Que reste-t-il, à travers les âges à ces millions d’ esclaves de tous temps, bâtisseurs de l’ombre déshérités, à bout de tout, sans autre salaire que les nuits d’angoisse de la rue … hommes, femmes, enfants, mendiant encore souvent aujourd’hui devant les prestigieuses bâtisses à la gloire des dieux … tombeaux pharaoniques, mosquées, temples bouddhistes ou chrétiens, basiliques, cathédrales … et toutes ces bâtisses qui figurent au catalogue des merveilles du monde ? …
Implorer des « au-delà » incertains ?
se révolter ? ou bien chanter sans
fin les louanges de « L’Eternel » … ?
« Dieu est GRAND » rêvent encore les opprimés très souvent au pied des grandes cathédrales » …
Mais voilà que « La cathédrale est en feu » ! « la cathédrale est en feu » ! … Et le monde entier s’émeut … et accourt …
Donnons, donnons pour la cathédrale, véritable enchère des dons !
Et plus l’obole est grande – même si l’intention n’en est pas complètement désintéressée – plus elle est valorisante pour les grands donateurs !
Un milliard pour la reconstruction de Notre Dame de la France ? Mais NON … « Notre Dame » du monde entier ! … En moi les souvenirs affluent.
Il me souvient d’un été à Casablanca dans les années 90. Il n’était question dans l’Etat chérifien, du désert marocain et jusque dans le Rif, que de la construction de « la plus grande mosquée du Maghreb ». Véritable délire dans la course à l’Audimat. Définitivement enterrés les morts-vivants du bagne de Tazmamar les droits humains piétinés à Kenitra ou dans les autres prisons de Sa Majesté. En même temps, Monsieur Bouygues s’affairait à de juteux contrats au Maroc.
La télévision marocaine gommait avec fureur toute autre actualité, ne donnant à voir et à entendre chaque soir que les interview des « Monsieur Un tel a donné … , Monsieur Untel a donné » tant pour la mosquée. Et … « davantage encore » !
Encensés chaque fois, les généreux donateurs à la hauteur de leur don. Pas une habitation, jusque dans l’immense bidonville de Casa, ne fut épargnée. Dans la médina les visites des collecteurs de dons, hommes et femmes désignés pour cette vertueuse épreuve, ou plutôt « racketteurs d’Etat », étaient quotidiennes. J’en fus témoin un jour … dans le minuscule taudis d’une famille. La collectrice exigea que soient ouvertes toutes les valises entassées, jusqu’au plafond en guise de placards et jeté à terre leur contenu. Crise de nerfs bouleversante, inoubliable pour moi, de la mère de famille qui hurla pendant une heure : « Nous n’avons RIEN ! … « Mais, vous voyez bien, nous n’avons RIEN ! » … « Nous n’avons RIEN ! ». La collectrice s’en alla finalement , non sans avoir annoncé son prochain retour !
Un ingénieur ardéchois, époux de l’amie marocaine qui m’hébergeait, directeur d’une usine de cageots à Casa, fut sommé de retirer de la paie des salarié-e-s la « part de la mosquée » , pas moins du quart du salaire. Sa protestation lui valut une menace immédiate de mise de force dans le premier avion pour la France.
Menaces et silences d’Etat. Dans le même temps les « initiés », complices ou pas, essayaient de diffuser une autre vérité, la vérité : Le roi Fahd d’Arabie Saoudite avait financé à Casablanca la « construction de la plus grande mosquée du Maghreb » avec le béton coulé par BOUYGUES, le grand ponte du bâtiment ! Mosquée payée aussi du sang du peuple !
Alors pour terminer j’ai envie de vous offrir ce poème qui me fut enseigné en classe de 4ème au lycée de « filles » – on ne mélangeait pas les genres à l’époque ! – de Roanne dans la Loire par une professeure, aujourd’hui disparue, qui ouvrit pour la vie mon cœur et mon esprit à d’autres valeurs. La mémoire sollicitée pour de nobles causes n’oublie pas.
« Cri perdu »
Quelqu’un m’est apparu très loin dans le passé :
C’était un ouvrier des hautes Pyramides,
Adolescent perdu dans ces foules timides
Qu’écrasait le granit pour Chéops entassé.
Or ses genoux tremblaient ; il pliait harassé
Sous la pierre, surcroît au poids des cieux torrides ;
L’effort gonflait son front et le creusait de rides.
Il cria tout à coup comme un arbre cassé.
Ce cri fit frémir l’air, ébranla l’éther sombre,
Monta puis atteignit les étoiles sans nombre
Où l’astrologue lit les jeux tristes du sort ;
Il monte, il va, cherchant les dieux et la justice,
Et depuis trois mille ans sous l’énorme bâtisse,
Dans sa gloire, Chéops inaltérable dort.
Sully Prudhomme (Les Epreuves)
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