De prisonnier à détenu

  69 375 prisonniers, 100 000 détenus 

 

Voilà le compte : 69 375, un chiffre qui augmente, encore. C’est le nombre officiel de personnes enfermées dans les prisons françaises. On ne saurait jamais assez écrire sur ces 69 376 personnes privées de liberté – et c’est bien peu dire – et dénoncer les conditions dans lesquelles elles sont emprisonnées. Mais, comme souvent, c’est un chiffre qui, aussi frappant soit-il, cache un système plus large et complexe. Car s’il y a 69 375 prisonniers, combien y a-t-il de détenus ? Qu’est-ce qu’un détenu ? Détenir, c’est bien plus qu’arrêter et enfermer ; c’est, si on s’appuie sur l’étymologie latine, non seulement empêcher, mais aussi détourner et surtout tenir éloigné. N’y a-t-il donc que 69 375 détenus en France ? Ces questions sont celles qui peuvent guider une réflexion non pas seulement sur la prison, mais sur les enfermements, tels qu’ils ont commencé à être décortiqués savamment par Foucault : les prisons, les hôpitaux, les couvents, les usines, les écoles. Ces études sur les lieux d’enfermement révèlent plusieurs choses : d’abord, l’évolution du système carcéral et des sociétés punitives et disciplinaires. Mais surtout – en tout cas, c’est ce sur quoi on peut réfléchir ici – le traitement des corps et vies qui accompagne cette évolution. En somme, Surveiller et punir permet de penser plus largement la question des détenus.

Si on pense le détenu comme celui qui est tenu éloigné, le problème essentiel auquel on est confronté en ce moment – et en fait depuis près d’un siècle maintenant – est la pensée des lieux où il ne s’agit pas tant d’enfermer mais de mettre au ban. En cela, l’une des questions majeures de notre temps est celle du camp. Cette question se pose radicalement dans la tragédie de la Seconde Guerre mondiale et l’ignominie inqualifiable du racisme nazi1 ; mais elle ne s’arrête pas avec la fermeture de ces camps de travail ou d’extermination. On est en effet aujourd’hui nous-mêmes confrontés à la résurgence du lieu du camp, sous une autre forme2 : celui réservé aux réfugiés. C’est en tout cas ce que cherche à penser le philosophe italien contemporain Giorgio Agamben, dans toute son œuvre et précisément dans les ouvrages qui constituent Homo Sacer. Avec Agamben, le problème de l’enfermement se déplace en quelque sorte du problème du prisonnier vers celui du détenu, ou, selon ses termes, de « l’exclu ». L’exclu, pour Agamben, se trouve dans une situation paradoxale : il est à la fois exclu par le droit, mis au ban de la société, enfermé, placé en détention, requis à un lieu qui lui a été assigné ; mais par-là même, par cette action du droit ou de la politique sur sa situation, il se trouve inclus dans le système qui s’attache à le redéfinir. S’il étudie cette forme à partir de la figure primitive du droit romain de l’homo sacer3, homme sacré, cette figure de l’exclusion-inclusion constitue une structure qui éclaire l’analyse plus générale de ceux qui sont mis au ban de la société. On peut donc placer la question du détenu au cœur du problème de l’enfermement, et pour être plus précis, c’est aujourd’hui le réfugié qui représente le plus clairement cette détention.

On peut, pour mieux comprendre l’importance de la réflexion sur le camp, lire Agamben lui-même, dans Moyens sans fin :

« Au lieu de déduire la définition du camp à partir des événements qui s’y sont déroulés, nous nous demanderons plutôt : qu’est-ce qu’un camp, quelle est sa structure juridico-politique pour que de tels événements aient pu s’y produire ? Cela nous conduira à considérer le camp non comme un fait historique et une anomalie appartenant au passé (même si, éventuellement, toujours vérifiable), mais, en quelque sorte, comme la matrice secrète, le nomos de l’espace politique dans lequel nous vivons encore ».

La première idée est donc de considérer le camp comme structure juridico-politique. C’est penser plus qu’un lieu : un système, un ensemble qui est non seulement spatio-temporel, mais où se lient des questions et des enjeux politiques et juridiques. Sans entrer dans l’analyse complexe élaborée par l’auteur, on peut aller tout de suite à l’idée de matrice secrète, d’espace politique, qui semble-t-il, détermine toujours notre époque. Pour le comprendre, Agamben se réfère notamment dans ses ouvrages à l’exemple des lieux de détention caractéristiques des démocraties contemporaines, avec comme modèle, Guantánamo : ce qui importe, plus que l’enfermement des ennemis de l’État, c’est la façon dont on les dénude juridiquement. On les prive de toute identité personnelle, mais aussi juridique, et par la création de cet espace de non-droit, on peut justement faire de ces détenus des hommes sacrés sur lesquels peut s’appliquer la cruauté que l’on sait. Pour Foucault, les prisons produisaient les délinquants ; on peut en un sens dire avec Agamben que les lieux comme Guantánamo produisent des détenus, des corps privés de tout droit, des bannis. Dans le camp, par analogie, on peut peut-être voir la production d’autres hommes bannis. En ce sens, le traitement des détenus de Guantánamo est analogue à celui des détenus des camps de travail : on les prive de leur identité, de leur droit, de leur dignité, à la différence majeure qu’eux ne sont coupables qu’au regard d’un droit raciste et totalitaire.

Dans le camp de réfugiés, on doit, de fait, considérer la situation d’individus juridiquement extra-ordinaires. Le réfugié, c’est cet individu qui quitte son foyer, son pays, et donc la situation juridique qui était la sienne avant l’émigration. Le réfugié est donc en un sens « hors du droit » : il est en attente d’une reconnaissance de son statut, en attente d’une redéfinition de son droit. En un autre sens, il est complètement soumis à ce droit qu’il attend, et surtout qui le détient. Le camp de réfugié est donc un lieu de détention dans le sens où l’on y place des individus à caractériser, à définir juridiquement. En attente d’un autre voyage ou de la possibilité de rester, le réfugié est mis au ban de la société dans laquelle il cherche à se réfugier : il y est retenu tout en en étant éloigné. Ayant pensé cela, on se retrouve face à une autre question : à quoi sert le camp4 ? Car si on a ici, vu l’aspect juridique de la question, il faut aussi voir son revers : l’aspect politique. Ce dernier s’est manifesté récemment à travers la question de la déchéance de la nationalité : produire des hommes exclus du droit pour créer des zones de non droit. Ce qui semble se manifester dans la question de l’exclusion, du réfugié, et plus généralement du détenu, c’est la nécessité pour l’État d’établir ces espaces totalitaires où s’exerce un pouvoir absolu sur les corps. Cette possibilité d’un exercice sans limite du pouvoir dans des lieux définis par le droit même, doit être pensée et réfléchie plus attentivement, plus rigoureusement, tant elle constitue un risque et un enjeu dans nos sociétés « démocratiques ». Le camp est donc bien l’objet d’une réflexion et d’une critique nécessaires non pas seulement parce qu’il représente tout ce contre quoi les libertaires luttent, mais parce qu’il porte des enjeux politiques majeurs. Il est potentiellement le lieu d’une production d’individus mis à nus et exposés à la violence de l’État. Le problème des réfugiés, celui des détenus, met en question tout un système qui est celui contre lequel nous nous battons : c’est en cela que nous nous devons de le prendre en charge.

 

Quentin, Groupe Botul de la Fédération anarchiste, Paris   .https://blogs.mediapart.fr

1 On peut aussi évoquer le Goulag, la différence étant qu’à la fin de la guerre et avec la chute du régime nazi, ses camps ont été ouverts et découverts. L’ouverture des camps russes est plus tardive. Encore une fois, on pourrait établir d’autres différences, mais il s’agit ici de dégager une structure analogique. Par ailleurs, il convient de rappeler que le lieu du camp a été inventé avant le nazisme, ailleurs que dans le Reich.

2 Une des questions est d’ailleurs de savoir si ces camps sont si différents, au moins dans leur forme. Sur cette question, voir Ce qu’il reste d’Auschwitz de Giorgio Agamben.

3 Dans le droit primitif romain, l’homo sacer était un individu homicide, reconnu tel par le droit et la justice, et qui par-là était mis au ban de la société. Ainsi, il était privé de tout droit : s’il ne pouvait plus être sacrifié, il pouvait être tué par n’importe qui, sans que son assassin soit pour autant jugé pour meurtre. L’homo sacer est confronté en chaque instant à la mort. En cela, il est à la fois inclus (car son statut est juridique, il est le fruit de l’application du droit) et exclus, car mis au ban de la société et privé de tout droit. Pour être plus précis et juste, se référer au premier ouvrage d’Homo Sacer : le pouvoir souverain et la vie nue.

4 C’était la question adressée par Foucault au système carcéral : considérer sa positivité et demander à quoi il sert et en quoi il marche. La prison produit le délinquant.