le cours du livre [Mai 1968 et le mai ram­pant ita­lien, ndlr]. De fait, elle séparait par­fois les manières de voir et de faire des mili­tants les plus âgés et expérimentés aux concep­tions pas tou­jours bien dégagées du marxisme ortho­doxe ou même du léninisme, de celles des pro­ta­go­nis­tes plus jeunes, plus ouverts à une compréhen­sion élargie du “sujet révolu­tion­naire”. C’est aussi pour cela qu’on ne peut parler de “génération 68” de la même façon qu’il a été abusif de parler de “génération 48” pour le xixe siècle32. Le procès de mobi­li­sa­tion ne s’est pas réduit à n’être que le pro­duit d’une révolte de génération. »

 

58 Pour reve­nir à Françoise, elle adop­tait alors une posi­tion nou­velle par rap­port à celle de la première quin­zaine de Mai. Une posi­tion qui reflétait sans doute la nécessité qu’elle res­sen­tait que le mou­ve­ment prenne une orien­ta­tion plus poli­ti­que et plus orga­nisée que celle qui domi­nait à ce moment-là au sein du Mouvement du 22 mars et qu’on pour­rait appe­ler mou­ve­men­tiste si on veut la posi­ti­ver ou acti­viste si on veut la cri­ti­quer. Avec le recul, je m’aperçois que la plus grande partie de la cri­ti­que qu’Adorno adres­sait au même moment au mou­ve­ment extra-par­le­men­taire alle­mand (« Notes sur la théorie et la pra­ti­que » in Modèles cri­ti­ques, Payot, 1984, p. 276-296), pou­vait s’adres­ser à nous et en tout cas nous concer­ner. Cela dit, si Adorno voyait bien le danger de cet acti­visme, il ne com­pre­nait rien à ce qui fai­sait la nou­veauté des mou­ve­ments de l’époque. La théorie cri­ti­que ne peut pas tout.

59 Les tri­mards ne sont pas deve­nus une cible poli­ti­que que pour le pou­voir, la police et les bureau­cra­tes de l’UNEF, puis­que à partir du 10 juin ils sont aussi considérés comme per­so­nae non grata par l’ins­ti­tu­tion qui veut rétablir l’ordre dans l’uni­ver­sité (« l’uni­ver­sité aux étudiants ») et comme un obs­ta­cle aux velléités de réformes que les assis­tants, par exem­ple de la faculté des Lettres, cher­chent à pro­mou­voir.

60 Ce n’était donc pas le coup du camion comme le dit Claire page 25 (op. cit.) qui était à l’ori­gine du coup de sang des ensei­gnants contre les tri­mards. En fait, ils défen­daient sur­tout “leur” faculté et leurs intérêts et dans une cer­taine mesure, une ligne de classe contre tous les éléments étran­gers à l’uni­ver­sité. Mais je pense qu’il faut rester cohérent. On peut jeter la pierre à Burgelin, mais lui au moins il était là dès le début de l’occu­pa­tion et pas pour faire bar­rage à quoi que ce soit. Ce n’est pas le cas de Jacqueline Brunet, ensei­gnante d’ita­lien “de gauche” que Claire cite de manière a-cri­ti­que33 et qui non seu­le­ment découvre l’exis­tence des tri­mards le 24 mai, mais fait une ana­lyse psy­cho­lo­gi­que de Michel Raton à la Lombroso.34

61 Il faut reve­nir aux faits car si Claire Auzias, citant l’his­to­rien Patrick Boucheron (p. 221), pense qu’une autre his­toire est tou­jours pos­si­ble35, celle qui se penche sur les hum­bles et les peti­tes gens, cela n’est pas incom­pa­ti­ble avec le fait de rendre compte au plus près de l’his­toire générale, à partir du moment où celle-ci n’est pas définis­sa­ble ou assi­mi­la­ble à une his­toire des vain­queurs. Or, c’est bien de cela qu’il s’agit ici. C’est l’ensem­ble des com­po­san­tes du Mouvement de Mai-68 qui ont été bat­tues, même si la dyna­mi­que pro­duite par le mou­ve­ment a eu des conséquen­ces, par la suite pour des mou­ve­ments par­ti­cu­liers d’éman­ci­pa­tion (lutte des femmes, luttes des homo­sexuels, luttes contre le nucléaire). Mon propos, parce qu’il se veut général et osons le gros mot, poli­ti­que, ne s’ins­crit donc pas dans une his­toire des vain­queurs, mais pas non plus dans une his­toire des oubliés de l’Histoire, elle l’englobe.

62 Aux faits donc. À ma connais­sance, à part quel­ques anec­do­tes plus ou moins désagréables à raconter à propos de faits isolés, il n’y a rien qui puisse faire dire que les tri­mards ont posé un problème grave en mai-juin à Lyon malgré les scènes d’hor­reur décrites par Burgelin (coup de revol­ver tiré par un étudiant, Raton encore lui qui atta­que une porte à la hache, bagar­res au rasoir et au cou­teau (op. cit., p. 71). J’ai ainsi assisté ou eu connais­sance d’actes “gra­tuits” de des­truc­tion de matériel ou d’humi­lia­tion directe ou indi­recte envers des ensei­gnants qui n’étaient pas de leur fait36, ce qui ne veut pas dire non plus qu’ils n’en com­met­taient pas car je n’étais pas par­tout. En tout cas, ils ne m’ont pas été rap­portés. Je ne suis au cou­rant que de deux accro­cha­ges entre tri­mards et étudiants ou ouvriers dans la faculté. Le pre­mier direc­te­ment vécu quand Thierry des ESU-22 Mars et moi-même sommes rentrés à 3-4 heures du matin à la faculté la nuit du 24 au 25 mai et que nous sommes tombés à l’entrée sur le frère de Raton et deux ou trois de ses com­pa­gnons. Un peu éméchés sans doute ils se sont moqués de nous, ces étudiants qui fuyaient devant la police. Après donc avoir essuyé leur lazzis (en vérité on ne savait pas trop si c’était du lard ou du cochon comme on dit à Lyon parce qu’on n’avait quand même pas l’impres­sion d’avoir fui), ils ont fini par nous botter légèrement les fesses pour nous appren­dre à être des hommes, des vrais, des tatoués, des guer­riers. L’autre a été trans­mis par le pos­tier cégétiste Barroil, une figure gau­chiste des années 60-70 avec son compère Valero et qui a dû un soir défendre âpre­ment sa nou­velle che­mise convoitée par un ou deux tri­mards. Sa femme raconte l’échange : « Oh ! ta ch’mise elle me plaît bien. — Moi aussi, c’est pour cela que j’l’ai achetée. — Tu m’la donnes ? — Mais si je t’la donne, j’en ai plus37 ». Pas de quoi fouet­ter un chat quand on sait qu’à la rentrée de l’automne 68 il ne fai­sait pas bon lais­ser traîner un blou­son en cuir sur les pelou­ses de la faculté des Lettres alors qu’il n’y avait pour­tant plus de tri­mards.

63 Finalement ils n’ont posé problème qu’à ceux (ensei­gnants et étudiants) qui avaient un autre projet en tête38. Donc effec­ti­ve­ment, les tri­mards les gênaient et ils avaient aussi peur de se retrou­ver avec ce problème sur les bras quand nous aurions déserté une faculté où il n’y avait, pour nous, à partir d’un cer­tain moment, plus rien à faire.

64 Là encore, il ne faut pas faire d’amal­game hâtif, comme l’ont fait la presse et la police, entre tri­mards lyon­nais et katan­gais à Paris. Si ces der­niers ont effec­ti­ve­ment posé problème sur la fin des occu­pa­tions (Sorbonne39 puis Odéon), c’est parce qu’ils étaient très différents des tri­mards. Déjà, ils étaient moins nom­breux (de l’ordre de la tren­taine) et clai­re­ment iden­tifiés. Leurs chefs et leur garde rap­prochée étaient de fait des mer­ce­nai­res rétribués à la journée. Leur passé était aussi tout différent, parce qu’ils étaient plus âgés, parce qu’ils étaient cons­titués en corps séparé avec leur propre local, leur propre orga­ni­sa­tion en SO bis (appel­la­tion offi­cielle). Le mou­ve­ment pari­sien n’a donc pas eu avec eux les mêmes rap­ports que ceux que nous avons tenté d’avoir avec les tri­mards. On ne peut pas dire qu’il les ait intégrés au mou­ve­ment. Jean-Pierre Duteuil est d’ailleurs très clair à ce sujet, le Mouvement du 22 mars pari­sien n’a eu que très peu de rap­port avec les katan­gais, d’abord parce qu’il ne frayait pas avec les ser­vi­ces d’ordre et parce qu’il était très peu présent à la Sorbonne qui est très rapi­de­ment deve­nue un lieu de balade pour intel­lec­tuels alors qu’il y avait beau­coup de choses à faire ailleurs, ne serait-ce qu’à Nanterre où il fal­lait main­te­nir l’occu­pa­tion et l’ani­ma­tion, mais aussi aux Beaux-arts et en faculté de Médecine où se tenaient les assemblées générales40.

65 Quand le conflit est devenu inévita­ble, parce que les katan­gais cherchèrent à impo­ser leur propre ordre contre des occu­pants tout à coup préoccupés de désin­fec­ter la faculté pour la rendre présen­ta­ble aux yeux des auto­rités afin qu’elles leur lais­sent la pos­si­bi­lité d’orga­ni­ser une uni­ver­sité d’été, l’affron­te­ment devint inévita­ble. Mais il concer­nait deux ser­vi­ces d’ordre deve­nus sou­dain étran­gers et se fai­sant face et non deux com­po­san­tes du mou­ve­ment en désac­cord pro­fond comme cela a été le cas à Lyon.

Témoignages à toutes les sauces

66 Pour reve­nir à la méthode, je cons­tate que l’exal­ta­tion des points de vue sub­jec­tifs nuit gra­ve­ment à une his­to­rio­gra­phie précise des faits et laisse la place à des témoi­gna­ges qui ne sont ni contrôlés ni vérifiés. D’accord, par rap­port aux témoi­gna­ges que les socio­lo­gues et his­to­riens convo­quent41, ceux de Claire Auzias ne sont pas ceux de tou­ris­tes qui regar­daient du pont Wilson ce qui se pas­sait sur le pont Lafayette, mais bien des pro­ta­go­nis­tes de Mai. Il n’empêche que leurs trop nom­breux « je crois que », « il me semble » illus­trent leurs approxi­ma­tions et une recons­ti­tu­tion du passé dans le sens de la désin­vol­ture, de la cool memory comme disait Baudrillard.

67 Le double fait de ne pas avoir cherché à les réunir ou à les faire dia­lo­guer d’abord alors que tous les “sur­vi­vants” se connais­sent, se côtoient encore et ensuite de ne procéder à aucun tri dans les témoi­gna­ges conduit à un mélange d’auto-valo­ri­sa­tion abu­sive et de contre-vérités fla­gran­tes, comme celle de Cristo (que par ailleurs j’aime beau­coup en tant qu’amie) sur son dis­cours à la Rhodia qu’elle date du 1er mai alors qu’il est du 13 mai ou à des visions sur­na­tu­rel­les sur son cheval que « le Canut » dit avoir vu sur les bar­ri­ca­des sans vrai­ment l’avoir vu42 ! Mais comme on sait Cristo, « témoin » privilégié qui dit ne pas avoir su qu’il y avait une mani­fes­ta­tion le 24 (sic, op. cit., p. 80-81), mais dont on sait qu’elle a attaché son cheval à un arbre de la cour de la faculté, on est rassuré, on n’est plus dans le témoi­gnage, mais dans « la geste » (ibidem, p. 93 à propos de Manolo).

68 Cela n’a pas d’impor­tance me direz-vous si l’his­toire en devient plus « épatante43 » (ibidem, p. 81), plus sub­jec­tive. Eh bien si, je pense que cela a de l’impor­tance si nous vou­lons lais­ser des traces fac­tuel­les de ce qui s’est passé. Cela a de l’impor­tance si on veut au-delà des faits saisir le sens des actions. Ainsi, de jan­vier à mars la Rhodia nous avait rela­ti­ve­ment occupés (sans jeu de mots) dans une période où les luttes ouvrières comme celle-là étaient plus fortes que les luttes étudian­tes. Mais à partir de mars, des événements de Berlin et de la bro­chure de Nanterre, la situa­tion change complètement et nous pen­sons à autre chose. Nous pen­sons à rendre auto­no­mes nos pro­pres actions et par exem­ple le 1er mai il n’est ques­tion ni de la Rhodia ni du Vietnam, mais bien d’une sorte de prépara­tion à quel­que chose que nous n’avons pas encore bien défini, mais que nous sen­tons sour­dre au fil des jours. Il y a comme un moment de prémisse au mou­ve­ment futur qui se dégage. Il est donc impor­tant de mar­quer cette auto­no­mie d’un pro­ces­sus qui va s’embal­ler une semaine plus tard, d’où l’impor­tance d’une data­tion précise. Mais ce n’est pas qu’une ques­tion de date non plus. Début mai le mou­ve­ment n’en est plus à cher­cher son usine et ses ouvriers, ce qui ne signi­fie pas qu’il ne les recher­chera pas à nou­veau à peine quinze jours plus tard dans une ten­ta­tive de rat­ta­che­ment qui est le signe qu’il est rat­trapé par la double nature de Mai-68.

69 Suivant la même démarche, ces témoi­gna­ges sont enre­gistrés et empilés comme s’ils étaient d’impor­tance iden­ti­que, comme s’ils étaient forcément des témoi­gna­ges impor­tants. Or, c’est loin d’être le cas. En fait, à part celui de Françoise Routhier et à un degré moin­dre celui du « Grand » aucun témoi­gnage ne marque de réflexion par rap­port à ce qui a été vécu ; comme pour le climat, c’est le res­senti qui est privilégié comme si c’était lui qui don­nait la température… cin­quante ans après ! Une impres­sion ren­forcée par le fait que les dépêches de police ou les paro­les de RG inter­vien­nent au milieu, dans un bras­sage qui par­ti­cipe d’un “grand bazar” pour repren­dre le titre d’un livre de Cohn-Bendit (Belfond, 1975). Ces dépêches ou comp­tes rendus de police appa­rais­sent alors et mal­heu­reu­se­ment, comme aussi fia­bles que les dires des pro­ta­go­nis­tes inter­rogés, alors qu’il faut reconnaître qu’ils le sont aussi peu44.

70 Pourquoi ces témoi­gna­ges plutôt que d’autres ? On ne le saura pas si on est extérieur à ce qui s’est passé à Lyon dans ces moments-là.

71 Des per­son­nes impor­tan­tes comme Bériou et Lardy sont comme rayées de l’album de famille alors que le pre­mier a laissé des traces écrites de sa vision de l’époque qui est certes fort différente de celle d’Auzias puisqu’il s’en est expliqué dans le numéro 79 d’IRL de l’hiver 1988, en réponse à l’inter­ven­tion de Claire dans le no 77-78 de l’été 1988 et que le second était tout à fait dis­po­ni­ble pour répondre à des ques­tions ou même par­ti­ci­per à la première partie du livre, c’est du moins ce qu’il m’a confirmé au cours d’une mani­fes­ta­tion de sep­tem­bre 2017, à Lyon. Le rôle de Flauraud, certes décédé, n’est même pas men­tionné, ni celui du « Gros Georges », un per­son­nage non étudiant pour­tant haut en cou­leur, actif dans le comité d’action de St Jean, ni celui de Daniel Colson qui venait pour­tant d’écrire un petit arti­cle sur « son » Mai-68 pour la revue A Contre temps. Certes, ces deux der­niers n’étaient pas au mou­ve­ment du 22 mars, mais quand même… Exit aussi “l’archi” Chomel, le rôle de Battegay et Bernin dans la for­ma­tion des cal, celui de Michel Bres, fon­da­men­tal dans les débuts du mou­ve­ment…

72 Finalement, c’est comme si la sélec­tion des témoi­gna­ges ne s’était fondée que sur un choix affi­ni­taire (des pro­ches pour la plu­part) et poli­ti­que (privilégier les anar­chis­tes dans le Mouvement du 22 mars par rap­port aux inclas­sa­bles), de la part de l’auteur du livre. On arrive d’ailleurs très mal, et cela même quand on sait repérer les pro­ta­go­nis­tes derrière leur pseudo, à savoir pour­quoi Claire les appelle « les révolu­tion­nai­res ». Une ter­mi­no­lo­gie d’ailleurs très peu anar­chiste et plutôt de fac­ture gau­chiste en pro­ve­nance de grou­pes et d’indi­vi­dus qui se pen­sent comme révolu­tion­nai­res comme si cela ne dépen­dait que de leur volonté indi­vi­duelle ou de l’appar­te­nance à un groupe ou à un milieu qui se dit lui-même révolu­tion­naire45.

73 Or en 1968, jus­te­ment, ce qui est nou­veau, c’est que d’un coup cette catégori­sa­tion qui était encore utilisée comme ligne de par­tage dans l’avant-68 a sauté parce que comme je le disais précédem­ment, Mai-68 était un mou­ve­ment anti-poli­ti­que de nature poli­ti­que. Finis donc les révolu­tion­nai­res pro­fes­sion­nels et c’est bien sur cette nou­velle base que le mou­ve­ment est devenu, à cer­tains égards, un mou­ve­ment de masse et non pas un grand grou­pus­cule comme l’ont cru, dans un pre­mier temps, l’État gaul­liste et les poli­ti­ciens. C’est aussi pour cela que “l’alliage” avec de jeunes ouvriers et des tri­mards a pu se faire. Nous étions des indi­vi­dus au sein de grou­pes infor­mels en situa­tion d’insu­bor­di­na­tion, de rébel­lion et pour cer­tains de quête révolu­tion­naire, mais nous n’étions pas des révolu­tion­nai­res. D’ailleurs, pour moi en tout cas, le révolu­tion­naire c’est celui qui a fait une révolu­tion, même si elle est défaite, comme en Russie en 1917, en Allemagne en 1919/23 ou en Espagne 1936/37. Vouloir la faire comme en France ou en Italie dans les années 60/70 ne suffit pas plus que ne suffit le fait de se démar­quer des réfor­mis­tes ou des « pin­gouins46 ». La pas­sion 68 et la force de l’événement ne doi­vent pas nous faire oublier sa modes­tie à l’échelle his­to­ri­que et notre propre modes­tie de pro­ta­go­nis­tes.

Le concept de prolétariat était déjà en crise en 1968, en appeler au lumpenprolétariat pouvait être une tentation, non une solution

74 Quand Claire Auzias dis­tin­gue noblesse du prolétariat et indi­gnité du prolétariat en haillons chez Engels et Marx, elle ne men­tionne pas ce qui est à la source de la dis­tinc­tion : la posi­tion vis-à-vis du tra­vail et au tra­vail. Ce n’est donc pas au prolétariat comme classe des “sans réserves47” (« qui n’ont que leurs chaînes à perdre ») auquel Marx fait allu­sion quand il parle de noblesse ou de dignité, mais à la classe du tra­vail, à la classe ouvrière. La noblesse en ques­tion, si noblesse il y a, est donc celle de l’ouvrier pro­duc­tif. De cet ouvrier aux mains cal­leu­ses que “l’En-dehors” Rimbaud dénon­cera dans Une saison en enfer48, mais que les syn­di­ca­lis­tes révolu­tion­nai­res et autres anar­cho-syn­di­ca­lis­tes chan­te­ront à lon­gueur de temps pour l’oppo­ser à l’homme aux écus de la finance et du com­merce ou aux fonc­tion­nai­res inu­ti­les et fainéants. Le fait que Marx n’ait pas vérita­ble­ment théorisé sa concep­tion des clas­ses, pris qu’il était par son ana­lyse du capi­tal, ne faci­lite certes pas la tâche, mais il ne fait pas de doute que pour lui le prolétariat est la classe abs­traite de la révolu­tion et la classe ouvrière est la classe concrète de la lutte des clas­ses. Le prolétaire est à l’ori­gine en tant que “sans réserves” et à la sortie en tant que membre d’une classe qui doit se nier, mais l’ouvrier qui est au cœur de la pro­duc­tion/trans­for­ma­tion du monde est ce qui lui donne sa sub­stance, à tra­vers le tra­vail. Prolétaires et ouvriers, ouvriers et prolétaires ont situa­tion et destin liés. Ce n’est pas le cas du lumpen qui, dans cette ana­lyse, est lui aussi à l’ori­gine (quand il n’appar­tient pas encore à la classe pro­duc­tive) et à la sortie (quand le tra­vail pro­duc­tif ne sera plus qu’une acti­vité comme une autre), mais en atten­dant, il serait comme sans consis­tance car même quand il est ouvrier il l’est de façon occa­sion­nelle et rare­ment dans la grande usine. Pour Marx, il est extérieur à la puis­sance ouvrière et comme le paysan, dans les rares moments où il fait masse, ce ne peut être qu’une mau­vaise masse, une foule faci­le­ment mani­pu­la­ble.

75 Il ne me semble pas néces­saire d’adhérer intégra­le­ment à la vision de Marx, une vision bien évidem­ment datée, pour en déduire quand même que toute démarche sta­tis­ti­que ou socio­lo­gi­que pour savoir si les tri­mards font partie du prolétariat ou des ouvriers est vaine car ils ne peu­vent prétendre attein­dre à une posi­tion de classe. Pas avant car ils n’en font pas encore partie ou ne veu­lent pas en faire partie (cf. Libertad et son Culte de la cha­ro­gne, les chan­sons de Couté et Bruant sur les pros­tituées et les mar­lous), pas après car c’est la référence même à la classe comme concept qui rentre en crise en Mai-68 et dans les années 70. Les trims ne cher­chent pas un rat­ta­che­ment à une classe, ou à qui que ce soit. Leur lien aux étudiants est d’une autre nature. C’est jus­te­ment sur la base de cette impos­si­ble rat­ta­che­ment qu’ils ont pu trou­ver/cons­truire des rap­ports inter-indi­vi­duels avec nous ou avec de jeunes ouvriers/prolétaires. C’est parce que dans un mou­ve­ment qui atteint une grande inten­sité, une forte ten­sion vers la com­mu­nauté humaine se mani­feste. Le “sujet” ou le pro­ta­go­niste y est alors tou­jours autre que lui-même, dans l’excès, donc pour­quoi le limi­ter en le ren­voyant à une iden­tité49 ?

76 Le même souci clas­si­fi­ca­teur et quan­ti­ta­tif semble habi­ter Claire Auzias quand elle s’exerce aux sta­tis­ti­ques hau­te­ment impro­ba­bles sur la « com­po­si­tion de classe » des mani­fes­ta­tions de mai-juin 68 — et sur les bases des chif­fres de la police qui plus est — alors qu’on ne peut pas faire confiance à ces chif­fres puisqu’ils sont poli­ti­ques. En effet, le Pouvoir avait tout intérêt à gon­fler les chif­fres de non-étudiants parmi les per­son­nes arrêtées puisqu’il vou­lait jus­te­ment démon­trer qu’il était dévoyé par une faune oppor­tu­niste de voyous et de pillards plus quel­ques enragés. Des chif­fres de toute façon biaisés socio­lo­gi­que­ment par le fait qu’ils cor­res­pon­daient aux per­son­nes arrêtées et donc à celles qui étaient restées le plus long­temps au contact des forces de l’ordre ou qui avaient pris le plus de ris­ques. À l’évidence cela ne pou­vait que gon­fler les chif­fres des non-étudiants, plus rompus aux com­bats de rue qu’aux joutes ora­toi­res. Je n’ai pas besoin non plus de sta­tis­ti­ques offi­ciel­les pour savoir qu’il y avait parmi les mani­fes­tants étudiants au contact direct, dans l’affron­te­ment, pas mal de spor­tifs avec une sur­représen­ta­tion rela­tive des étudiants de l’ireps de Lyon dont cer­tains devien­dront plus tard, dans le sillage de la Gauche prolétarienne, les mon­gols sobri­quet les dis­tin­guant des chi­nois, mais plutôt en référence his­to­ri­que aux Huns, signi­fiant que quand ils pas­saient à l’action l’herbe ne repous­sait pas sous leurs pieds, plus de garçons arrêtés que de filles, etc., mais qu’est-ce que nous pou­vons en déduire d’intéres­sant poli­ti­que­ment ?

77 Là où je serais d’accord avec Claire, mais dans de tous autres termes, c’est pour dire que dans les moments insur­rec­tion­nels, “l’avant-garde de fait” du mou­ve­ment est le plus sou­vent composée par des indi­vi­dus qui mani­fes­tent une impu­reté de classe, au contraire de ce que pen­sent les marxis­tes, pour­tant les plus res­pec­ta­bles, comme ceux des gau­ches com­mu­nis­tes pour qui le pro­ces­sus révolu­tion­naire du capi­tal va de pair avec un apu­re­ment des clas­ses. Dans un pre­mier temps, son accu­mu­la­tion inten­sive et non plus pri­mi­tive ne lais­se­rait plus face à face que bour­geoi­sie et classe ouvrière qui, cha­cune, auraient absorbé la première ses formes peti­tes bour­geoi­ses et pay­san­nes, la seconde, ses “En-dehors” dans un sala­riat généralisé ; et dans un second temps, machi­ne­rie et intégra­tion de la techno-science aux forces pro­duc­ti­ves entraîneraient une trans­for­ma­tion de la com­po­si­tion de la classe ouvrière. C’est le tra­vailleur déqua­lifié et par conséquent indifférent à son tra­vail, le modèle de l’ouvrier américain pour Marx, qui serait vrai­ment sujet de la révolu­tion com­mu­niste. Dès le no 6-7 de Temps cri­ti­ques, Charles Sfar et moi-même avons tenté de mon­trer l’erreur conte­nue dans cette concep­tion. Depuis, mes tra­vaux autour du mou­ve­ment ita­lien des années 1960-70 m’ont convaincu du bien-fondé de ma démarche quand on pense au rôle qu’ont joué les ouvriers du Sud dans les grèves et le sabo­tage de la pro­duc­tion, dans l’atta­que contre les divi­sions hiérar­chi­ques dans les usines de Turin, Milan ou Porto Marghera en Vénétie. Des immigrés encore imprégnés de luttes des tra­vailleurs agri­co­les du Sud, les­quel­les firent encore deux morts à Avola en Sicile le 2 mai 1968.

78 À une autre échelle, on remar­que des caractères simi­lai­res dans les luttes de 1967 en France qui cons­tituèrent des pro­dro­mes de celles de Mai-68. Les usines où l’insu­bor­di­na­tion fut la plus forte sont celles de l’ouest de la France nou­vel­le­ment indus­tria­lisé avec la présence de nom­breux ouvriers spécialisés (OS) d’extrac­tion pay­sanne récente parmi les jeunes qui séquestrèrent les patrons et les chefs. C’est ce mélange spécifi­que, non pas inter­clas­siste, mais trans­clas­siste qui fait aussi la force de ce qui a été appelé la Commune de Nantes.

79 Dans une cer­taine mesure, tri­mards, zonards ou lou­bards mani­fes­taient, mais à la marge, cette même impu­reté de classe…▪

 

Jacques Wajnsztejn, novem­bre-décembre 2017

 

Notes

1 – Il faut reconnaître à ce livre le mérite d’être remonté aux ori­gi­nes his­to­ri­ques du terme quand Zo d’Axa parle de « Grand tri­mard » (Auzias, op. cit., p. 306) et que Mécislas Golberg publie à la fin du xixe siècle le jour­nal Sur le tri­mard (puis Le tri­mard) où il le définit comme un vaga­bond du tra­vail (ibid., p. 297 et sq.). Mais ce n’est pas parce que Zo d’Axa, l’anar­chiste indi­vi­dua­liste a écrit sur Le grand tri­mard (p. 308) que cela fait de “nos” tri­mards à nous, des anar­chis­tes indi­vi­dua­lis­tes ! (cf. infra).

2 – Je cite de mémoire, mais d’autres encore rap­por­tent avec précision : « Il n’y avait plus de différence pos­si­ble entre les sexes et les luttes. C’était un état excep­tion­nel très dif­fi­cile à ana­ly­ser […] Le combat n’avait pas de sexe, comme un mou­ve­ment sus­pendu, privilégié de l’his­toire. » (Interview d’Anna Orsini et Sylvia Schiassi in « Les Untorelli », Recherches, 1977, p. 141). En Mai-68, une che­ville ouvrière du mai lyon­nais, Françoise Routhier ne se pen­sait pas non plus féministe et son auto­rité natu­relle, l’aura qu’elle dégageait ne posaient pas nos rap­ports en termes de rap­ports sociaux de sexe et encore moins de… “genre”.

3 – Faisons une nou­velle incur­sion en Italie en nous pro­je­tant sur ce qui s’est passé à la gigan­tes­que fête de l’Autonomie orga­nisée pour le fes­ti­val du prolétariat juvénile, Parco Lambro à Milan (juin 1976). Je laisse la parole au chan­teur Gianfranco Manfredi qui après y avoir chanté a écrit un petit texte de bilan d’une grande acuité poli­ti­que : « Depuis que la gauche de classe a choisi comme pivot de sa pra­ti­que (pour ne pas dire de sa “stratégie”) la réalité socio­lo­gi­que du “jeune prolétariat”, voilà que le terme a acquis valeur de classe et ses actions une cor­res­pon­dance avec la lutte de clas­ses […] Dans les différentes phases du dévelop­pe­ment de la classe, une de ses frac­tions est ainsi élevée de temps en temps au rang de “représen­tante générale” : hier l’ouvrier-masse, puis les jeunes ouvriers, et enfin le jeune prolétariat […]. De là à l’iden­ti­fi­ca­tion de la strate avec la classe, il n’y a qu’un pas […] Mais il y a plus : au terme sec­to­riel ainsi isolé on attri­bue les valeurs qui sont pro­pres à la classe dans son ensem­ble, à savoir : une homogénéité interne qui peut expri­mer une homogénéité de com­por­te­ments donc une direc­tion uni­taire et au moins natio­nale, une représen­ta­tion orga­nisée […]. Essayons en revan­che […] de tracer un chemin contraire, inverse : non celui de l’agrégation révolu­tion­naire de la classe autour de sa strate la plus avancée et de sa représen­ta­tion (tou­jours atten­due), mais celui de la désagrégation (de l’évapo­ra­tion) de la classe par ses stra­tes mar­gi­na­les au-delà de toute représen­ta­tion ». (cité dans Marcello Tari, Autonomie  ! Italie, les années 1970, La Fabrique, 2011, p. 175 et sq.).

4 – Sur ce point, on peut se repor­ter au livre d’Anne Steiner, Les En-dehors. Anarchistes indi­vi­dua­lis­tes et illégalis­tes à la «  Belle Époque  », L’échappée, 2008. La Première Guerre mon­diale accélérera le pro­ces­sus de nor­ma­li­sa­tion et par conséquent par­ti­ci­pera, avec la révolu­tion russe, mais dans un tout autre sens, à la désagrégation de ce milieu plus poli­tisé des En-dehors. La différence fon­da­men­tale avec des grou­pes plus récents comme les blou­sons noirs ou les tri­mards est celle de la cons­cience poli­ti­que. Les En-dehors n’étaient pas que pure révolte ou de ten­dance nihi­liste ; ils étaient pro­ches de l’anar­chisme indi­vi­dua­liste, menaient des expérien­ces alter­na­ti­ves com­mu­nau­tai­res et ali­men­tai­res (végétarienne ou végétalienne).

5 – Cf. le texte : « Les présupposés des par­ti­cu­la­ris­mes et ce qu’ils impli­quent », in J. Wajnsztejn, Capitalisme et nou­vel­les mora­les de l’intérêt et du goût, l’Harmattan, 2002, p. 69-124. Disponible en février 2018 sur le site de la revue Temps cri­ti­ques.

6 – Une diver­sité d’ailleurs mal cernée puis­que Claire Auzias cite de façon a-cri­ti­que un docu­ment ronéoté, sans plus d’indi­ca­tion d’ori­gine, mais sem­blant concer­ner le Mouvement du 22 mars à Paris et qui est d’une rare confu­sion puisqu’il inclut le groupe des enragés de Nanterre et les situa­tion­nis­tes de l’IS dans le Mouvement du 22 mars. Or, si les enragés for­maient un groupe c’est bien parce qu’ils se dis­tin­guaient du Mouvement du 22 mars. Même s’il y eut des actions com­mu­nes à Nanterre, sur­tout avant Mai et que les sanc­tions dis­ci­pli­nai­res visaient des mem­bres des deux grou­pes, ils restèrent tou­jours dis­tincts même après la fer­me­ture de Nanterre et le départ pour Paris. Les enragés intégrèrent le Comité pour le main­tien des occu­pa­tions (CMDO) dirigé par les situa­tion­nis­tes tandis que le Mouvement du 22 mars devint pari­sien… et lyon­nais.
La confu­sion pro­vient du fait que les médias et le pou­voir repri­rent rapi­de­ment le terme d’enragés, très por­teur, pour l’étendre à toutes les frac­tions radi­ca­les de Nanterre, puis à tout ce qui outre­pas­sait le gau­chisme tra­di­tion­nel (trots­kis­tes et pro-chi­nois). Raison de plus pour rec­ti­fier le tir !

7 – Daniel Guérin tout d’abord membre de la SFIO, ten­dance de gauche Marceau Pivert pen­dant le Front popu­laire sera ensuite une des pas­se­rel­les entre marxisme et anar­chisme ; Yvon Bourdet fut un des fon­da­teurs de la revue Autogestion ; Henri Simon, membre du groupe Socialisme ou Barbarie, le quitte avec Claude Lefort sur la ques­tion de l’orga­ni­sa­tion et le rôle des conseils ouvriers pour fonder le groupe ILO puis la revue ICO (Informations et cor­res­pon­dan­ces ouvrières) qui défend des posi­tions conseillis­tes pro­ches de celles de Pannekoek.

8 – Il fau­drait voir de près pour­quoi ce qui appa­rais­sait en 1968 comme une avancée a été contre­dit pres­que immédia­te­ment dans l’après-68 avec le retour de posi­tions assez sec­tai­res entre d’un côté des anar­chis­tes cher­chant à fonder une nou­velle orga­ni­sa­tion, une “vraie” (l’ORA), pas comme la FA et de l’autre des com­mu­nis­tes radi­caux dans la filia­tion des gau­ches ger­mano-hol­lan­daise et ita­lienne qui eux, cher­chaient plutôt à conti­nuer la cri­ti­que des grou­pes poli­ti­ques for­mels et la mili­tance… La situa­tion n’était pas meilleure à Lyon puis­que si la ten­dance sec­taire anar­chiste ne se mani­fes­tait pas, se dévelop­pait en revan­che une sorte de sous-culture poli­ti­que, parmi nombre de pro­ta­go­nis­tes du Mouvement du 22 mars. Elle mêlait un vieux fonds “anar” à un atta­che­ment autant sen­ti­men­tal (le sou­ve­nir des trims  ?) que poli­ti­que vis-à-vis de toutes les formes de marge dont la tra­duc­tion poli­ti­que pou­vait se trou­ver dans le vieux concept de lum­pen­prolétariat. Quoiqu’on ait pu en penser à l’époque, du point de vue de ce que l’on pour­rait appe­ler nos sub­jec­ti­vités révolu­tion­nai­res, il ne fai­sait pas de doute qu’un pro­ces­sus de décom­po­si­tion du mou­ve­ment de Mai était à l’œuvre. Une décom­po­si­tion par­ti­culièrement avancée à Lyon du fait que quel­ques-uns de ses pro­ta­go­nis­tes impor­tants allaient pren­dre, peu après, le chemin de la délin­quance. Sans objec­tif poli­ti­que expli­ci­te­ment formulé, certes, mais dont le but n’était peut-être pas si éloigné de celui des Comontisti de Riccardo d’Este à Turin et Milan qui avaient lancé le slogan : « Contre le capi­tal, lutte cri­mi­nelle ». Ce tour­nant créait d’ailleurs un trou­ble poli­ti­que dans le “milieu” des pro­ta­go­nis­tes de Mai. Je me rap­pelle que Jean-Marc Blanc m’avait demandé si je pou­vais orga­ni­ser une col­lecte pour Jean-Pierre Berne à la faculté de Droit et Sciences écono­mi­ques (puisqu’il y était ins­crit) suite à une première arres­ta­tion, mais malgré mon influence au sein du comité d’action, la pro­po­si­tion avait été accueillie dans l’incompréhen­sion totale. Daniel Colson de son côté me déclara s’oppo­ser à toute confu­sion entre inter­ven­tion poli­ti­que et délin­quance préten­du­ment poli­ti­que.

9 – Cité in Lucien Rioux et René Backmann, L’explo­sion de mai, Fayard, 1968, p. 39.

10 – J. Guigou et J. Wajnsztejn, Mai 1968 et le mai ram­pant ita­lien, l’Harmattan, 2008 ; réédition aug­mentée, prin­temps 2018 chez le même éditeur et en pdf sur le site de la revue Temps cri­ti­ques à partir du prin­temps 2018.

11 – Ce n’est pas parce que la police parle par­fois de beat­niks pour les tri­mards, par exem­ple dans un rap­port sur les non-étudiants occu­pant la faculté (Auzias, op. cit., p. 345) et que cer­tains tri­mards auraient fait référence à eux (je ne l’ai jamais entendu pour ma part et en tout cas pas en mai-juin 68) que cela en fai­sait des beat­niks.
Par ailleurs, en Mai-68, la référence au beat­nik ne pou­vait res­sor­tir que de la for­mule du style « espèce de beat­nik » car la première référence visi­ble en France, dans un cercle un peu élargi, au-delà d’un milieu intel­lec­tuel, c’est le film Easy Rider de 1969. C’est le signe d’une argu­men­ta­tion rétroac­tive de la part de Claire Auzias, due peut être à son itinérance aux États-Unis dans sa jeu­nesse, car cette qua­li­fi­ca­tion de beat­nik ne pou­vait être, à l’époque, que le fruit de l’intégra­tion d’une représen­ta­tion dis­qua­li­fiante réinves­tie en tant que marge posi­tivée, sans rap­port avec la culture beat que des jour­naux comme Actuel vont faire connaître en France dans les années 70. Le début de guérilla cultu­relle qui se mène en France à cette époque est plutôt centré sur le hap­pe­ning avec Jean-Jacques Lebel. Ce n’est que le 20 février 1968 que Jean-Louis Barault orga­nise au théâtre de France un récital consacré aux poètes américains de la Beat Generation. Ce ne sont pas des tri­mards qui y assis­tent mais trois cents étudiants et jeunes artis­tes contes­ta­tai­res scan­dant « La culture mas­sa­cre la cons­cience » et « Le théâtre bour­geois est mort » (source : Jean-Louis Brau, Cours cama­rade, le vieux monde est derrière toi  ! Albin Michel, 1968, p. 102). On peut considérer la prise et l’occu­pa­tion de l’Odéon comme une suite direc­te­ment poli­ti­que de ces tech­ni­ques de hap­pe­ning dont les situa­tion­nis­tes avaient cri­tiqué le côté spec­ta­cu­laire. Bien que ce qui s’y passa ensuite soit plutôt à considérer comme un échec, ce type d’inter­ven­tion essaima jusqu’à New York, en Californie, en Italie et à Lodz en Pologne.

12 – Mitch Abidor, May made me, Pluto (GB) et AK Press (États-Unis), prin­temps 2018.

13 – La ver­sion française exacte est « habits féodaux » ce qui induit un faux sens, la ver­sion ita­lienne est usanze feu­dali soit usages féodaux ou encore usages pré-capi­ta­lis­tes qui est plus cou­rant en français. Le texte ita­lien est consul­ta­ble sur :
https://www.car­mil­laon­line.com/2006… ou http://www.contro­la­crisi.org/notizi…

14 – Cesare Battisti, extraits de 68 ou années de plomb  ? L’ano­ma­lie ita­lienne, texte intégral consul­ta­ble en ligne sur : http://infos.samiz­dat.net/arti­cle38…

15 – Gérard de Cortanze, Zazous, Albin Michel, 2016.

16 – Le nom pro­vient de la chan­son de Johnny Hess dans laquelle on entend Je suis zazou, zazoué, elle-même inspirée d’un refrain de Cab Calloway en pro­ve­nance des États-Unis zah-zuh-zaz-zuh-zay. Ils étaient très influencés par le jazz qu’ils fai­saient entrer en France clan­des­ti­ne­ment parce que les auto­rités d’Occupation l’avait inter­dit ; par la musi­que gitane (Django Reinhardt) et par les films poli­ciers américains alors que vichys­tes et nazis tra­quaient tout ce qui était anglo-saxon. Mais ils n’avaient pas de posi­tion poli­ti­que précise (Charles Trenet était un chan­teur zazou, c’est tout dire !) à part l’affir­ma­tion d’une joie de vivre qui défiait seu­le­ment avec “toupet” (comme leur che­veux longs ramenés sur l’avant) les normes ves­ti­men­tai­res et cultu­rel­les de l’époque, mais aussi la guerre et l’ennemi (cf. le disque Mademoiselle Swing et Monsieur Zazou (Chansons-Actualités) qui recen­sent 24 mor­ceaux dont les dates cou­rent de 1937 à 1943). La période zazou se limite à ces dates puis­que le mou­ve­ment, traité de dégénéré par les pétai­nis­tes puis Vichy sera ensuite pour­chassé par les mili­ces fas­cis­tes de Darlan. Les plus jeunes seront envoyés aux “Chantiers de jeu­nesse”, les majeurs incor­porés de force au Service du tra­vail obli­ga­toire (STO), alors que d’autres (dont mon père) se réfugièrent dans la clan­des­ti­nité ou passèrent à la résis­tance active.

17 – Sa référence aux précaires m’apparaît dis­cu­ta­ble. À la page 316, elle fait référence à Georges Navel pour définir le tri­mard comme celui qui aurait « le goût de l’emploi précaire ». Je ne sais pas en quel sens Navel, à l’époque, enten­dait le terme de précaire. En revan­che, ce qu’il y a de sûr, c’est qu’aujourd’hui, l’emploi du terme « précaire » indi­que une situa­tion subie face à un marché du tra­vail qui rejette une partie de la popu­la­tion active comme surnuméraire. Situation subie qui n’est pas, dans l’argu­menta­tion de Claire, celle de tri­mards dont ça serait le choix (le « goût »). Aujourd’hui, il n’y a pas de choix de la précarité, il n’y a que le choix (mar­gi­nal) de la flexi­bi­lité prolétaire dans les pores du capi­tal. Nous ne sommes plus dans les années soixante et soixante et dix de l’absentéisme, du turn-over et du sabo­tage.

18 – Chiffre il est vrai beau­coup plus élevé aux deux extrémités des clas­ses d’âge.

19 – Une ter­ri­to­ria­li­sa­tion très différente de celle qui exis­tait dans les anciens quar­tiers popu­lai­res comme base arrière de la com­mu­nauté ouvrière alors qu’aujourd’hui cet espace est déstruc­turé par la dis­pa­ri­tion des usines. Il apparaît comme un espace dévalo­risé dans lequel se main­tien­nent à grand-peine ser­vi­ces publics et com­mer­ces.

20 – Je reprends ici le terme utilisé par Jacques Baynac, ex-membre de Pouvoir ouvrier, puis de la librai­rie La Vieille taupe et en mai-juin du Comité d’action tra­vailleurs étudiants (CATE) de Censier, dans Mai retrouvé, Belfond, 1978, pour désigner le rap­port com­plexe tissé entre étudiants et ouvriers et qui peut être étendu, à mon avis, aux rap­ports que nous avons eu avec les tri­mards à Lyon. Un alliage dif­fi­cile certes, incom­plet, mais qui avait d’autres ambi­tions que la simple alliance passée entre le comité d’occu­pa­tion de la Sorbonne et les katan­gais.

21 – Une ren­contre qui ne se repro­duira que dans quel­ques moments rares par la suite, au moment de la “Marche de l’égalité” dans les années 1980, avec les las­cars des CET en 1986 contre le projet Devaquet, la lutte contre le CIP en 1994, avec la mani­fes­ta­tion des lycéens-étudiants lyon­nais contre l’arres­ta­tion de deux jeunes lycéens d’ori­gine immigrée au cours des affron­te­ments vio­lents des jours précédents autour de la place Bellecour, mais plus du tout à partir de 2005 (révolte dans les ban­lieues) et 2006 (lutte des lycéens et étudiants, y com­pris de ban­lieue contre le CPE et “dépouille” vio­lente sur des mani­fes­tants étudiants). C’est pour­tant à un mythi­que en-commun émeu­tier que cer­tains comme Alèssi dell’Umbria veu­lent s’asso­cier. Dans son livre C’est la racaille  ? Eh bien j’en suis  ! À propos de la révolte de 2005, L’échappée, 2006, il pro­jette un ima­gi­naire com­mu­niste dix-neuvièmiste, absent dans les émeutes de 2005, alors qu’on en per­ce­vait encore des traces dans les révoltes des Minguettes à Vénis­sieux et à Vaulx-en-Velin au début des années 1980, à l’époque où Alèssi et son groupe Os Cangaceiros publiaient, dans le numéro de jan­vier 1985, l’arti­cle « Minguettes blues ».
Le titre même de son livre montre qu’Alèssi entremêle les époques. En effet, il pas­ti­che le chant anar­chiste « C’est la canaille ! et bien j’en suis ! » qui date des actions direc­tes anar­chis­tes de la fin du xixe siècle et leur répres­sion par une bour­geoi­sie trai­tant les révoltés et les “En-dehors” de “canailles”. Mais ce n’est pas parce que le mot racaille rime avec celui de canaille qu’il désigne les mêmes indi­vi­dus et des époques ana­lo­gues. Il n’y a pas eu d’en commun émeu­tier en 2005, tout juste un “nous” des bandes et des actions éclatées, plus nihi­lis­tes qu’aveu­gles d’ailleurs puisqu’elles se sont sou­vent attaquées aux ins­ti­tu­tions ou asso­cia­tions qui empêchent que ces zones ne se trans­for­ment en ghet­tos à l’américaine. Déclarer s’y affi­lier cons­ti­tue la méprise poli­ti­que de tous ceux qui glo­ri­fient en soi Le temps des émeutes (Alain Bertho, Bayard, 2009) en le confon­dant par aveu­gle­ment his­to­ri­que avec les mani­fes­ta­tions et vio­len­ces de rue dans Paris et sa ban­lieue à la Belle époque où des grou­pes anar­chis­tes vio­lents du tour­nant du xixe au xxe siècle for­maient des com­mu­nautés de vie et de lutte même si c’était sur les bases de l’anar­chisme indi­vi­dua­liste. (cf. Anne Steiner, Le temps des révoltes, L’échappée, 2012). Mais dire « eh bien j’en suis », ce qui était encore pos­si­ble au début des années 80 n’a plus de sens poli­ti­que autre que pro­vo­ca­teur aujourd’hui.

22 – Cf. l’État-social et l’État c’est nous de la première période de Temps cri­ti­ques.

23 – Ce que des auteurs post-moder­nes comme Deleuze ou Foucault ont essayé de théoriser en par­lant du pas­sage des sociétés de dis­ci­pline aux sociétés de contrôle repo­sant sur la nor­ma­li­sa­tion. La marge y était magnifiée comme chez Guattari avec la création de Marge qui fai­sait suite à Défense active, l’un des pro­lon­ge­ments du M22 pari­sien où on par­lait effec­ti­ve­ment des mar­gi­naux, droits com­muns et autres. Mais peu à peu, de la même façon que les maos fabriquèrent leurs immigrés, des liber­tai­res radi­caux fabriquèrent leur marge.
Or, un type de société qui peut se per­met­tre de lâcher ses fous dans la nature est une société qui ne craint jus­te­ment pas que cela en fasse des révolu­tion­nai­res. On n’est plus au temps de Sade !

24 – Cf. l’arti­cle de Serge Mareuil : « Les jeunes et le yé-yé » dans le no 36 de Socialisme ou Barbarie (1964) où il montre que nou­vel­les musi­ques et danses cor­res­pon­dent chez les jeunes à la désagrégation de la culture bour­geoise d’un côté et à la dis­pa­ri­tion de la culture prolétarienne de type 1936.

25 – Le jour­nal l’Humanité du 21 août 1963 note à propos d’un concert de Sylvie Vartan dans le Sud de la France : « Brusquement les toma­tes, les bou­teilles, les chai­ses se met­tent à twis­ter. Le piano s’évanouit de stu­peur pen­dant que les gui­ta­res élec­tri­ques et la bat­te­rie aban­données par les musi­ciens se trans­for­ment en artille­rie contre les CRS » (cité par Mareuil, op. cit., p. 39).

26 – Quand elle en parle, Claire Auzias ne la voit qu’en pro­ve­nance des “marges” (beat­niks et tri­mards) ou alors dans la révolte des lycéens (cf. son entre­tien pour le no 77-78 de la revue IRL, prin­temps 1988).

27 – On oublie trop sou­vent que sans les grèves ouvrières de 67-68, le mou­ve­ment étudiant et de la jeu­nesse en France serait resté aussi limité que le mou­ve­ment alle­mand pour­tant très fort à ses débuts, plus que les mou­ve­ments en France et en Italie, mais qui est mal­heu­reu­se­ment resté isolé.

28 – Cf. Des romans comme Les irréguliers de Gérard Guégan (Lattès, 1975) et Les Esperados de Yannick Blanc (Robert Laffont, 1984) ren­dent compte de ces moments.

29 – Cf. Pierre Masson et son inter­view dans le maga­zine Lyon Mag de mai 2008.

30 – Un repro­che qui sera d’ailleurs adressé aux cama­ra­des de Noir et Rouge, à tel point qu’ils y répon­dront par l’arti­cle « Cohnbendistes ? » in no 42-43 de novem­bre 1968.

31 – J’ai ajouté en août 2017 ce der­nier para­gra­phe en conclu­sion de la lettre que j’avais adressée à Alain en sep­tem­bre 2010 et qui figure sur le site de Temps cri­ti­ques. En effet, il me semble néces­saire de donner un éclai­rage théorique à ce qui fut un point impor­tant de diver­gence à l’époque, pour ne pas donner l’impres­sion que ce fut sim­ple­ment le pro­duit de prises de posi­tion tac­ti­ques ou ins­tru­men­ta­lis­tes ou même épider­mi­ques dépen­dan­tes de réactions à chaud. Mais comme nous l’avons dit précédem­ment, cette diver­gence qui tra­versa le M22 n’empêcha pas Françoise Routhier d’être par la suite à l’ini­tia­tive du comité de sou­tien à Raton et Munch.

32 – Cf. Ingrid Gilcher-Holtey : « Éléments pour une his­toire comparée de Mai-68 en France et en Allemagne », uni­ver­sité de Bielefeld, dis­po­ni­ble sur le site Le prolétariat uni­ver­sel.

33 – « Jacqueline Brunet ensei­gnait à la faculté d’ita­lien et fut inlas­sa­ble­ment présente dans l’occu­pa­tion de l’uni­ver­sité de Lettres de Lyon avec son mari, pro­fes­seur de phi­lo­so­phie dans l’ensei­gne­ment tech­ni­que secondaire. Tous deux étaient inves­tis plei­ne­ment pen­dant mai et juin en tant que SNESup. » (op. cit., p. 196) Lisons sim­ple­ment le pre­mier para­gra­phe de son jour­nal de bord que nous livre Claire Auzias : « Les tri­mards sont sans doute arrivés à la faculté le soir du 24 mai, à l’issue de la mani­fes­ta­tion au cours de laquelle un camion a été lancé sur la police et où est mort le com­mis­saire Lacroix » (op. cit., p. 197). Soit à peu près la ver­sion de la police et des syn­di­cats.

34 – Dans son inter­ven­tion aux journées d’études et de conférences de la BM de Lyon en mai 2008 dont les actes ont été publiés par la BM sous le titre L’intel­li­gence d’une ville, mai-juin 68 à Lyon elle déclare : « Raton est une force de la nature » (p. 75). Mais Burgelin fait quand même plus fort : « le tri­mard Raton, sorte de Depardieu pro­gna­the » (p. 71, op. cit.). Quelle culture, il n’y a pas que les ita­lia­ni­sants et les juris­tes qui connais­sent Lombroso le cri­mi­no­lo­gue ita­lien et sa thèse du type cri­mi­nel bio­lo­gi­que­ment déterminé !

35 – « Des petits per­son­na­ges, vous dis-je qui s’agi­tent dans les marges. Ils nous rap­pel­lent cette évidence : l’his­toire est un art de l’éman­ci­pa­tion. Elle montre qu’à tout moment, de quel­que façon qu’on puisse l’inven­ter et pour tout le monde, une autre his­toire est tou­jours pos­si­ble. » (Comment se révolter  ? Bayard, 2016, p. 60).

36 – Un pro­fes­seur d’his­toire et géogra­phie est ainsi venu se plain­dre auprès de moi, dès le len­de­main du pre­mier jour de l’occu­pa­tion, d’un acte d’humi­lia­tion que je juge moi-même assez grave aujourd’hui et que j’avais considéré moins grave sur le coup, commis dans son bureau. Je connais­sais la per­sonne qui l’avait commis, je ne lui ai évidem­ment pas donné son nom, mais ce dont je suis sûr c’est que ce n’était pas l’œuvre d’un tri­mard.

37 – Entretien du 7/09/2002, Christian Chevandier : La fabri­que d’une génération  ? Georges Valero, pos­tier, mili­tant et écri­vain, Les belles let­tres, 2009, p. 142.

38 – Voici quel­ques extraits signi­fi­ca­tifs d’un tract de l’UD-CFDT du Rhône, réalisé par trois mili­tants du supérieur dont un pro­fes­seur d’his­toire et géogra­phie, Baumont : « Les événements, (en par­ti­cu­lier les mani­fes­ta­tions), ont par ailleurs entraîné l’inva­sion de la faculté par des éléments divers que les Lyonnais connais­sent main­te­nant sous le nom de tri­mards (jeunes chômeurs, blou­sons noirs et autres ina­daptés de notre société). Il faut à cela ajou­ter un cer­tain nombre d’étudiants ou de gens de l’extérieur déprédateurs : les uns pour voler, d’autres par idéal anar­chiste, ont en défini­tive commis beau­coup plus de dégâts que les tri­mards tou­jours accusés. Remarquons d’ailleurs que les des­truc­tions les plus graves sont le fait des éléments fas­cis­tes venus atta­quer la faculté, le mardi 4 juin 1968. […] Par ailleurs, une concep­tion déplacée de la soli­da­rité glo­bale de tous les occu­pants a rendu impos­si­ble toute mesure éner­gi­que pour élimi­ner les éléments indésira­bles. » (source : Alain Schnapp et Pierre Vidal-Naquet, Journal de la Commune étudiante, Seuil, 1968, doc 203, p. 463 et sq.).

39 – Cf. le com­mu­niqué du Comité d’occu­pa­tion de la Sorbonne, in le jour­nal Action en date du 17 juin 1968, op. cit., doc 208, p. 471-472.

40 – Lettre de Jean-Pierre Duteuil à J. W. du 13/01/2018.

41 – Telle Zancarini-Fournel, coor­di­na­trice de nom­breux ouvra­ges « autour » de 1968 ou sur « les années 68 », cette appel­la­tion d’ori­gine incontrôlée qui est la tarte à la crème de l’édition grand public sur ce thème.

42 – Auto-valo­ri­sa­tions et approxi­ma­tions ne sont pas incom­pa­ti­bles, mais bien plutôt complémen­tai­res. C’est à partir de la reven­di­ca­tion assumée de l’à peu près que peut s’exal­ter un par­cours rétroac­tif indi­vi­duel que per­sonne ne vien­dra contre­dire puisqu’il est fonc­tion d’un res­senti réchauffé pour l’occa­sion.

43 – Au sens de “faire de l’épate” je sup­pose !

44 – Pour donner une idée de la fia­bi­lité des sour­ces en pro­ve­nance des RG je cite­rai mon exem­ple per­son­nel. Arrêté début 1970 sous la fausse accu­sa­tion d’avoir déposé un explo­sif au Sofitel qui fit deux blessés parmi les employés, qu’elle ne fut pas ma sur­prise de décou­vrir que ma fiche de police com­por­tait la men­tion « révolu­tion­naire pro­fes­sion­nel tchécoslo­va­que en exil » (sûrement depuis la défaite du Printemps de Prague !). Il est vrai que pour excu­ser la police, ma com­pa­gne, elle aussi arrêtée par la suite, était effec­ti­ve­ment d’ori­gine tchèque. Mais com­ment deman­der aux rg de s’y reconnaître avec tous ces « étran­gers » dignes de « l’Affiche rouge » ? Pour eux, révolu­tion­naire tchèque ou fils de juif-apa­tride d’ori­gine polo­naise, c’était bonnet blanc et blanc bonnet !

45 – Daniel Anselme, la che­ville ouvrière des Cahiers de Mai et ancien membre du Comité cen­tral du pcf jusqu’à sa rup­ture en 1956, raconte quand, au début des années 1970, il eut une entre­vue avec les chefs de la Gauche prolétarienne Le Bris et Le Dantec et qu’au cours de la dis­cus­sion, au bord du vomis­se­ment que leur pro­cu­raient les infâmes ciga­res tos­cani qu’ils n’avaient pas l’habi­tude de fumer alors qu’Anselme ne fumait que cela, ils entonnèrent tout à coup un « Nous les révolu­tion­nai­res… » qui se vou­lait consen­suel et com­plice. Anselme les doucha immédia­te­ment en répon­dant : « Mais cama­ra­des, qui vous a faits révolu­tion­nai­res ? » Les tos­cani passèrent de plus en plus mal et la réunion entre « révolu­tion­nai­res » resta sans suite poli­ti­que.

46 – Nom donné par le Mouvement du 22 mars lyon­nais (Chomel, Flauraud) à ceux qui fai­saient une sorte de tou­risme poli­ti­que en se bala­dant à la faculté pour flai­rer l’air du temps.

47 – Marx forme son concept de prolétariat sur la racine latine proles qui désignait, dans la Rome anti­que, la catégorie de ceux qui n’avaient que leurs enfants pour toute richesse et qui étaient donc dis­pensés d’impôts. En ce sens, ils étaient “sans réserve”.

48 – « J’ai hor­reur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous pay­sans, igno­bles. La main à plume vaut la main à char­rue. – Quel siècle à mains ! – Je n’aurai jamais ma main. Après, la domes­ti­cité mène trop loin ». Mais notre “En-dehors” fit par la suite du com­merce pour éviter de se salir les mains.

49 – Nouvelle incur­sion dans l’Italie de cette période quand des grou­pes com­mu­nis­tes radi­caux partis de l’opéraïsme de Classe ope­raia ont aban­donné toute référence clas­siste pour une pra­ti­que de « lutte cri­mi­nelle » (Comontismo). En 1977, Radio Alice de Bologne avait dit : « Le mar­gi­nal au centre ». C’est un peu ce qui arriva à partir de 1976 avec la cons­ti­tu­tion de cer­cles de jeunes prolétaires à Milan, Rome et Bologne sur­tout, puis à l’automne avec le mou­ve­ment des auto-réduc­tions pen­dant lequel des dizai­nes de mil­liers d’étudiants, de jeunes ouvriers et de chômeurs venant des ban­lieues se ras­semblèrent dans les cen­tres-villes pour s’appro­prier des mar­chan­di­ses, impo­ser des loi­sirs gra­tuits. Ce fai­sant il ten­daient à faire sauter de façon pra­ti­que la vieille oppo­si­tion marxiste entre prolétariat et lum­pen­prolétariat. À Bari, par exem­ple, dans les Pouilles, les auto­no­mes orga­ni­sent « la recom­po­si­tion du prolétariat social ». Les trois Maisons de l’étudiant, tenues en pra­ti­que par des étudiants-prolétaires, malgré la présence de la chef­faille­rie étudiante, sont deve­nues des cen­tres de dis­cus­sion et de réappro­pria­tion. Le syn­di­cat et le pci firent fermer le res­tau­rant des Maisons de l’étudiant et une mani­fes­ta­tion de plus de 10 000 étudiants se retrouva pour s’invi­ter à manger dans les réserves du res­tau­rant. La per­qui­si­tion effectuée par la police peu après révéla que de nom­breux jeunes non étudiants, et même deux pros­tituées et toute une famille au chômage, occu­paient les lieux. Cette situa­tion donna lieu à une grève syn­di­cale du per­son­nel du res­tau­rant. (source : lettre de cama­ra­des de Bari du 3/06/1977 à la revue française Les Fossoyeurs du Vieux Monde et La Repubblica du 31/05/1977). Ce der­nier point sou­li­gne que le mou­ve­ment de 1977 a représenté le niveau le plus intense de décom­po­si­tion sociale de la classe alors que les auto­no­mes y voyaient le niveau le plus intense de sa recom­po­si­tion.