De1977 à 2014 la violence d’état a encore tué

nous reproduisons un texte dèjà publié dans un livre édité  en 2007 : »Histoire lacunaire de l’opposition à l’énergie nucléaire en france »  avec plusieurs textes logoff occupé, un récit de la lutte contre la centrale de choooz plateforme du comité » irradié de tous les pays , unissons- nous ». Chronique de la résistance des populations opposés au projet de cimetière nucléaire souterrain en France, du mensonge radio actif Celui-ci à disposition dans la bibliothéque du Laboratoire anarchiste. nous préférons de  laissser la parole aux textes qui analyse  cette maifestation contrairement à ceux qui ont jamais compris depuis juillet  1977 Que la presse et les radio d’état osent utiliser les mêmes ressorts avec l’utilisation des victimes de la violence d’état( dans ce cas c’est au tour de la famille de vital Michalon)   ne nous  étonne pas, peut être prépare t’il le terrain pour annoncer le projet Astrid un surgénérateur à Marcoule (gard)

Les sociétés Bouygues TP, Atlanco, Elco et Welbond comparaîtront en correctionnelle pour avoir dissimulé 460 travailleurs sur le chantier de l'EPR à Flamanville (Manche).

Avertissement :ce texte anonyme a été diffusé à la fin de l’année 1977, sous forme de brochure. Il reste marqué par Mai-68, avec le vieux projet d’une insurrection généralisée qui semblait pouvoir être mené à bien par un prolétariat destiné à hériter de l’appareil de production. Quoique critique vis-à-vis du fétichisme marchand et de l’illusion progressiste dominante, ce texte n’échappe pas au radicalisme abstrait en vogue ces années-là. Cette vision, propre à un milieu, a permis de s’épargner le moment, partiel par définition, de la lutte effective, de fait abandonnée aux étatistes au nom de l’affirmation fière d’une critique de la totalité, séduisante mais impuissante. Toutefois, cette brochure est, à notre connaissance, la seule qui ait su prendre, en son temps, la mesure du renversement de la contestation écologique en écologisme d’État. Plus généralement, elle montre l’incapacité pour la contestation de s’organiser en dehors de l’État.
ACNM

Les mythes décisifs
Aux écœurés de Malville

Malville marque l’effondrement visible du mouvement écologique (il n’est ici fait référence à aucun sous-groupe particulier, mais bien à l’ensemble du mouvement qui va des curés à la Lanza del Vasto aux Che Guevara de bocage), ou plutôt son effondrement qui est devenu visible. Ceci est d’autant plus significatif que cette manifestation voulait trancher d’avec la grisaille et l’insignifiance des rassemblements antérieurs, où les mêmes gens se retrouvaient annuellement pour ânonner les mêmes choses; au nom de l’antinucléaire, le prêche le plus solennel en faveur du respect de l’ordre. Passion sans vérité, vérité sans passion; héros sans héroïsme, histoire sans événement; développement dont la seule force motrice semble être le calendrier, fatigant par la répétition constante des mêmes tensions et des mêmes détentes; antagonismes qui ne semblent s’aiguiser périodiquement d’eux-mêmes que pour pouvoir s’émousser et s’écrouler sans se résoudre. Efforts prétentieusement étalés et craintes bourgeoises devant la fin du monde.
L’intérêt de Malville résidait en ceci qu’un mouvement avait été cristallisé, qui allait au-delà de ses objectifs proclamés, au point que les sous-leaders écologistes se virent dans l’obligation de se démarquer, c’est-à-dire de se démasquer. Mais l’écologie ne devient efficace qu’en mettant en branle un mouvement dont elle ne peut ensuite ni prévoir ni contrôler tous les effets, alors même qu’elle n’est justement crédible que par l’effet. Et voilà bien le destin et le malheur de ceux qui s’appuient sur les peuples pour montrer leur pouvoir à l’État. Un tel pouvoir ne se fait croire que quand il se fait sentir, mais il est très souvent de l’intérêt de ceux entre les mains de qui il est, de le faire moins sentir que croire. Imprudence des écologistes dans ce cas; car il n’y a rien de plus malhabile que de se faire croire capable de choses dont les exemples sont à craindre.

Nacht und Brouillard
Achtung Brouillard
Achtung Nebel
Nebel und Brouillard
Brouillard und Brouillard
Nacht or Nebel
That is the question

«Mais à quoi travaillez-vous?
demanda-t-on à Herr Keuner.
J’ai énormément de soucis,
je prépare ma prochaine erreur.»
Bertolt Brecht,
Anecdotes sur Herr Keuner
Où l’on voit que la préparation de la manifestation préparait son échec
Après les assises de Morestel relatives à Super Phénix, et après la coordination de Genève, l’opinion dominante qui s’était dégagée était la suivante: «Pénétrer sur le site, casser le plus de matériel possible, et ceci sans toucher à l’intégrité physique des personnes.» Ainsi, lors d’une réunion à Dijon, Brice Lalonde lui-même invitait les écologistes à «venir à Creys-Malville avec des pinces coupantes» (Le Matin, 21juillet 1977). Cependant, dès cette première résolution, apparaissait la contradiction suivante: comment casser du matériel sans toucher à l’intégrité physique de ses défenseurs? Autant convier les gens à allumer des incendies avec des seaux d’eau!
Assurément, tout le monde ne pensait pas ainsi, mais ceux qui pensaient autrement n’avaient que des arrière-pensées.
Cependant, cette «résolution» ne tarda pas à être remise en cause par La Gueule ouverte, crachotage écologiste hebdomadaire, pas même fort en gueule. Pour ce torchon, ce peu était déjà trop, ce qui ne surprend pas venant de la part d’illuminés qui croient au miracle de la non-violence. Et comme les non-violents sont justement médiocres en tout, sauf dans la manipulation, ils se mirent au travail. La réunion de Courtenay, autant que celles qui suivirent, ressemblait bien plus à une auberge espagnole qu’à une assemblée. On y toléra tout parce que l’on n’y voulait déjà plus rien: on y parla pêle-mêle de marche pacifique, de contre-violence, on y conçut même un accouplement monstrueux d’idées telles que la «non-violence offensive». Bref, on nageait, et toutes les résolutions ne faisaient qu’accroître la confusion. Certains, ayant un peu vite pris la chaleur de cette confusion pour de la chaleur humaine, croyaient sincèrement avoir établi la «Communication».
Ces réunions sévirent jusqu’au début juillet, et le grand rendez-vous fut donné pour le 20 du même mois, date à laquelle devaient se réunir les délégués des différents jume- lages constitués dès le mois de mai. Formée de la sorte, la coordination se consuma en discussions interminables. Et plus l’on s’approchait de la date fatale de la manifestation, plus s’accentuait l’incertitude, car plus forte devenait la certitude que viendraient des gens n’appartenant pas aux rangs traditionnels des écologistes patentés.
Aussi, les souteneurs traditionnels de ce genre de manifestation commençaient à renâcler, voyant que pour cette occasion la perte n’allait pas être compensée par le gain. La CFDT – sauf deux sections locales – prenait ses distances en appelant à une manifestation loin des endroits de rassemblement prévus par les écologistes. Ceux-ci, qui trouvaient, sans même s’efforcer, quelque intérêt dans cette boutique, furent fort déçus, d’autant qu’ils comptaient bien sur elle pour lui amener du monde; car si nos écologistes ne croyaient pas à la force, il leur restait la magie du nombre. Seconde défection, le Parti socialiste, qui, par la bouche d’une de ses épaves nationales, député de surcroît, déclarait le 7 juillet: «Le PS est contre toute action de destruction d’où quelle vienne… Le gouvernement souhaite un petit Mai-68. Je crains le débordement de hauts fonctionnaires» (Le Nouvel Observateur, 18 juillet 1977). Il est vrai qu’en Mai-68, les reliquats socialistes craignaient plus les débordements que les hauts fonctionnaires. En écho à cette sottise, et ne voulant pas être en reste, les Amis de la Terre de Paris déclaraient: «Nous refusons d’appeler aux manifestations si l’engagement n’est pas pris d’interdire toutes les provocations et les actes de violence concertés» (Nouvel Observateur,18 juillet 1977). Peut-être pensaient-ils avec nostalgie au service d’ordre de la CGT! Ils montraient en tout cas qu’ils ne peuvent être là, que là où il ne se passe rien. Toutes ces défections étaient autant de désertions, et ne manquait plus que celle-là même des organisateurs du rassemblement, qui avaient perdu leurs dernières griffes avec le temps, et par la seule force du calendrier: «Après de longues discussions, tous les comités ont adopté les principes de la non-violence. Il ne sera donc porté atteinte ni aux personnes ni aux installations.La manifestation devra être une occasion de réfléchir, mais aussi de faire la fête» (Le Monde,29 juillet 1977). Réfléchir avec les plus démunis intellectuellement, et faire la fête avec les plus férocement tristes, admirez, je vous prie, la perspective!
Chaque fois que se trouvent rassemblés les gens, et ceci pour ne rien faire ensemble, une fête est organisée pour éviter la conscience du vide qui ne manque pas de s’accroître avec le nombre. Cet ersatz se révéla ici sans usage. À sa place, on pouvait voir à Courtenay le clown Mermaz polémiquer respectueusement avec de respectueux écologistes. Ailleurs, on discutait à n’en plus finir, dans des forums, sur l’attitude à tenir pour le lendemain matin. Discussion sans moyen ni raison sur la violence ou la non-violence; débat aussi faux que tout ce qui se disait et qui se faisait jusqu’à ce jour-là. À défaut de pain et de jeux, l’on eut des mots. Se voyant complètement dépassés, les écologistes organisèrent la confusion, le plus sûr moyen de ne rien faire.
Sous prétexte de démocratie, ils se voyaient contraints de tolérer, plus que d’accepter, des gens qu’ils n’avaient pas les moyens de tenir à l’écart. On trouvait, parmi eux, ceux que l’angoisse de la classe dominante nomme «sauvages», ceux-là mêmes que la bureaucratie stalinienne, dans son langage de bois, nomme provocateurs. Leur présence était en effet explicable: ce qui faisait la popularité de l’écologie, ce n’était pas la forme de son opposition, c’était cette opposition même. Elle critiquait les abus de pouvoir, lui demandait des comptes sur sa politique énergétique, elle parlait des droits fondamentaux des citoyens qui limitaient le pouvoir illimité de l’État et, sans aucunement appeler le peuple à la formation d’assemblées autonomes et révolutionnaires, ils en réveillaient à tout moment l’idée. C’était assez.
Depuis longtemps déjà, l’État en place souffrait d’un mal qui est comme la maladie ordinaire et incurable des pouvoirs qui ont entrepris de tout commander, de tout prévoir et de tout faire. Quelque divisés que l’on fût sur le sujet des plaintes, on se réunissait donc volontiers pour le blâmer ; mais ce qui n’était jusque-là qu’une inclinaison générale des esprits, devenait depuis Mai-68 de plus en plus pratique. Toutes les douleurs secrètes que faisaient naître la domination prolongée de l’économie sur la société et le contact incessant avec des institutions désuètes dont les débris blessaient en mille endroits les idées et les mœurs, toutes ces colères contenues qui se nourrissaient de cette situation se tournèrent en cette occasion contre le pouvoir. Depuis longtemps elles cherchaient un chemin pour se faire jour. Celui-ci vint à s’offrir, elles s’y précipitèrent sans discernement. Ce n’était pas leur voie naturelle, mais c’était la première qui s’offrait. Malheureusement, ce qui la veille de la manifestation pouvait apparaître comme une perspective possible, se révéla être, dès le lendemain, un cul-de-sac.
Dans l’attente du lendemain, on échafaudait les hypothèses les plus délirantes, car il est commun que la crédulité augmente la croyance aux miracles. On évoquait, avec crainte ou avec envie, la puissance et l’organisation des Allemands, dont on pouvait tout attendre. À ce point de l’illusion, on n’était plus très éloigné des propos du préfet Janin. La réunion des «têtes de marche» du samedi soir se figurait être un état-major, mais ils parlaient comme des gens qui voulaient la guerre, et agissaient en fait comme des gens qui préparaient la paix. Sous prétexte de secret de guerre, les délégués de la coordination, au lieu de rendre publiques les informations nécessaires dans un tel moment déterminant, jugèrent préférable de ne rien dire. Il en résulta ce qui arrive toujours à ceux à qui manquent certains éléments dans les moments qui sont capitaux et décisifs dans les grandes affaires. Comme personne ne voyait plus de bon parti à prendre, tout le monde prit selon son goût celui qui lui parut le moins mauvais: ce qui produit toujours deux mauvais effets dont l’un est que le choix est confus et embrouillé, et l’autre qu’il n’y a jamais que la pure fortune qui le démêle.
Comment les trompettes de Jéricho se sont transformées en trompettes de la mort
L’entrée dans le périmètre interdit autour de la centrale a certainement été considérée comme une victoire par les non-violents. Pour eux, la non-violence devait réaliser ce miracle: permettre aux manifestants de vivre l’illusion d’avoir fait quelque chose sans avoir eu à bouger le petit doigt. La police, bonne garce, qui en savait sur l’indécision des écologistes bien autant que ces derniers sur eux-mêmes, s’était retirée assez loin à l’intérieur du périmètre interdit, donnant l’impression aux manifestants de fouler la terre sacrée. Le contact avec la police se fit dans les conditions les plus mauvaises, et l’on eut voulu plus mal faire que l’on n’y serait point parvenu. Imaginez 50000 personnes en rang par cinq sur une route de trois mètres de large!
Il y eut assurément des écologistes plus méchants que ceux de Malville, mais je ne pense pas qu’il en fût jamais de plus sots. Ils faisaient peur et avaient peur, deux contraires qui se rencontrent souvent, mais qui sont très fâcheux en face de la police. Ce n’était qu’à sa vue qu’eut lieu le déploiement limité qu’on avait prévu auparavant de faire sur une plus grande échelle, pareil à une rivière qui s’étale devant un barrage qu’elle ne franchit pas. De là viennent une série d’escarmouches décousues dont la violence fut largement atténuée par l’épaisseur des gaz lacrymogènes. Ce mélange d’accordéons, de flûtes, de casques et de matraques, d’éclatement de grenades, donnait un spectacle qui se voit plus souvent dans un roman qu’ailleurs. C’était un galimatias d’actions les plus désordonnées et les plus contraires. Dans le même temps où certains s’affrontaient avec la police, d’autres, les non-violents, vomissaient leurs vociférations: «Repliez-vous! On n’a rien à voir avec les provocateurs qui se battent devant.»
Lorsque le spectre de la violence anarchiste continuellement évoqué et conjuré par les écologistes apparaît enfin, il n’apparaît pas tant sur l’étendard de ces révolutionnaires que sur la bande noire du pantalon des gardes mobiles. Les gauchistes, essentiellement visibles sous le masque folklorique du maoïsme de toute étagère, n’étaient pas en reste de crapulerie. La veille, certains d’entre eux, au milieu des discussions, rassuraient quelques auditeurs inquiets du manque de préparation en affirmant «qu’ils seraient là». Et le lendemain, on les vit bien. Ces fruits secs, rangés à mi-pente, casqués et armés comme des gueux, s’étaient regroupés sagement sur la route à une centaine de mètres de la police, faisant de leur mieux pour bloquer la majeure partie des manifestants. Si bien que certains descendaient, déçus de ne rien voir, de ne rien savoir, et de ne rien pouvoir faire, gênant ceux qui montaient dans l’espoir de voir, de savoir ou de faire quelque chose. De leur côté, les membres de la coordination distillaient la pagaille, mâchonnant à la sono qu’il fallait faire demi-tour. En fin d’après-midi, lorsque tout le monde refluait, les mêmes cons appelaient à se rassembler à Poleyrieu, dans l’espoir de transformer ce revers en médaille. Mais la plupart, assez écœurés, estimaient superflu de tomber dans ce panneau supplémentaire.
Pour les organisateurs de la manifestation, le résultat était donc maigre, en dehors d’un mort, de pas mal de blessés et de quelques grimaces amicales de la bourgeoisie compatissante pour ces jeunes apprentis sorciers. Aussi se répandaient-ils en confessions, plus qu’en déclarations, aux micros des postes périphériques et dans les journaux.
Avaient-ils prévu l’affrontement avec la police? Ils n’y pensaient pas, ou plutôt, ils avaient jugé préférable, après réflexion, de n’y point penser. Ils disaient, et certains même y croyaient, résoudre ce problème par mille petites ruses d’une sotte naïveté auxquelles un gamin de six ans n’aurait pas même cru. Il faut reconnaître qu’aucun mouvement ne s’exagère d’avantage les moyens dont il dispose que celui des écologistes. Aucun ne s’illusionne plus légèrement sur sa situation. Rarement action fut annoncée avec plus de fracas que leur éminente entrée en campagne, rarement événement fut annoncé avec plus d’assurance dans le mensonge. «L’été des libertés passe par Malville», certifiait une affiche populiste collée un peu partout. Assurément les écologistes croyaient aux trompettes dont les sonorités renversèrent les murs de Jéricho. Chaque fois qu’ils rencontrent devant eux les remparts de l’État, ils s’efforcent de renouveler le miracle.
Si l’on se proposait sérieusement une manifestation pacifique, il était stupide de ne pas prévoir qu’elle serait accueillie belliqueusement. S’il fallait s’attendre à une lutte véritable, il était véritablement original de désarmer les gens du désir de s’armer. Mais les menaces des classes moyennes ne sont que de simples tentatives d’intimidation de l’adversaire. Et quand ils sont acculés, quand ils se sont suffisamment compromis pour se voir contraints de mettre leurs menaces à exécution, ils le font d’une manière équivoque qui n’évite rien tant que les moyens propres aux buts, et cherchent avec avidité des prétextes de défaite. L’ouverture éclatante annonçant le combat se perd en un faible murmure dès que le combat doit commencer. Les acteurs cessent de se prendre au sérieux et l’action s’écroule lamentablement comme une baudruche que l’on perce avec une aiguille.
Il faut dire que rarement on sous-estima à ce point l’État de l’actuelle société de classes. Mais les écologistes, parce qu’ils se recrutent dans la petite bourgeoisie moderne – celle qui est devenue salariée, de l’infirmier à la cadre supérieure – représentent la classe intermédiaire au sein de laquelle s’émoussent les intérêts de classe opposés. Celle-ci s’imagine, pour cette raison, être au-dessus des antagonismes de classe et, pour cette même raison, les regroupements écologistes s’adressent indistinctement à tout le monde. Certes, les écologistes reconnaissent qu’ils ont devant eux une classe privilégiée, mais eux, avec tout le reste de la nation, ils constituent la population. Ce qu’ils veulent représenter, c’est le droit de la population. Ils n’ont donc pas besoin, avant d’engager une lutte, d’examiner les intérêts et les positions des différentes classes. Ils n’ont pas non plus besoin de peser trop minutieusement leurs propres moyens. Ils n’ont qu’à donner le signal pour que la population fonce avec toutes ses ressources inépuisables sur ses oppresseurs, qui prennent ici l’aspect des pollueurs.
Mais si, dans la pratique, leurs intérêts apparaissent sans intérêt, et si leur puissance se révèle comme une impuissance, la faute en est selon eux aux «provocateurs», qui font peur à la population, ou à l’armée et à la police qui sont trop abruties et trop aveuglées pour considérer les buts de l’écologie comme leur propre bien, ou encore, c’est qu’un détail d’exécution a tout fait échouer, ou enfin c’est qu’un «hasard imprévu» a fait perdre cette fois la partie. En tout cas, les écologistes sortent de la défaite la plus honteuse tout aussi purs qu’ils étaient innocents. Lorsqu’ils entrent dans la lutte avec la conviction nouvelle qu’ils doivent vaincre, ce n’est pas parce qu’ils ont abandonné leurs anciens points de vue, mais parce que selon eux, au contraire, la conscience de ces problèmes a mûri dans la conscience de la population. Ainsi, pour eux, l’écologie n’est ni décimée, ni abattue, ni humiliée par ses échecs. Cependant, comme leur impuissance sur le terrain ne pouvait plus être mise en doute, ils étaient dès lors en droit de limiter leurs activités à des accès d’indignation morale à propos de la brutalité de la police et à des déclamations ronflantes. Si une partie de la classe dominante feignait de voir en eux les héritiers et les continuateurs de Mai-68, ils pouvaient en réalité en profiter pour être d’autant plus plats et plus modestes.
Enfin, ils se consolèrent de Malville par ce profond détour : «Que la police ose seulement utiliser à nouveau des grenades offensives ! Nous montrerons alors ce que nous sommes.» Nous verrons… En attendant, si Malville montrait que les écologistes étaient ridicules dans l’attaque, leur attitude à Bourgoin, lors du procès des douze écologistes, indiquait qu’ils n’étaient pas moins médiocres dans la défense. Comme la crainte des provocateurs n’avait pas disparu, les écologistes mirent sur pied un service d’ordre de bric et de broc, pensant que dans cette circonstance l’ordre leur serait de quelque service: il ne fallait pas importuner les grosses légumes du tribunal. Pour ce faire, ils avaient contracté une petite alliance: «La mise en place du dispositif avait été décidée en accord avec les services de police et le parquet, le maire de Bourgoin-Jallieu, […] et les représentants des comités Malville» (LeMonde,7-8 août 1977).
Ainsi, les écologistes qui avaient cent fois montré jusqu’ici qu’ils ne savaient pas penser, qu’ils ne pouvaient pas combattre, pour cette fois firent la preuve qu’ils ne voulaient pas même crier.
L’Écologie et son Époque
«Parti de rien, j’ai atteint la misère
Groucho Marx

1.
L’écologie doit son audience plus à l’utilisation qu’en fait le pouvoir qu’à l’action des écologistes eux-mêmes.
2.
Le mouvement de subversion de Mai-68, pour ne parler que de la France, a remis en cause le travail, c’est-à-dire le fondement même de l’économie politique.En réintroduisant au cœur de notre temps la question sociale, il renouait avec les mouvements révolutionnaires des périodes antérieures (1848-1871). Simultanément, ce mouvement détruisait les illusions de ce monde sur lui-même, l’assurance naïve de contradictions dépassées dans le paradis de l’abondance marchande. À cette époque, les idéologues mettaient un point d’honneur à expliquer gravement que la lutte des classes était complètement dépassée, qu’elle n’existait plus, étant tout simplement dissoute dans l’éther de la consommation de masse (à l’exception des staliniens qui causaient bien de lutte des classes, mais ne la voyaient que sous l’aspect de l’antique lutte des riches contre les pauvres). Mais ces endormeurs s’étaient en fait prématurément endormis, car cette époque ne marquait pas tant la disparition du prolétariat que la prolétarisation de l’ensemble de la société.
Les «années 1960», nouvelle version d’une éphémère «Belle Époque» marquaient dans le monde l’apogée de la domination de l’économie sur la société, où chacun n’accédait à la «conscience de lui-même»qu’en consommant les représentations liées aux marchandises. Mais cet apogée marque en même temps le début d’un déclin, et suivant un processus dialectique, l’économie se renforçait en s’affaiblissant : «Les forces qu’elle a déchaînées suppriment la nécessité économique qui a été la base immuable des sociétés anciennes. Quand elles les remplacent par la nécessité du développement économique infini, elles ne peuvent que remplacer la satisfaction des premiers besoins humains sommairement reconnus, par une fabrication ininterrompue de pseudo besoins qui se ramènent au seul pseudo besoin du maintien de son règne»(Guy Debord, La Société du spectacle,1967).
Depuis Mai-68, la classe dominante réveillée en sursaut s’efforce de prolonger son futur sans avenir. Il ne se passe plus un jour sans que ses représentants ne parlent des problèmes de ce monde où tout désormais est à changer, du travail à l’urbanisme en passant par ses écoles et ses prisons. Ces technocrates et d’autres se sont donc mis consciencieusement et sans vergogne à piller la théorie révolutionnaire non seulement pour donner à croire qu’ils ont quelques idées, mais également pour eux-mêmes, car tous ces roquets aux dents longues ne manquent pas de se croire originaux. Prenez par exemple cet Attali, conseiller de Mitterrand, avec sa sottise diplômée des grandes écoles, ami de Stoléru, actuel conseiller à la présidence, et qui, dans un article du Monde, parlait calmement de politique du spectacle. On pourrait y ajouter un Delors, ancien conseiller de Chaban-Delmas devenu depuis conseiller du même Mitterrand, critiquant «le règne de la marchandise» dans la société.
Ces récupérateurs – pour n’en citer que quelques-uns – ont découvert après tout le monde que la véritable richesse ne peut résulter que de la richesse des situations créées par les hommes. Aussi, se proposent-ils tous, ne riez pas, de rendre l’individu maître de son destin et la plupart parlent donc d’«autogestion», laquelle serait bien sûr garantie par leur compétence. La piquette théorique de tous ces bouilleurs de cru vise à changer tous les détails de ce monde, non pour en changer la base, mais au contraire pour la préserver. Finalement, ces déchets se recyclent et recyclent autour d’eux les dirigeants présents ou futurs de cette société afin de différer le moment qui leur assignera à tous la place qui est la leur, c’est-à-dire les poubelles de l’histoire.
3.
Tous les vagissements de ces têtes molles, plus ou moins diplômés dans l’imbécillité, ne constituent en fait que l’idéologie de l’époque actuelle – les idées de la classe dominante sur cette époque –, qui peut se résumer comme suit: moins de marchandise et plus de «services», moins de quantitatif et plus de «qualitatif». Ce «redéploiement du système», pour user du langage dominant, vise à préserver la domination de l’économie sur la société au moment où la «crise de l’énergie» rend inévitable l’atténuation de la consommation effrénée comme nec plus ultra.
Il va de soi que la prétendue «crise de l’énergie» n’est qu’un aspect du maintien de plus en plus problématique de l’existence autonome de l’économie. De là vient que tous ces indécrottables penseurs, rapiécés avec des morceaux de critique révolutionnaire, parlent de société «post-industrielle», de «projet relationnel»,etc. Quoi qu’il en soit, tous ces gens peuvent bien changer de jeux, ils ne changeront pas de sort. Il est même vraisemblable que cet extrémisme du détail se retournera contre son intention, qui était d’aménager l’insupportable pour le faire durer. Tout ce que l’on réforme alors des abus semble mieux découvrir ce qu’il en reste et en rend la conscience plus aiguë: le mal semble moindre, mais l’intelligence des exploités sera devenue plus vive, lorsqu’à l’évidence, il apparaîtra que ce monde n’est pas invivable pour une foule de détails particuliers. Le salariat se dévoilera comme cette misère générale qui contient toutes les misères particulières. Et ce monde n’ayant cessé de prononcer contre lui-même son propre verdict, il ne restera plus ensuite au prolétariat qu’à exécuter la sentence.
4.
Née aux USA dans la retombée du mouvement hippie, qui a constitué son premier auditoire de choix, l’écologie s’est présentée comme une théorie «contestataire». Des USA, cette théorie a gagné l’Europe à mesure que les classes dominantes du continent prenaient conscience que l’économie de plus en plus branlante, sur laquelle elle s’appuie, avait besoin de béquilles et de médecins de tout acabit pour l’épauler et la soigner.
L’écologie s’est développée rapidement sur le terreau du gauchisme décomposé en tant qu’illusion révolutionnaire. Il s’appuyait sur les nouvelles classes moyennes qui étaient, avant Mai-68, le support principal de la consommation marchande et des illusions qui y étaient liées.
Après 1968, s’est développée dans ce milieu une mauvaise conscience, produit d’une jouissance anxieuse envers leurs dérisoires privilèges, payés au prix de leur servilité.
Psychiatres, psychologues, sociologues, professeurs, médecins, urbanistes, ingénieurs, tous mettent en cause leur rôle, ergotent sans fin sur le pouvoir patent de leur spécialité, pour dissimuler qu’ils n’agissent pas autrement qu’en spécialistes patentés du pouvoir.
Parmi les aspects de cette mauvaise conscience, l’écologie tient une place de choix. Elle est également apparue à d’autres comme un substitut à la critique révolutionnaire qu’ils avaient, par commodité, identifiée avec cette parodie dérisoire et ridicule qu’est le gauchisme.
5.
L’écologie critique ce monde avec la pensée chosiste de ce monde: la science. Ainsi, même si elle s’acharne à trouver des solutions originales aux problèmes du monde existant, elle pose ces problèmes de la même façon que lui, elle lui apporte donc des solutions auxquelles il n’a eu que le tort de ne pas penser assez tôt.
6.
Ainsi, lorsque la classe dominante pense la crise de l’économie en termes de pénurie d’énergie, de leur côté, les écologistes voient cette même crise dans les mêmes termes. Aux solutions du gouvernement, ils opposent leurs solutions, tout en se situant sur le même terrain que lui: la «relance de l’économie». Il faut dire que les principaux «penseurs» du mouvement écologiste sont justement des scientifiques qui trouvent là l’exutoire de leur mauvaise conscience, et en même temps un sursis de considération. Et il faut reconnaître qu’ils en ont bien besoin ! Leur critique de l’absurdité du système, qu’ils se plaisent à démontrer par a +b, a elle-même quelque chose d’absurde.
Ils sont la caricature produite en grande série de cet Einstein qui travaillait sur les équations atomiques tout en se levant contre l’utilisation qui était faite de ses découvertes. De leur côté, nos scientifiques-écologistes pétitionnent à tout va le dimanche contre ce qu’ils font les autres jours de la semaine. Et sur cette question de l’énergie, les écologistes se sont fait les promoteurs des énergies nouvelles, en particulier de l’énergie solaire. De là, ils s’épuisent en projets de société que certains tentent même de réaliser, escomptant bien convertir tout le monde par la seule force de l’exemple. Si, avec Lénine, le socialisme c’est les soviets plus l’électricité, pour les écologistes, l’énergie solaire plus l’autogestion ce n’est pas le communisme, mais c’est «vraiment le pied».
7.
Les écologistes sont également incapables de résoudre cette question de l’énergie nucléaire, car ils se cantonnent dans le détail. Leurs gémissements impuissants ne dépassent que très rarement le stade de l’opposition moralisante, ou mi-religieuse, mi-mystique du respect de la vie et de la nature, de l’humanité, etc.
L’importance de cette question s’est naturellement accrue après la guerre du Kippour en 1973 et l’augmentation subséquente du prix du pétrole. Les écologistes, jouant aux plus finauds, expliquent gravement qu’il était stupide de tout fonder sur le pétrole, laissant entendre que s’ils avaient eu le pouvoir ou avaient été écoutés par lui, les choses n’en seraient pas là. Mais c’est oublier qu’un tel choix était la logique du point de vue économique à une époque où l’on pillait plus que l’on achetait le pétrole aux pays fournisseurs.
Le développement de l’énergie nucléaire, et l’importance qu’y attache l’État, s’explique en raison du rôle central de l’approvisionnement en énergie dans la société marchande. Cette société, fondée sur la production marchande, ne peut se maintenir que par elle, et l’ampleur de son besoin en approvisionnement démontre sa vulnérabilité. Ceci mène l’État, qui a la charge de sa protection, à user, si besoin est, de la force pour la défendre. Ainsi, parvenue à ce point de développement, «au moment où la société découvre qu’elle dépend de l’économie, l’économie en fait, dépend d’elle» (Guy Debord, La Société du spectacle,1967). Et le rôle de l’État, dans cette situation consiste à maintenir la domination de l’économie sur la société, comme le montre une initiative du gouvernement en 1973-74, qui avait lancé un «plan de soutien à l’économie».
Cet accroissement nécessaire du rôle de l’État arrache aux écologistes des protestations véhémentes autant qu’indignées; après avoir emprunté aux gauchistes leur lancinante rengaine sur l’État policier (quel État ne repose pas sur une police?), les écologistes parlent aujourd’hui d’électro-fascisme. Cet inepte concept qui dissimule la spécificité de notre époque, présente cependant pour eux cet avantage de leur cacher à eux-mêmes combien ils sont dérisoires et misérables par rapport aux exigences de ce temps. De fait, ils ne ratent aucune occasion d’étaler leur déconfiture scientifique dans des débats à la radio ou à la télévision, où ils bredouillent avec d’aussi misérables spécialistes qu’eux sur les aspects techniques des centrales nucléaires. Et que j’te cause des circuits intérieurs et extérieurs de refroidissement dans les méandres desquels ils barbotent et dont ils ne sortent que pour éternuer des balourdises sur la société policière.
8.
Pour les écologistes, la question de la survie de l’humanité est un grave sujet de préoccupation et d’inquiétude.
Le zombie René Dumond distille son angoisse à longueur de page dans L’Utopie ou la Mort.
Comme tout scientifique qui se respecte, il compte sur les dirigeants de ce monde pour changer l’état des choses créé par eux: «La prise de conscience accrue qui résulterait [d’une propagande écologiste] permettrait de faire un siège plus efficace des pouvoirs existants, de les rendre plus avertis de leurs responsabilités, de leur myopie.» Ce réformisme en culotte verte se dévoile naïvement dans sa vérité contre-révolutionnaire lorsque ce même valet de plume ajoute: «Si [les dirigeants] n’acceptent point les nécessaires transformations de structures, s’ils n’écoutent pas les arguments des réformistes les plus hardis, ils seront attaqués par les révolutions»(p.177).
De même que les curés de l’Ancien Régime prédisaient la fin du monde aux révolutionnaires qui voulaient en changer la base, sous prétexte que bouleverser un monde fondé sur la volonté divine le mènerait au chaos, de même les nouveaux prêtres de la nouvelle religion qu’est la science, prédisent que transformer le monde le conduirait au chaos, à cause des grandes lois scientifiques qui le mènent. Mais c’est la fin du monde de leurs illusions qui provoque chez eux cette illusion de la fin du monde. Les peurs dominantes ne sont que les peurs de la classe dominante, qui sent son pouvoir chanceler. «Il vaudrait mieux être en mesure d’éviter qu’elles [les hypothèses révolutionnaires] n’entraînent une pollution insoutenable, des cataclysmes nucléaires, des bouleversements climatiques devenus incontrôlables» (p. 175).
Ses conseils aux têtes molles qui nous dirigent font suite à ses avis prodigués en tant que conseiller aux bureaucraties surdéveloppées des pays soi-disant socialistes sous-développés : Cuba, Chine populaire, etc. Pour Dumond, il s’agit chez les uns de sauvegarder le capitalisme moderne sous prétexte d’écologie, chez les autres de renforcer le capitalisme d’État sous prétexte de communisme.
Sa solution ? De meilleures compensations à un monde identique dans ses fondements: «Ces cadres seront-ils capables de susciter dans les masses l’acceptation des nécessaires disciplines ? Celles-ci pourront du reste être largement compensées par un genre de vie, un style de vie, un cadre de vie, une qualité de vie tellement supérieurs à nos stupides égoïsmes. Une société plaisante, détendue, sereine, en harmonie avec la nature.»
Ajoutez un zeste autogestionnaire, et vous obtiendrez le galimatias de ses opinions récupératrices, parties intégrantes du processus de récupération des théories révolutionnaires: de la «société sereine» de René Dumond à la «société relationnelle » d’Attali, en passant par «le Bonheur en plus» de François de Closet, c’est la reproduction à l’identique d’un même projet, qui obtient seulement ainsi une fallacieuse apparence de diversité. Les ramasse-miettes en tout genre s’acharnent à ajourner l’inévitable.
Ne cherchez pas, ils sont tous aussi Dumond les uns que les autres.
9.
C’est naturellement dans les nouvelles classes moyennes que se recrute le public favorable à ces penseurs diplômés par l’État. «Ces classes moyennes dites nouvelles (intellectuels, fonctionnaires, employés), forment une catégorie de transition entre le prolétariat et la bourgeoisie. Elles se distinguent des anciennes classes par cette caractéristique essentielle : nullement propriétaires des moyens de production, et vivant de la vente de leur force de travail,elles n’ont donc aucun intérêt au maintien de la production privée, ni de la propriété privée des moyens de production.» (Anton Pannekoek). Il s’agit d’une classe moderne issue du secteur tertiaire qui s’est largement développée avec la société de consommation. De par sa situation sociale, elle peut se proclamer sans crainte pour le socialisme, l’écologie ou l’autogestion, ou les deux ensemble. Si bien que, à la différence des anciennes classes moyennes – épiciers ou paysans –, il règne au sein d’une pareille classe un mouvement éternel caractérisé par ses modes intellectuelles où personne ne connaît de repos.
Mais tous ces gens s’y agitent entre certaines limites qu’ils ne dépassent guère. Ils varient, alternent ou renouvellent chaque jour les choses secondaires; ils ont grand soin de ne pas toucher aux principales. Ils aiment le changement, mais ils redoutent les révolutions. Sur ces classes, s’est appuyé le «rajeunissement» du PS et de Mitterrand (cette curiosité muséographique et littéraire), regonflés, recyclés, et provisoirement remis en piste sur les tréteaux du théâtre politique.
Si les cadres, dans leurs décontractions crispées, sont les plus convoités par les rackets politiques de tout calibre, c’est justement parce qu’ils sont les plus débiles, les plus démunis, et que «pauvres en jouissances, ils veulent être riches d’illusions» (Fourier). De par leur situation sociale, les cadres sont incapables de comprendre leur aliénation, et ils s’imaginent bien naïvement l’avoir à cause de cela dépassée. En effet, cette aliénation ne se fait clairement jour, et n’est capable d’être rendue clairement consciente que dans le rapport du prolétaire au travail. Pour lui, son travail possède, déjà dans la réalité la plus immédiate, la forme nue et abstraite de la marchandise, tandis que pour les classes moyennes, cette aliénation est cachée derrière la façade d’un «travail intellectuel», d’une «responsabilité». Et plus l’aliénation pénètre profondément dans «l’âme» de celui qui vend son travail comme une marchandise, plus cette illusion devient trompeuse. À cette dissimulation objective de la forme marchande, correspond subjectivement le fait que l’aliénation – la transformation de l’ouvrier en marchandise – l’annihile certes, atrophie et déforme son âme, mais ne transforme pas en marchandise son essence psychique et humaine. Il peut donc intérieurement s’objectiver complètement face à cette inexistence qui est la sienne, tandis que l’homme réifié des classes moyennes se chosifie, se mécanise et devient marchandise jusque dans les organes qui pourraient être les porteurs de sa révolte contre cette aliénation. Même ses pensées, ses sentiments, etc., se chosifient.
Finalement cette corruption revêt aussi des formes objectives. Pour l’ouvrier, sa position dans le processus de pro duction est, d’une part, quelque chose de définitif, et, d’autre part, elle porte en elle-même la forme immédiate du caractère marchand (inintérêt total du travail), tandis que pour les cadres, il y a l’apparence d’un intérêt, et la marge intérieure d’une activité illusoire, ainsi que pour sa couche supérieure, la possibilité abstraite d’une ascension individuelle vers la classe dominante.
10.
L’écologie n’est pas seulement un des aspects de la fausse conscience des classes moyennes, elle trouve également son soutien dans les «milieux marginaux», ceux-ci étant pour la plupart les enfants de ceux-là. On peut reconnaître chez eux, d’une part ceux qui se retirent d’une «vie» insupportable, et de l’autre les idéologues, ceux qui érigent ce palliatif en nouveau style de vie. Ils présentent ainsi comme une solution ce qui traduit bien plutôt l’absence réelle de solution. C’est le mensonge coutumier de toute idéologie qui inverse le réel.
Cependant, «cette marginalité n’a évidemment rien à voir avec le refus réel du mode d’existence dominant. Elle montre simplement que, dans une époque où l’histoire que l’on fait revient comme chez elle, toute une frange des jeunes générations, principalement issue des classes moyennes modernes, en est réduite à attendre, en se créant des solutions illusoires, et qui ne peuvent être reconnues qu’illusoirement. Elle ne représente pas la révolte des jeunes, comme voudraient le faire croire les spécialistes de l’observation sociale. Elle est en fait un moyen qui a permis ces dernières années d’endiguer cette révolte.» (André Migeot, Manuel relatif aux conditions et aux possibilités actuelles du jeu de l’histoire, Éd. Champ Libre, 1976.)
L’écologie constitue pour eux l’infrastructure idéale à leur «réformisme de la vie quotidienne»qui s’imagine, par mille petits changements quotidiens, pouvoir accéder à une existence radicalement autre. Sous prétexte d’autonomie, ces gens sont fervents partisans de l’énergie solaire et ont à son égard le même comportement fétichiste que les générations précédentes par rapport au progrès. Mais de même que ceux-ci ne furent pas plus heureux avec un frigidaire, ceux-là ne seront pas plus heureux avec un frigidaire solaire.
L’artisanat, considéré comme le nec plus ultra, dévoile combien ils sont à l’opposé de la contestation actuelle des prolétaires qui s’attaquent de plus en plus au travail (Portugal, Italie, pays de l’Est). Ces marginaux qui redécouvrent l’artisanat redécouvrent en même temps les illusions liées au travail: «On trouve chez l’artisan un intérêt pour son travail particulier, qui peut s’élever jusqu’à un sens artistique étroit (la sagesse de l’artisan peut s’énoncer ainsi: savetier toute ta vie à ta savate). Et c’est aussi pourquoi chaque artisan du Moyen Âge se donnait tout entier à son travail; il était à son égard dans un rapport d’asservissement sentimental, et lui était beaucoup plus subordonné que le travailleur moderne à qui son travail est indifférent.» (K. Marx, L’Idéologie allemande,1844.) Ce développement de l’artisanat a surtout contribué à l’apparition d’un nouveau marché prétendument régi par la «qualité» à l’usage des privilégiés au compte en banque assez bien garni.
11.
En se mettant à côté de la réalité, ils croient de facto àce que la classe dominante veut leur faire croire: que la réalité engendrée par le capitalisme moderne est intangible dans ses fondements. Le monde aliéné apparaît ainsi comme le seul possible; cela suscite la transfiguration, la résignation, et la recherche d’un chemin menant à la «vie» par l’expérience mystique irrationnelle, laquelle ne peut évidemment rien changer à l’essence de cette situation de fait. Ces attitudes qui expriment plus l’écrasement de l’individu face au monde sont inévitables à partir du moment où l’on renonce à toute praxis possible, et dès lors, l’essence de la société doit être perçue de façon aliénée comme un système de lois propres, rigoureux, entièrement clos et rationnel en apparence, dissimulant toute trace de son essence fondamentale: la relation entre hommes. Ainsi, le mouvement de la société possède pour eux la forme d’un mouvement des choses. Ils ont vis-à-vis de l’aliénation sociale, la même attitude que le primitif face à la nature qu’il ne maîtrisait pas. «C’était autrefois, la puissance aveugle d’un destin irrationnel en son fondement, le point où cesse toute possibilité d’une faculté humaine de connaître, où commence la transcendance absolue, le règne de la foi… Maintenant, par contre, cette inexorabilité apparaît comme la conséquence nécessaire de systèmes de lois connus, connaissables, rationnels…» (György Lukàcs, Histoire et Conscience de classe, 1923.)
12.
L’écologie ne peut qu’osciller sans cesse entre le retour sous-utopique à une vie archaïque et le réformisme, face aux aspects visiblement les plus dévastateurs du capitalisme contemporain.

Le Monde COMME REFLET(suite…)
LeMondedu27-28 novembre 1977
Au fil de la semaine…

C’est une grande banalité de dire que la France se trouve à un tournant, qu’elle est
en pleine mutation, en pleine transition. Le cours de l’histoire n’est pas rectiligne mais
sinueux, un pays, un peuple, un homme changent chaque jour, et nous sommes pris
en permanence entre un passé qui est déjà mort et un avenir qui n’est pas encore né. Et
pourtant, plus que jamais peut-être depuis les deux ou trois années de l’immédiate
après-guerre, on a eu à ce point le sentiment que le rideau achève de tomber sur une
époque, sur une étape de la vie nationale, et qu’il va, en se relevant, dévoiler un paysage
inconnu, bien difficile à imaginer, une scène nouvelle dont nous serons à la fois les
spectateurs, les acteurs et l’enjeu. Simple ride à la surface de l’eau, ce n’est
évidement pas la vague électorale de mars prochain qui peut, quoiqu’il advienne,
porter en elle-même cette tempête de changement. Le scrutin ne fera qu’en-
registrer l’écho plus ou moins déformé et affaibli des grandes transformations déjà
ammorcées et qui iront, par delà cette péripétie, en s’amplifiant de toute façon et
sans doute rapidement. Ce n’est pas d’avantage, ce n’est plus, sauf cataclysme
universel, que nous serions d’ailleurs bien incapables d’empêcher et où nous ne
pèserions guère, de notre position et de notre rôle dans le monde que risquent de
venir les bouleversement attendus : nous ne sommes en guerre contre personne et nous
n’avons plus de colonies. Certes, la marge est désormais bien étroite où nous pouvons
tenter d’inscrire une politique nationale, et nos velléités d’indépendance, que ce soit
dans les domaines stratégiques et énergétiques, en matière économique ou
monétaire et même – on vient de le voir dans l’affaire Croissant – politique, ne
servent qu’à entretenir nos illusions et à masquer notre dépendance.
Mais ce n’est pas cela qui est en cause, car c’est chez nous, en nous-mêmes, que se
trouvent les germes, les ferments du changement. En vingt ans, c’est-à-dire très vite, nous
sommes devenu une nation de salariés :

C’est le cas aujourd’hui de 83 à 84% des Français (contre 63,7% en 1955), demain
de 85% et davantage, jusqu’à 90% disent les experts. La France rurale et artisanale
appartient au passé. Elle n’avait d’ailleurs pas, il faut le dire bien haut, que des vertus :
nous sommes les petits enfants, voire les enfants, d’hommes et de femmes qui, dans
leur écrasante majorité, connaissaient la faim, le froid, l’usure prématurée, la
souffrance et l’ignorance. La nouvelle France veut la sécurité,
l’ordre et elle croit au progrès indéfinit. Elle répudie le risque qui s’attache à l’esprit
d’entreprise, elle craint le mouvement qui dérange et trouble, elle n’admet pas la crise
qui ralentit sa marche vers ce qu’elle juge être le bonheur. Or cette crise, même si
nous ne voulons pas l’entendre est structurelle et non conjoncturelle, c’est-à-
dire qu’elle modifie de fond en comble et pour longtemps le paysage économique et
social. Encore ses effets les plus graves sont- ils dissimulés de façon plus ou moins
artificielle, pour quelques mois, un ou deux ans tout au plus. Quant au goût de l’ordre,
il débouche facilement en France, on ne le sait que trop sur l’autoritarisme de quelque
homme providentiel. Et le besoin de sécurité, de stabilité, s’exprime par
l’immobilisme du politique, et socialement par une frénésie de garantisme et de
juridisme dans ce pays latin, donc de clientèle. Ce sont là les conséquences les
moins plaisantes et les plus négatives de notre marche vers le salariat généralisé.
Mais l’effondrement des modes de vie, des valeurs et des institutions héritées du
passé comporte aussi un certain nombre de données nouvelles, souvent encourageantes,
dont la convergence peut conduire à une meilleure forme de société. L’exigence d’une
plus grande qualité de la vie quotidienne, qui s’affirme d’une façon croissante, revêt
des aspects qui peuvent, à terme, se révéler très positifs.

Vers une autre société Cette exigence porte aussi bien sur le
milieu et les conditions dans le travail que, dans la communauté d’appartenance, sur le
milieu naturel et les conditions de vie. Elle exprime de façon confuse, malaisée,
maladroite parfois, la discordance entre les rythmes du travail et les rythmes naturels, le
besoin de racines de l’homme de plus en plus coupé de l’empoignade féconde avec les
matériaux, la soif d’insertion dans une culture concrète, régionale ou spécifique,
contrecarrée par les tendances au nivellement et à l’uniformité. Elle traduit
aussi l’appétit de relations humaines autres qu’utilitaires ou de compétition pour briser
l’anonymat et rompre la solitude, le rejet des contraintes physiques et physiologiques qui
affectent la vie dans le travail et hors du travail telles que les cadences, les longs
déplacements, les embouteillages, le bruit, la pollution, etc. En même temps, le désir se
déplace de la quantité vers la qualité, les notions de santé et de bien-être s’élargissent,
l’idée d’environnement ne recouvre plus seulement la lutte contre les nuisances, mais
l’enrichissement du milieu où l’on vit. Ainsi de nouvelles demandes apparaissent pour
améliorer qualitativement le cadre de vie par exemple étendre les espaces vert ,
adapter la répartition du entre le travail et le loisir  dans la journée, la semaine, l’année,
la vie – et développer surtout toutes les formes de culture. Bref, l’épanouissement personnel n’est
plus une spéculation philosophique pour favorisés de la fortune ou de la
connaissance. Il tend à devenir une aspiration ressentie et vécue par un nombre
croissant de français. Idéalement, cette prise de conscience, la
fantastique poussée qu’elle va provoquer et dont nous n’entendons encore que les
premiers balbutiements, devraient aboutir à un nouvel ordre social et à un nouveau
modèle de société. La vie associative et participative, ce qu’Échange et projets
aappelé «l’autogestion de la vie quotidienne», c’est-à-dire une société plus
conviviale, à la fois mieux organisée et plus libre et plus juste, une vraie réforme de
l’entreprise, lieu privilégié du changement social, une révision des critères du
développement et du progrès, est-ce l’utopie?
Nous n’avons, au fond, pas le choix. Il serait vain, bien sûr, d’espérer qu’une telle
transformation de la société française puisse s’effectuer sans rencontrer de puissantes
oppositions, sans que l’on enregistre des reculs après chaque phase de progrès, sans
aléas et sans à-coups et peut-être sans drames. La résistance au changement sera
d’autant plus forte que ces changements-là sont plus profonds et relativement rapides.
On peut même craindre que, faute de trouver leur expression par les voies
normales du suffrage et de la politique ou de la participation institutionnelles, des
minorités soit organisées soit spontanément rassemblées, ne voient d’autre issue pour
faire entendre leur protestation et leur désir de révolution qu’une violence aveugle, à la
frontière du banditisme et de la criminalité, voire au-delà. Impossible aussi d’espérer
qu’un modèle parfait de société, un nouvel équilibre entre l’homme et la nature, entre
l’homme et l’homme, et donc un homme nouveau, surgiront comme par enchantement des décombres L’imagination créatrice, la mesure et le sang-froid trouvent, hélas!, bien vite leurs
limites, et nous manquons cruellement de ceux que Jacques Delors appelait
récemment dans ce journal des «ingénieurs en changement social».
Cependant, tout donne à penser que nous n’allons pas vers la société hyper-
industrielle annoncée par Hermann Kahn, Daniel Bell et certains futurologues, mais
plutôt vers ce qu’un savant américain de l’Institut de recherches de Stanford, Willis
Harman, a nommé une société trans- industrielle. Et politiquement, sans doute, à travers des vicissitudes dont la gravité et la durée sont impossibles à prévoir, vers un
socialisme d’un type inédit qui osera ou n’osera pas dire son nom.
Une fois encore, nous n’avons pas le choix: c’est cela ou ce que Merleau-Ponty
appelait «le pourrissement de l’histoire».
Pierre Viansson-Ponté.

Annexe
Nous reproduisons ce tract distribué à Malville parce qu’il tranche sur toutes les imbécillités que l’on a pu lire alors. Nous partageons l’essentiel de sa critique, cependant qu’il nous semble avoir surestimé les possibilités de Malville, comme l’indiquaient du reste explicitement ses auteurs.
Tout en reconnaissant son aspect positif et nécessaire, l’insurrection généralisée ne sera que le moyen de notre but: l’instauration d’une société sans classe! Finalement, «cette violence n’est rien d’autre que la volonté devenue consciente, chez le prolétariat, de se supprimer lui-même – et de supprimer en même temps la domination des relations réifiées sur les hommes, la domination de l’économie sur la société.» (György Lukàcs, Histoire et
Conscience de classe,1923.)
La fin d’une époque
À ses débuts, la démarche écologiste a pu caractériser, du moins pour qui sait lire dans l’agencement social, un refus général des conditions d’existence qui nous sont faites en milieu colonisé par la marchandise urbaine et industrielle.
Toutefois, ce refus s’est vu rapidement abaissé au rang d’une contestation sectorielle par les idéologues tous azimuts. Loin de donner lieu à la critique radicale de la société moderne, comme de son usage irrationnel et délirant des techniques et des ressources, que l’on était en droit d’attendre, elle sombra sous les coups répétés des néoscientistes – végétaristes dans le crétinisme à variantes multiples des aberrations mystiques. Des sectes religieuses aux communautés rurales dites «autonomes», en passant par la non-violence et l’antimilitarisme chrétien, nous ne trouvons qu’un mouvement de dégradation pourrissant l’intention révolutionnaire qui animait initialement cette démarche.
Le refus général s’est perdu dans les matérialisations primaires aux allures marginales, nouveaux ghettos idéologiques où la misère est aménagée sur le mode de l’ascétisme verdoyant et de la naturalité retrouvée. Ils sont au prolétariat ce que l’aristocratie était à la bourgeoisie en 1789, une minorité de dégénérés craignant de perdre leur raison d’être: l’ordre existant.
Malgré ces tares irréductibles, et parce que le problème d’un changement total se pose avec une acuité et une urgence croissantes devant les menaces qui pèsent sur les conditions nécessaires d’un «minimum de survie», l’écologie continue (ra) d’être un pôle subversif de première importance comme instrument de mobilisation et donc de rassemblement des individus prolétarisés.

Ce rassemblement, nous nous proposons d’en faire une preuve

Car ce n’est pas tant de la préservation de l’équilibre biologique dont nous devons nous occuper (laissons cette tâche aux champions de la pollution qui sont déjà les champions de la lutte contre elle) que de notre vie, en tant qu’il s’agit de mettre un terme à toute forme d’aliénation au régime du capital et de l’économie marchande, dont la pollution est l’inévitable sous-produit. Et si l’atome représente un danger, non seulement écologique mais surtout institutionnel, c’est aux intérêts marchands qu’il en incombe, l’impérialisme atomique régnant sur chacun n’étant qu’un aspect particulier de l’extension du processus capitaliste sur le monde.
Malville ne sera donc pas pour nous l’occasion et le lieu de revendiquer pour une misère sans radiations, mais le prétexte pour concentrer des forces de subversion internationale sur un même terrain (d’ailleurs sans grands succès possibles) en vue de notre objectif permanent: l’insurrection généralisée.
En aucun cas nous ne saurions être pris pour des écologistes, malgré tous leurs efforts pour se faire passer pour subversifs.
En outre, en aucun cas nous ne saurions être pris pour des anti-écologie, malgré tous les efforts pour montrer le contraire.