La denture

– Buvez vite, dit le patron, en apportant le vin chaud. Cette fois, je ferme. Il est presque onze heures. »

« Les joueurs de belote s’étaient levés. En défilant lentement devant le comptoir, leurs regards allaient des deux buveurs aux quatre valises (1) à propos desquelles ils échangeaient à mi-voix des paroles d’une ironie amère. L’un d’eux s’enhardit, du bout de son soulier tâta l’une des valises et la prit par la poignée pour en éprouver le poids. »

« – Bas les pattes, dit Grandgil. Ces machins-là, c’est pas pour les pauvres. »

« Rouge et humilié, l’homme lâcha la valise. Les autres s’étaient arrêtés sans intention précises. »

« -Qu’est-ce que vous attendez ? dit Grandgil. Vous la sautez. Vous avez mangé du boudin à la sciure, bu au robinet, fumé de la tisane et, là-dedans, il y a de quoi vous régaler pendant trois semaines. Vous êtes quatre, avec des épaules. Qu’est-ce que vous attendez pour filer avec les valises ? Vous êtes sûrs qu’on ira pas se plaindre. »

« Plutôt gênés qu’irrités, les quatre restaient sillencieux et coulaient des regards vers la porte. »

« – Foutez-moi le camp, salauds de pauvres, reprit Grandgil. Allez aboyer contre le marché noir. »

« Il se mit à rire d’un grand rire qui lui découvrait largement la denture et Martin eut la surprise d’apercevoir, aux deux coins de la bouche, de fausses prémolaires en or, au nombre de cinq ou six. La choses lui parut d’autant plus remarquable qu’à ses yeux, des dents en or constituaient plutôt une parure qu’une commodité. Depuis longtemps, bien qu’il eût les dents très saines, il rêvait de s’en faire arracher quelques-unes et de se faire aurifier la mâchoire. Il lui plaisait d’imaginer l’ensemble à la fois cossu et gracieux qu’auraient composé sa mâchoire en or et son chapeau à bord roulé. Ce sont bien souvent de ces détails qui vous classent un individu, sans compter que les femmes aiment bien trouver au goût du baiser le goût du confort. De voir briller son rêve dans la bouche du bélier, il éprouva un sentiment de mélancolie, la souffrance d’un aristocrate décavé qui verrait ses bijoux de famille s’étaler sur la poitrine et sur les mains d’une épicière indigne. »

« […]. »

Marcel Aymé : « La Traversée de Paris » in Le vin de Paris, Folio/Gallimard n° 1515, 1983, pp. 55/56 (2).

NOTE JMS :

(1) Dans lesquelles se trouve un cochon découpé.

(2) En 1956 a été tiré de cette nouvelle un film franco-italien de Claude Autant-Lara au titre éponyme (scénario de Jean Aurenche et Pierre Bost). Jean Gabin y joue le rôle de Grandgil et Bourvil celui de Marcel Martin.

—————————————————————————————————————————————————————————–

« [François Hollande] s’est présenté comme l’homme qui n’aime pas les riches. En réalité, le président n’aime pas les pauvres. Lui, l’homme de gauche, dit en privé : « les sans-dents », très fier de son trait d’humour. »

Valérie Trierweiler : Merci pour ce moment, Ed. Les Arènes, 2014, p. 229.

source: