Du 14 décembre 1911 (vol de la voiture utilisée la semaine suivante pour leur braquage) au 15 mai 1912 (mort d’Octave Garnier et de René Valet dans l’assaut de la police à leur abri)… L’aventure d’une poignée d’anarchistes illégalistes français n’aura duré que cinq mois, jalonnée de braquages, de fusillades, de meurtres, de fuites et d’arrestations. Cinq mois, c’est tout. Mais cela a suffi pour qu’ils entrent dans l’histoire, grâce à l’appellation que leur a donnée un journaliste : « la Bande à Bonnot ».
À l’époque, le parti de l’ordre est bouleversé par les premiers braqueurs utilisant une voiture pour accomplir leurs coups, et les considère tout de suite comme des criminels féroces qu’il faut exterminer. Rien de moins. Et les amoureux du désordre ? Les anarchistes… Qu’ont-ils dit sur ces compagnons sauvages ? Inutile de cacher que la majorité d’entre eux est restée ahurie, et les considéra comme des provocateurs à blâmer. Rien de moins.
Si leurs actions embarrassèrent même certains individualistes, ils provoquèrent encore plus d’indignation chez les anarchistes les plus calmes et les plus raisonnables. En France, le journal porte-parole du mouvement anarchiste le plus réactionnaire, Les Temps nouveaux, écrivit à propos des illégalistes : « Depuis des années, sous le couvert de la plus surprenante impunité, les chefs, les pontifes et les orateurs du “milieu” excitent à la haine du travail, au dédain de l’amour, au mépris de l’amitié, à la ruse, au sarcasme. Ils célèbrent les beautés et les joies de la monnaie fausse, du vol sournois, du cambriolage nocturne. […] Ils ne sont plus des anarchistes. Hélas ! Ils ne l’ont jamais été ! […] Leur vie, remplie d’erreurs, de faux pas, de gestes sauvages, puis de hantises, d’indignités, de fuites éperdues, de mensonges balbutiés, de supplices moraux et de gênes physiques, je la plaignais, après l’avoir détestée. [1] »
Dans le journal géré par Jean Grave, André Girard corrigea le tir en affirmant qu’« au moment où ils ont commis cet acte [le braquage], ils ont cessé d’être anarchistes. De tels actes n’ont rien d’anarchiste, ce sont des actes purement et simplement bourgeois. [2] » Selon un autre collaborateur du même journal, ils représentaient « l’idéal des dignes fils de cette bourgeoisie, pour qui le plaisir et l’idéal de la luxure ont été formulés par Guizot : s’enrichir ! » La même ligne a été suivie par les syndicalistes comme Alfred Rosmer (La Vie ouvrière) ou par Gustave Hervé (La Guerre sociale), selon lesquels « leurs actions résultent de la mentalité capitaliste, qui a comme but l’accumulation d’argent et la poursuite d’une vie parasitaire ». Les illégalistes étaient des « pseudo-anarchistes, qui déshonorent le noble idéal anarchiste », et en tant qu’assassins de ces « pauvres types travaillant pour cent cinquante francs par mois […] Ils me dégoûtent. Franchement, je préfère Jouin [3] » écrivait Hervé.
Et en Italie ? Qu’ont-ils dit à l’époque, les anarchistes, à propos de ce qui se passait de l’autre côté des Alpes ? Seuls les mots de condamnation d’Errico Malatesta, formulés dans son article « Les bandits rouges », paru dans Volontà en 1913, sont de temps en temps exhumés. Et cela doit suffire. Ce qui n’a jamais été exhumé, c’est le débat intégral dans lequel son texte était inséré. Oui, car les gardiens de l’historiographie anarchiste se gardent bien de rappeler que cet article ne fut nullement casuel. Ce n’était que la première intervention de Malatesta, inaugurant une discussion dans laquelle il s’opposa à Giovanni Gavilli, l’anarchiste florentin, à l’époque rédacteur du journal individualiste Gli Scamiciati.
Si la curiosité est un vilain défaut, elle aide parfois à écarter certains lieux communs. La nôtre nous a amenés à aller à la recherche de tous les articles de cette polémique désormais séculaire, et leur lecture nous a laissés pantois. Nous avons découvert que ce qui motiva Malatesta, ce ne fut absolument pas une apologie désintéressée des illégalistes français (qui à l’époque n’étaient pas encore appelés « bande à Bonnot », mais juste « bandits rouges »), mais bien plus une défense aux yeux de la bourgeoisie ! Car, d’un autre côté, Gavilli ne cache pas son désaccord avec un choix, à son avis légitime, digne, mais suicidaire. La deuxième intervention de Malatesta est tout simplement embarrassante. Ici, la logique, le bon goût et malheureusement aussi l’éthique du plus célèbre anarchiste italien s’envolent. Face aux insinuations calomniatrices de Malatesta contre Bonnot, Garnier et les autres compagnons français, le passionné Gavilli ne pouvait que s’énerver et réagir sur le même ton.
Nous avons ici reproduit le débat intégral qui opposa le célèbre rédacteur de Volontà au rédacteur oublié de Gli Scamiciati. Après avoir esquissé ce qu’il a défini comme « politique du suicide », dans un texte où il ne mentionne pas les illégalistes français, Gavilli revient encore sur le sujet avec « Cui gladia ferit, gladia perit ». Il s’agit d’un long article qui s’inspire de certains faits divers, comme on peut le comprendre par l’intitulé, et qui ne concernait pas exclusivement la « bande tragique ». Faute de place, nous proposons uniquement la partie qui leur est explicitement dédiée. C’est cet article qui a poussé Malatesta à réagir et à déclencher en premier la discussion, avec la publication dans Volontà de « bandits rouges », où il ne fait pourtant pas référence au journal individualiste de Novi Ligure. Prudence inutile, car ce sera Gavilli lui-même qui abordera la question et rentrera dans le vif du sujet, provoquant ce que, dans son article final (coupé lui aussi, car dans une deuxième partie il parle de tout autre chose), il nommera « La fuite d’Errico Malatesta ».
Contre l’amputation intéressée de l’histoire du mouvement anarchiste, contre la pensée unique ou l’absence de pensée de ceux qui ne veulent pas entendre de discussions… Bonne lecture.
P.S. : Les Bandits Rouges
Giovanni Gavilli et Errico Malatesta, Éditions L’Assoiffé, 44 pages, a lire sur place ..