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COMITÉ INVISIBLE
MAINTENANT
Paris, La Fabrique, 2017, 160 p.
« Ce qui s’est passé au printemps 2016 en France n’était pas un mouvement social, mais un conflit politique au même titre que 1968 » (p. 60). Fanion nostalgique, la phrase claque au vent, comme sentence, pour finir par flotter, comme évidence, sur une subjectivité résolument assumée qui n’a rien à justifier de cette curieuse comparaison. Tout est dans la suite : « Cela se repère, nous dit-on, à ses effets, aux irréversibilités qu’il a produites, aux vies qu’il a fait bifurquer, aux désertions qu’il a déterminées, à la sensibilité commune qui s’affirme depuis lors dans toute une partie de la jeunesse, et au-delà. Une génération pourrait bel et bien se rendre ingouvernable. » Ces voyants-là ne voient que ce qu’ils veulent voir : un monde qui s’inventerait, dans les décombres du négatif, au pas de course des « émeutiers » d’un printemps héroïsés jusqu’à l’enflure.
On ne niera pas que ce « comité » à l’invisibilité relative est doué d’un certain savoir-faire. Il a fréquenté les textes des maîtres anciens, appris quelques techniques basiques de disqualification, cultivé ses fascinations pour le débordement, mixé ses apports sur la destitution, réduit le tout à la portion congrue de cette basse époque « fragmentée » et vendu sa seyante prose avec le succès qu’on sait. Dans les « open space » du commentaire chic, L’insurrection qui vient (2007) et À nos amis (2014) suscitèrent une curiosité (littéraire) évidente mais de mauvais présage quand on sait la nullité critique de ce petit monde. Dans les coursives de la « radicalité » choc, prompte à se chercher des manageurs conceptuels, l’enthousiasme fut, lui, majeur, ce qui n’est somme toute pas étonnant quand on connaît l’imaginaire qui la nourrit – et qui l’empêchera toujours d’envisager que l’activisme sans autre cause que la sienne propre n’est que l’autre face du spectacle, son grotesque contrepoint, sa pantomime.
Ab initio, l’affaire sembla, pour nous, entendue. Le temps le confirma : sur le toboggan vertigineux de la confusion contemporaine, cette prose à giclée fixe, déclinée comme une série à saisons, nous laissa les yeux vides et l’esprit distrait. Elle ne cultivait, avec grandiloquence, que la pose. Qu’elle eût des adeptes, esthétiques ou frénétiques, ne nous étonna pas. Dans un monde où tout est déconstruit des anciens repères de la pensée et de l’action, le quelconque devient valeur d’usage. Et le succès s’impose, qui sanctifie ce trait d’époque.
Naturellement, la question se pose du pourquoi s’intéresser à cette troisième saison alors que les deux premières nous ont laissés de marbre ? Les raisons sont de deux types : la première, c’est que nous avons nous-mêmes, directement ou indirectement, tenté d’analyser les limites de ce curieux printemps 2016 [1] ; la seconde, c’est que la manière purement avant-gardiste dont les experts du « comité » jugent de sa faillite atteste, d’une part, d’une arrogante courte vue dans l’exposé des motifs et révèle, de l’autre, une pathétique prédisposition à faire du geste émeutier la seule réalité à laquelle devrait dorénavant se mesurer la justesse d’un combat. D’où la référence à « 68 »… ou plutôt à ses suites, son automne infini, dernière saison avant l’hiver des illusions et des renoncements.
« Les corps sont devant les écrans » (p. 7)… Autrement dit, la révolution attendrait qu’on la pousse, mais les corps manqueraient. Ça commence comme ça. Mal. Par un constat qu’on suppose axiomatique, mais qui ne fonctionne pas. Car, désormais, les corps ne sont pas seulement devant les écrans, mais dans le spectacle, à leur place, y compris quand ils s’agitent en tête des cortèges, cortèges que plus aucun appareil de contrôle ne contrôle réellement, c’est-à-dire physiquement. D’où cet espace ouvert aux apparences où se joue le grand jeu des fantasmagories. D’où, du même coup, la difficulté à saisir ce mouvement de balancier entre une offensive qui refuse l’affrontement et une retenue qui ne condamne pas l’acte de la pseudo-émeute. D’un côté, des « émeutiers » extatiques s’adonnant, à grandes lampées de selfies, à l’autocélébration de leur propre importance iconique ; de l’autre, des manifestants théoriquement pacifiques captant frénétiquement des images de casse pour les envoyer aux copains. En clair, il suffisait de voir pour comprendre que les corps étaient bien devant les écrans, mais au cœur du spectacle. Et, accessoirement, pour se convaincre que, « dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux » [2].
Si le mouvement du printemps 2016 ne déborda jamais de son impuissance, c’est cette incapacité qui fait, nous semble-t-il, question – et à tous les niveaux d’un dispositif où les manifestations, leurs « cortèges de tête » et « Nuit debout » parièrent, chacun à leur façon, sur sa supposée dynamique. Là, pourtant, n’est pas le sujet du « comité », qui s’en tient, de manière toujours subjectivement assumée, à une certaine « perception » qu’il a « du monde », son monde (p. 12). Visiblement, ce mouvement ne l’intéresse, sur ses marges, que comme élément de légitimation de sa propre stratégie discursive déclinée de livre en livre. Dit autrement, il ne s’agit pas, pour « le comité », de capter ce qui, peut-être, fit sa singularité – limitée, mais réelle – de mise en branle d’une résistance, mais d’intégrer à son imaginaire « insurrectionnaliste » ce qui, en son sein, peut l’alimenter. Trop autocentrée pour être honnête, la démarche apparaît surtout révélatrice d’une « radicalité » si entichée d’elle-même que sa « perception » du monde ne saurait être invalidée par aucune défaite, même instructive. Si, plus qu’un sens, les mots ont une fonction, pour « le comité », c’est de faire leçon au « peuple » manquant, aux syndiqués, à ceux « qui goûtent autour d’un canon de rouge le plaisir amer d’être toujours défaits » (p. 13), aux « esprits rationnels », aux « angoissés », à ceux qui « ont choisi de sauter du train, mais [qui] se tiennent sur le marchepied » (p. 17), à tous ceux qui furent là, mais comme morts. Ce léninisme du verbe, « le comité » le pratique avec cette morgue si caractéristique de l’avant-garde. Sûr d’avoir appris des situationnistes l’art de déplaire, il n’en a retenu que ce qu’il pouvait recycler, stylistiquement, comme procédé : une forme sans fond où le sens de la formule dissimule à peine, pour qui sait lire, un aristocratisme de la pire espèce.
Donc l’émeute : les « vivants » d’un côté ; les mort-vivants de l’autre… Le « subversivisme » d’époque fonde sa ligne sur son culte réitéré. Définie comme « intelligente », c’est-à-dire capable, « d’un même geste », de « désertion » et d’ « attaque », d’ « élaboration » (le « graffiti ») et de « saccage » (la destruction du symbolique publicitaire-marchand) (p. 85), cette émeute tant vantée relève d’un corps-à-corps sans frottement, d’une dialectique de l’avancée et de l’esquive, de la construction d’un monde réduit à une zone d’autonomie temporaire où tout est possible dans l’éphémère d’un instant. N’ayant d’autre but que de tenir l’espace du conflit, comme « Nuit debout » tenait la place, le principal caractère de ce simulacre d’émeute, fougueusement ritualisé, est de faire spectacle et, ce faisant, de substituer une impuissance singulière à l’impuissance générale. En s’inventant un supplément d’âme, en somme, au prétexte que le « parti de la rue » serait « tout » (p.63). Mais tout, c’est quoi ? Précisément quoi ? D’un côté, nous fûmes en présence, en ce printemps d’intensité somme toute variable, d’une dérive pseudo-émeutière cantonnée, et c’est heureux, à l’évitement, au refus de l’affrontement et à la théâtralisation. De l’autre, du côté de l’ordre, à la mise en place d’une technique de contrôle déjà utilisée ailleurs – la « nasse » – suffisamment efficace, non seulement pour isoler les « émeutiers », mais pour prévenir les mort-vivants de l’arrière que le jeu devait cesser. Et il cessa avec cette pathétique démonstration de juin où, encadrés comme jamais, des manifestants ravalant leur honte tournèrent en rond autour de leur impuissance en arpentant tristement un parcours ultra-fliqué et nettoyé de tout incontrôlable. Une humiliation finale.
Alors ? Alors, « le comité » l’affirme : « Le long printemps français de 2016 aura établi cette évidence : l’émeute, le blocage et l’occupation forment la grammaire politique élémentaire de l’époque » (p. 31). Admettons l’évidence, en se méfiant des présupposés qui la fonde. Admettons, de même, que ce code grammatical mériterait d’être décliné autrement que comme consigne. Admettons surtout que, quelle que soit l’acuité du désir des « vivants », le blocage et l’occupation ne se commandent pas davantage que l’émeute. Ajoutons-y que la caractérisation de ce mouvement comme « une suite ininterrompue de débordements » (p. 61) est légitimante, mais sujette à caution, surtout quand ce débordement inclut, malgré les critiques pas toujours justes qu’on lui adresse, « Nuit debout » et même les hardis cégétistes de Douai-Armentières ou du Havre – ce qui ne va pas sans quelque indécence quand, page après page, on s’est employé à renvoyer le « Travailleur » (avec majuscule) et son obsolescente lutte de classe au musée des antiquités. Une fois cela admis ou précisé, tout reste à dire des intentions.
Quand on s’abandonne par trop au « contemplatif », au « sublime » et à la « subjectivité », toujours vient un temps où « la mystique se dégrade en bluff » [3]. C’est ce que Debord reprocha, en son temps et non sans raison, à Vaneigem. Il y de cela dans le prophétisme de bazar de Maintenant : la véhémence des jugements qu’il émet est à l’exacte mesure du creux des analyses qu’il produit et des penchants qui la porte. Si la dialectique peut casser des briques en carton-pâte, le « subversivisme » contemporain ne casse pas trois pattes à un canard. Dans l’esprit du temps, il en cultive les mantras : l’éternel présent – « Il n’y a jamais eu, il n’y a et il n’y aura jamais que du maintenant » (p. 16) ; la confusion des sentiments – « S’organiser véritablement n’a jamais été autre chose que s’aimer » (p. 47) ; le nihilisme – « La perte de tout espoir fonde aussi bien la condition de la pure révolte – celle qui ne cherche plus d’appui dans ce qu’elle nie et ne s’autorise que d’elle-même » (p. 110) ; le jeunisme – « Ne dites plus “Les jeunes ne croient plus en rien.” Dites : “Merde ! Ils ne gobent plus nos mensonges” » (p. 10) ; un certain relativisme – « Il faut tordre le coup au sens commun : les vérités sont multiples, mais le mensonge est un, car il est universellement ligué contre la moindre petite vérité qui fait surface » (p. 12). On pourrait encore citer, comme gages d’une certaine adéquation à l’époque, les allusions à South Park, à Koh-Lanta ou aux « punchline de rappeurs » et la qualification de « tags » pour désigner les graffitis primairement imaginatifs de ce printemps de la jeunesse « ingouvernable ». Maintenant, c’est comme ça…
Sur le fond, l’inspiration dudit « comité » peut apparaître diversifiée. On y trouve un renvoi à la revue Invariance, au Livre des Psaumes et, en plus des inévitables Foucault, Deleuze et Lyotard, des citations, des références au jeune Lukács, à Walter Benjamin, à Alberto Caeiro (hétéronyme de Fernando Pessoa) et à Franco Fortuni. Jamais cité mais immensément présent, le très prolifique Giorgio Agamben demeure, cela dit, la principale source d’inspiration du « comité ». Au point que tout ce qui, dans ce Maintenant, peut faire illusion de nouveauté ou d’originalité est emprunté à l’auteur d’Homo Sacer (et, plus occasionnellement, à Paolo Virno, lui non plus jamais cité). Corps, fragmentation, êtres vivants, destitution, exode, désertion : autant de pièces provenant du même agencement conceptuel et remises en état de marche politico-stratégique dans une perspective métaphysique de déprise, de disjonction, de désidentification. Avec, pour toile de fond, l’idée messianique de cette « communauté qui vient » (Agamben), et qui viendra d’autant que « la fragmentation du monde trouve un reflet fidèle dans le miroir en morceaux des subjectivités » (p. 137). Éloge de l’émeute, de l’indifférencié et du retrait dans un « toujours à reprendre » (p. 151) vers la création de nouvelles « situations » dont on assure par avance qu’elles seront « destituantes ». Partant du constat, un rien grotesque, que ce pays serait « un crève-cœur pour les âmes sincères » (p. 52), mais visiblement peu convaincue de ses déjà longues errances, l’avant-garde se rassure en mode mineur : « Une force politique véritable ne peut se construire que de proche en proche et de moment en moment, et non par la simple énonciation de finalités » (p. 64). « Sabotage de grand style » mis à part, on n’est pas loin, cela dit, de cette mystique de la grâce « communiste » charpentant une certaine Théorie du Bloom [4] qui s’achevait, il y a treize ans, sur ces mots : « Ce texte est un pacte. Le protocole d’une expérimentation qui s’ouvre entre déserteurs. Sans qu’il n’y paraisse, sortez du rang. Maintenant. » Invariance quand tu nous tiens ! En ce temps-là, Tiqqun citait ses sources, les mêmes que celles du « comité », son épigone et prolongement.
Il y aura toujours comme une limite dans la croyance que le bonheur – communautaire – éprouvé un moment, dans une lutte, suffirait à la rendre inoubliable. La communauté exige d’avantage que du simulacre pour rester dans les mémoires et, au-delà, favoriser le dépassement. Dans le cas qui nous occupe – ce soulèvement printanier de 2016 –, la question reste d’abord posée des faiblesses, puis des impuissances, d’un mouvement massif mais fragmenté, incapable de se penser en « nous » et, ce faisant, inapte par nécessité à se saisir du fil rouge de l’histoire des anciennes révoltes. Faire effort de lucidité, ce n’est pas survaloriser les aventures incertaines de l’excès (partiel) ou de la voie de sortie (obligatoire), mais admettre, une fois pour toutes, que cette « fragmentation » qu’on s’acharne à nous vendre, dans des adresses « aux amis », comme un bienfait est, en fait, la cause même d’un éclatement du collectif et d’une prolifération du tribalisme. Si tout reste à imaginer d’une convergence efficiente des refus dans un commun souhaitable, tout reste surtout à reconstruire des anciennes solidarités détruites, des anciens réflexes perdus, des anciennes aspirations à l’autonomie réelle.
À partir du moment où plus personne n’est capable d’occuper une usine, un lieu de travail à fonction identifiable (et pas même une fac), à partir du moment où disparaît ce levier essentiel de la seule destitution qui vaille, et avec lui toute possibilité d’extension d’un mouvement (social, et non politique) dont la force ne peut évidemment s’exprimer que de cette façon, à partir de ce moment-là, l’espace se fragmente en une infinité de « ZAD » où chacun joue, dans l’entre-soi, sa partition, démocratique ou « subversiviste ». Ce morcellement, cette conjonction d’individualismes en action, cette attirance pour le non-ensemble, ce refus pathologique de toute centralité causale, cette fuite vers l’incertain et l’indéterminé, cette prédisposition au clanisme désirant, furent autant de caractéristiques de ce printemps qui ne pouvait accoucher d’aucun lendemain.
Aucune grève générale n’a jamais été décrétée. On peut l’annoncer, on peut la souhaiter – comme on continue de la craindre, du côté des maîtres –, mais on ne la décrète pas plus qu’on ne l’enterre au prétexte imbécile que la « figure du Travailleur » (p. 89) (avec majuscule) aurait sombré avec « l’idée de précariat » (p. 19). Il faut être résolument postmoderne – et largement ignorant – pour faire fi de la multiplicité des « statuts » et des nombreuses formes de précarité que subissait le prolétariat à l’époque, très ancienne il est vrai, où il commença d’exister comme sujet, mais aussi comme force unifiante. Ce qui manque, ce qui s’est largement perdu, ce qui surnage à peine, dans cette grande fragmentation du monde, c’est la figure de l’ouvrier conscient et, du même coup et corrélativement, le travail patient, quotidien, infini, de minorités agissantes capables, avec le temps, de faire prendre conscience à leurs frères de peine et d’exploitation – les travailleurs (sans majuscule) – qu’ils peuvent faire force commune, et davantage encore. Rien ne dit, même si l’hypothèse du déclin définitif est recevable, que, du désastre à venir, ne surgisse, un jour, du sein de ce prolétariat morcelé et aujourd’hui défait, une nouvelle conscience de sa force et de ses capacités résistantes. Car les tours et les détours de l’histoire sont infinis.
À défaut, il faudra admettre, comme les invisibles, que « l’essentiel se pass[ant] au niveau de l’infime » (p. 140), on pourra toujours potasser Agamben en cultivant son « communiste » jardin dans l’attente d’une prochaine « émeute », aussi stérile que la précédente. Et la « radicalité » continuera de tourner en rond en se consumant dans sa nuit.
Freddy GOMEZ