Manque de personnel, manque de lits, recours beaucoup trop réguliers à la contrainte physique… Les coupes financières et le retour vers une logique asilaire dans les hôpitaux psychiatriques peuvent avoir des conséquences terribles sur le respect du droit des patients et leur santé mentale. Difficile d’aller mieux quand on subit de longs isolements, des contentions à répétition ou abruti par les médicaments sans voir de médecin. D’anciens patients témoignent de leurs parcours de fous.
Depuis qu’il a été diagnostiqué bipolaire, Stéphane a arrêté de compter ses hospitalisations en psychiatrie, aux quatre coins de la France et même une en Espagne. «En tout, j’ai du passer deux ans entre les murs, et j’utilise ce mot car je le vis à chaque fois comme un emprisonnement. On sait quand y on rentre mais pas quand on en sort: c’est un peu l’arbitraire psychiatrique», raconte l’ancien professeur, de sa voix calme, qui s’emballe parfois. Il a connu ce qu’on appelle la contention, quand on attache un patient pour le calmer. «A Montpellier, après que mes amis aient remarqué mes changements de comportement brusques j’ai été hospitalisé de force. J’ai été mis à l’isolement, attaché à un lit pendant trois jours. Je ne pouvais pas atteindre la sonnette d’appel, je me suis pissé dessus, je suppliais l’infirmier de me détacher, sans résultat». Aujourd’hui militant au sein d’Advocacy, une association de défense des droits des patients et membre d’un groupe d’entraide mutuel entre anciens pensionnaires des HP, il y dénonce des hospitalisations forcées et des mesures de contention pas toujours justifiées, toutes deux en augmentation depuis quelques années dans les hôpitaux publics. Forcément, le rabotage des budgets de l’hôpital public n’aide pas à développer la qualité des soins. «Le manque de soignants engendre un recours beaucoup trop important à la chambre protégée, au traitement supplémentaire et oui, à la contention. On se bat pour ré-humaniser le soin», explique Marie, une salariée de l’HP de Rouen et membre des Blouses noires. En psychiatrie plus que dans d’autres domaines médicaux peut-être, la réduction des effectifs et du nombre de lits dans de nombreux hôpitaux psychiatriques a des répercussions sur le respect des droits des patients et leur santé. Côté législatif, le nombre de patients enfermés sans leur consentement augmente depuis 2011, pour atteindre 81 000 en 2017, soit plus que le nombre de personnes incarcérées en France. Et peu sont autorisés à sortir par le juge des libertés au bout des douze jours réglementaires.
L’hospitalisation sans consentement et la détention sont deux versants différents d’un même édifice de plus en plus sécuritaire, de gestion de la folie plus que de soin. Quand une crise survient, les soignants n’ont plus le temps d’essayer de calmer en prenant à part et en rassurant: ils ont parfois une trentaine d’autres patients à gérer. Et donc emploient plus souvent qu’il ne faudrait la manière forte, en attachant un patient à son lit, en le mettant à l’isolement, ou bien en dégainant la seringue. «Un clopixol semi-retard et la personne dort trois jours, décrit Julie, une ancienne infirmière. Bien sûr, en tant que soignante, je peux comprendre que l’isolement soit parfois nécessaire, mais trop souvent, la contrainte est utilisée à tort.» Après deux ans à soigner la folie dans un hôpital du côté de la Savoie, elle l’est devenue à son tour, «folle», comme se définit ironiquement celle qui est devenue une militante anti-psychophobie. Après avoir faites des tonnes d’injections, elle les a reçues à son tour, se rappelle des neuroleptiques pris au gramme, qui « zombifient et vident le corps »; les médicaments, on n’a pas fait mieux comme prison. Et les chambres d’isolement? «Une vraie torture, à part ressasser ses problèmes, il n’y a absolument rien à faire. Certains médecins appellent ça de l’hypo-stimulation. J’appellerais plutôt cela de la privation sensorielle, on m’a même confisqué mes livres quand j’y étais », explique Julie qui a fait le décompte de ses jours passés à l’isolement: deux mois et quinze jours. «Dans mon cas, les souffrances liées de la contention ont alimenté mon ressentiment, ma révolte et ma rage, raconte Stéphane qui connaît bien lui aussi les soins sous contrainte. Chaque retour à l’hôpital provoquait des colères chez moi, qui n’auraient peut-être pas eu lieu si la prise en charge lors de mes premières hospitalisations avait été meilleures. A chaque fois que je retourne à l’HP, c’est la même punition, le même traitement: les pompiers me font rentrer de force dans le camion, et je me réveille le matin en chambre d’isolement, une pièce vide avec un matelas en caoutchouc le corps contenu par les sangles. C’est aberrant, à quoi bon?», raconte Stéphane. A quoi bon être enfermé pendant des semaines sans voir l’ombre d’un médecin? Voilà des questions qui reviennent dans la bouche des psychiatrisés conscients et lucides sur leur sort, d’autant plus que les mesures de privation de liberté s’assortissent rarement de thérapies plus douces, ergothérapies où soirées karaoké, faute de soignants pour les animer.
«La justice a abandonné face à l’autorité médicale»
L’ennui plane dans les HP où les pensionnaires zonent devant la T.V, boivent des tisanes, et errent dans les couloirs sans parfois trop comprendre ce qui les fait souffrir, faute de diagnostic, et avec comme seul traitement des cocktails d’anxiolytiques et de neuroleptiques à assommer un éléphant. L’année dernière, Irène, étudiante en psychologie, a passé trois mois à l’hôpital de Saint-Agrève sans jamais être vraiment fixée sur sa pathologie, bipolaire ou schizophrène. Heureusement, depuis sa sortie, ses hallucinations et ses angoisses se sont calmées. « Le psychiatre je le voyais une fois par semaine pendant quinze minutes pour régler les doses de médicaments. Et si j’essayais d’évoquer mes angoisses, plus j’en parlais, plus il augmentait mes doses. Les infirmiers on les voit le matin pour la prise les médicaments et c’est tout; je me suis rarement sentie vraiment écoutée.» Le manque de moyens fait se déliter les liens humains entre soignants et malades, les premiers n’ont plus le temps de prêter une oreille attentive aux remous mentaux des seconds. Auriane, infirmière depuis treize ans et membre du collectif Psychiatrie parisienne unifiée constate les mêmes dérives sécuritaires, la même déshumanisation dans l’hôpital du 19ème arrondissement de Paris où elle travaille. « On nous demande d’hospitaliser moins de jours, on connaît moins bien les gens qu’avant, on n’a plus le temps de les aider dans leur quotidien. Les patients qui restent plus longtemps, ce sont ceux qui ont été hospitalisés de force. » Un management des lits s’impose aux soignants, quand comme à Paris, l’agence régionale de santé souhaite développer les traitements ambulatoires (hors de l’hôpital), et le recours cliniques privées en supprimant des lits et en fusionnant trois HP (Maison Blanche, Saint-Anne, Perray-Vaucluse) en un seul Groupe public de santé. Folle situation, où les places dans les hôpitaux s’amenuisent pendant que le système médico-judiciaire s’emballe et place sous contrainte psychiatrique de plus en plus de personnes, depuis la loi de 2011 qui a durci et généralisé les modalités des soins sans consentement.
« On a pas mal de patients qui vont mieux au bout d’une semaine, alors on fait une demande de permission de sortie à la préfecture, et c’est quasi systématiquement non», embraye Auriane. En France, les personnes internés de force doivent passer devant le juge des Libertés et de la Détention au bout de douze jours d’hospitalisation. En 2017, les hommes de loi ont prononcé 6991 mainlevées sur les 74 929 dossiers de remise en liberté traités. «La justice a abandonné face à l’autorité médicale, tente d’expliquer Stéphane. Au sein d’Advocacy, on est en croisade contre ça, on milite pour défendre nos droits car ils sont bafoués à l’hôpital.» Le constat, loin d’être extravagant, est partagé par la contrôleuse générale des lieux de privation et de liberté, Adeline Hazan, qui a dénonce le recours banalisé et abusif aux enfermements forcés pour cause de « péril imminent » dans son dernier rapport d’activité. Pour beaucoup de patients, la loi de 2011 est comme une épée de Damoclès au dessus de leur tête: elle peut les conduire à être enfermés sans leur consentement si ils en disent trop sur leurs problèmes mentaux. Alors, au rendez-vous avec le psychiatre, certains taisent des hallucinations pour ne pas repartir à l’HP ou pour en sortir. Plusieurs fois le corps médical a asséné à Solène la menace de l’hospitalisation forcée quand elle faisait de piètres tentatives d’évasion en dévissant les vis d’une grille d’aération. « De toute façon, dans les faits, je me sentais déjà enfermée dans un univers froid et inhumain. On m’a interdit les visites pendant un temps, on m’a confisqué mon portable», se rappelle la jeune fille.
Confiscation des effets personnels
Nul besoin est d’être hospitalisé sous contrainte pour connaître les joies de l’enfermement et de l’absurdité d’un système de soins usé. Carol, une jeune informaticienne se rappelle de son arrivée volontaire au centre psychiatrique d’orientation et d’accueil de l’hôpital Saint-Anne, après une longue dépression et des envies suicidaires : «En hospitalisation libre, théoriquement on peut partir quand on veut, mais ça s’est pas passé comme ça pour moi. On m’a pris mon téléphone de force, forcé à me mettre en pyjama, mis mes affaires dans un placard sous clé, menacé d’une hospitalisation forcée. On m’a dit que c’était le règlement. Personne ne m’avait prévenu que ça se passerait comme ça. Puis j’ai finalement eu une permission un week-end, et quand je suis revenue, ils avaient donné mon lit à un autre patient. J’ai décidé de me barrer, je voulais les prévenir les infirmières mais elles étaient débordées, j’ai attendu trois heures et je suis partie.» Depuis la jeune femme est un peu prise en étau entre l’hôpital où elle ne souhaite pas retourner et le manque de structures de soins hors HP. Dans ces conditions, difficile pour elle de renouer le fil avec une vie stable, et un suivi médical sur le long terme. Le fameux tournant de l’ambulatoire, qui justifie actuellement la suppression de lits dans les hôpitaux, permettra peut-être de proposer des solutions à des patients comme Carol, en développant les lieux de soins hors les murs? «Dans les années 1970, il y a eu un courant antipsychiatrique, qui prônait la fin de l’hôpital, pour que les fous se soignent dans la ville. Mais on s’est bien fait arnaquer: le nombre de lits a été réduit et derrière, il n’y a pas eu de création de structures intermédiaires pour compenser», analyse Julie. Stéphane, qui a du mal à trouver un psychiatre dans sa région a trouvé une planche de salut au sein de son groupe d’entraide mutuel, qui lui offre un espace d’écoute, et où il peut profiter de l’expertise d’autres personnes bipolaires ou atteintes d’autres troubles mentaux pour l’aider à aller mieux. « Sans vouloir détruire la psychiatrie, je crois qu’il faut qu’on développe des thérapies alternatives, hors hôpital: une prise en charge des fous et de la folie dans une autre perspective», s’enthousiasme-t-il, en pensant aux approches « Open dialogue » fleurissant au Québec, en Europe du nord et un peu en France. Celles-ci prônent la désinstitutionnalisation du secteur psychiatrique, la prise en compte de la maladie pas uniquement dans sa dimension médicale mais aussi psycho-sociale, ainsi que le développement de réseaux de patients et de pairs-aidants, d’anciens malades qui peuvent aider les autres à guérir à leur tour, au sein de structures d’accueil moins carcérales et plus ouvertes sur la ville.