L’héroïsme obligatoire

face à la propagande militariste dans les rues, les lycées et dans les médias: http://www.ledauphine.com/drome/2018/02/27/valence-hommage-national-aux-deux-spahis-tues-au-mali


Par Luigi Bertoni (avril 1915)

L’héroïsme devient obligatoire, lui aussi… Et quel étrange héroïsme ! Nous avons connu les héros qui sont actuellement dans les tranchées et sur le front, pendant de longues années dans la vie de chaque jour. C’étaient en grande partie des ouvriers, pour lesquels un intérêt de classe ou un intérêt public quelconque ne paraissaient pas exister. Lors même qu’ils étaient syndiqués ou adhérents à une section socialiste, c’est à peine s’ils assistaient à quelques réunions ou manifestations annuelles, pour y jouer d’ailleurs le plus passif des rôles. La quotidienne besogne pour le patronat accomplie, toute autre activité, spécialement en vue d’une émancipation commune, leur répugnait singulièrement. C’est ainsi que de plus en plus groupements économiques et groupements politiques se réduisaient à une prétentieuse bureaucratie, se donnant d’autant plus d’importance que syndicats ou partis n’existaient en somme que par sa paperasserie. Les milliers de prolétaires se trouvaient toujours représentés par quelques dizaines d’individus, considérant souvent la propagande comme un devoir pénible, ou l’exerçant comme un métier quelconque, histoire de gagner leur pain.

 

L’idée d’une profonde transformation sociale n’avait nulle part pénétré fortement les cerveaux ouvriers. Il en était bien question, dans les congrès, dans les jours de commémoration ; mais tout le monde continuait à chercher des adaptations au capitalisme, dont le règne était considéré par chacun comme éternel.
Le manque d’idées était complet, nous dirions presque absolu ; les petits profits, qui n’allaient, d’ailleurs, qu’à une infime minorité du prolétariat, devaient tenir lieu de tout. Le socialisme était ainsi encore moins réel que ne l’est le « bon Dieu » du croyant, et cela malgré la « politique réaliste » dont se vantaient ses chefs.
Devons-nous nous étonner qu’en face de la plus effroyable catastrophe qu’ait jamais vue l’histoire, ce socialisme se soit montré la chose la plus inconsistante du monde ?
Inutile de rappeler les railleries et les insultes dont tous ceux qui ont cherché à réagir ont été l’objet. Des néologismes avaient même été créés pour nous ridiculiser : nos conceptions étaient « catastrophiques ». Heureusement que le socialisme pratique, scientifique, aux résultats tangibles avait partout le dessus !
A vrai dire, en fait de pratique les peuples n’ont connu que celle de la passivité, et ils continuent à en donner l’exemple aujourd’hui dans les tranchées, comme hier dans les usines, les chantiers et les champs.
Admirons tout de même le résultat tangible d’une praticité consistant en somme à se refuser de voir plus loin que le bout de son nez. Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. Ah ! l’incommensurable imbécillité de cette sagesse !
Tiens, cher populo, la bonne loi, la bonne réforme, l’amélioration, l’augmentation, la réglementation, l’unification, l’emberlification ; mais garde-toi bien de toute révolte. Les risques seraient trop grands. Tiens, et ne songe pas à ce que tu auras, fût-ce même la guerre !
Bénissons donc les gens pratiques ! Ils craignaient pour nous les moindres maux, ils calculaient strictement les pertes et les profits, les sacrifices à consentir et les avantages à obtenir, ils nous empêchaient de nous égarer dans les entreprises folles, ils nous ont tant de fois conseillé l’immobilisation, jusqu’au jour où la mobilisation est venue !
Pratiques, très pratiques, ultra-pratiques les masses ouvrières ont alors marché. Elles s’étaient bien gardées de le faire pour elles-mêmes, mais puisque les maîtres l’ordonnaient, puisqu’il ne s’agissait pas de revendiquer leur droit à une vie vraiment humaine, au bien-être, à la dignité, au savoir, mais de servir les intérêts les plus inavouables, les ambitions les plus criminelles, les visées les plus infâmes, en avant, en avant ! Le massacre est glorieux, la boucherie poétique, le carnage sublime !
La nature ne fait pas de sauts ! répétaient gravement nos « scientifiques ». Petit à petit, pas à pas, les modifications, les changements, les réformes s’ajoutant les uns aux autres, quelle profonde transformation ne réaliserions-nous pas sans désordres, secousses ou troubles !
Toutefois, le saut est venu et quel saut dans le sang, dans la boue, dans la pire des sauvageries ! Où sont ceux qui pour la moindre des grèves pleuraient sur les pertes économiques qui en découlaient ? Où sont les « scientifiques », prévoyant le prompt échec d’une révolution et les masses se mettant contre elle à cause des pertes et des sacrifices qui allaient en résulter ? La guerre est là avec sa monstrueuse hécatombe et son gaspillage de richesses inouï, les serfs de l’Etat l’acceptent, les « scientifiques » la justifient. Les peuples ne se composent plus que d’innombrables bandes de pillards et de massacreurs, d’assistés de l’Etat et de salariés trimant dur pour fournir inlassablement des armes à la destruction et à la mort.
Pour comble, d’aucuns regrettent ou s’étonnent même que nous ne nous mêlions pas à la grande tuerie ! Quoi, ne sommes-nous pas des hommes et y aurait-il quelque chose d’humain qui nous soit étranger ? Il est bien vrai que l’abattoir est ce qu’il y a de plus humain en ce moment, mais, enfin, nous n’allons pas nous croire des surhommes pour avoir voulu nous y soustraire !
Trêve d’ironie. Ce n’est pas notre faute si nous vivons à une heure de folie universelle — l’histoire en a déjà connu d’autres, d’ailleurs — et il nous sera bien permis de ne pas épouser cette folie ! Sans orgueil, mais avec une profonde conviction, nous cherchons à attirer à nous les autres, à les arracher à la fournaise où ils sont plongés, à dissiper le cauchemar sinistre. Au cours d’un incendie, ce qui importe n’est-ce pas de circonscrire le feu ou faudrait-il, au contraire, pour faire acte de solidarité, pour rester avec la masse des incendiés, tâcher de l’étendre encore ? N’est-il pas d’ailleurs évident que toute cette boucherie, dans l’esprit de tous ceux qui la commandent et la dirigent, sans se heurter, jusqu’à présent du moins, à une opposition quelconque, n’est nullement destinée à réaliser la moindre parcelle de nos revendications ?
Sacrifier notre vie au mépris de l’idéal même auquel nous l’avions vouée, voilà ce que d’aucuns nous demandent. Frappés par le fait de la guerre, ils croient que pour le moment tout doit lui être subordonné. Mais notre conduite présente influera sur celle que nous aurons à tenir plus tard. Et comment après avoir adhéré aujourd’hui à l’étatisme et au nationalisme, pourrions-nous demain reprendre notre propagande et notre action internationaliste et anarchique ? Nos actes auront désavoué à l’avance nos paroles. Bien plus, nous serons entraînés à coopérer au maintien d’un état de choses que nous aurons contribué à former. Ou l’existence d’Etats déterminés n’était pas pour nous une question de vie ou de mort — au sens propre des mots — ; ou si elle l’était, comment pourra-t-elle cesser de l’être ? Un anarchiste ne peut manquer de se poser cette question.
Certes, au moment où des millions d’hommes risquent leur vie, nous ne saurions avoir l’unique préoccupation de sauver la nôtre. Mais, pour autant que nous sachions, l’ennemi, le maître, est toujours là, orgueilleux et brutal. Nous l’avons respecté dans nos luttes d’hier et si le soi-disant héroïsme ambiant allait nous gagner, pourquoi nos coups ne porteraient-ils pas d’abord contre lui ?
L’étranger nous chasse de nos maisons… Mort à l’étranger !
Le propriétaire et l’huissier nous jettent sur le pavé… Mort au propriétaire et à l’huissier !
L’étranger nous exploite, nous vole, nous opprime… Feu sur lui !
Le patron, le financier, le gouvernant spéculent sur notre misère, notre ignorance et notre faiblesse, toujours prêts à nous écraser si nous ne nous courbons pas docilement… A mort !
L’étranger nous tue… Tuons-le !
Les classes privilégiées usent notre santé, abrègent notre existence et celle de nos femmes et de nos enfants… Frappons ceux qui nous frappent !
Les prolétaires qui sont dans les tranchées et sur le front ne deviendront pour nous des héros, que, si à leur retour, ils continuent à tenir envers l’ennemi de l’intérieur le même raisonnement qui leur a fait prendre les armes contre l’ennemi de l’extérieur.
L’ouvrier-soldat qui envahit un pays, le dévaste et en massacre les habitants est certes fort odieux, même s’il n’agit de la sorte que forcé et à contre-cœur. Mais pourquoi le chasser au nom d’un sentiment d’indépendance, de liberté et de fierté, pour demeurer ensuite toute sa vie dans un état d’infériorité économique, physique, intellectuelle vis-à-vis d’une classe privilégiée, qui de son plein gré, avec une volonté bien arrêtée, veut nous maintenir assujettis ? A mort ! à mort !
Les véritables héros du droit et de la liberté attendent toujours leur heure. Ceux qui tombent aujourd’hui ne sont que les victimes de cette idole, plus sanglante, plus cruelle, plus meurtrière que toutes celles de l’antiquité : l’Etat, dont les sacrifices humains se chiffrent par centaines de milliers.

Luigi Bertoni.
In Le Réveil communiste-anarchiste n°408, 17 avril 1915.

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