après les manifestations à Valence du 2, 5 février 2019 un texte:
repris de non-fides.fr
Le 17 juin 1965, c’était jour de vacances en Allemagne de l’Ouest ; comme chaque année depuis onze ans, on profite du soleil (quand il y en a) pour aller saucissonner à la campagne. A peine écoute-t-on au transistor les discours officiels tant il est bon de se promener sous les arbres, et le soir on rentre à la maison. Sur les routes de l’Ouest, on aura laissé beaucoup plus de morts dans les voitures calcinées qu’il n’y en eut en tout, au cours du soulèvement de l’Allemagne de l’Est, le 17 juin 1953, jour, que cette fête nationale est censée commémorer. Selon l’auteur de ce récent petit livre, ce chiffre est estimé à vingt et un morts connus pour les 16 et 17 juin 1953.
Arnulf Baring a voulu dissiper certaines légendes sur cet événement. En effet, en Allemagne de l’Ouest, les discours officiels proclament rituellement que le soulèvement fut une levée en masse de tout un peuple, avide de liberté, de démocratie et de réunification allemande. C’est faux, et les documents le montrent bien. Les cadres, les petits-bourgeois (commerçants, artisans) et les paysans restèrent à l’écart du mouvement (en tout cas à l’échelle de masse). Le soulèvement eut un caractère strictement ouvrier et limité à certaines villes et branches professionnelles. Selon les sources, on estime le nombre des participants à la grève du 17 juin 1953 à 5 % ou 7 % du total des salariés. Certes, il est possible que la proportion réelle fût supérieure ; mais en tout, cas, ce pourcentage exprime un ordre de grandeur très vraisemblable.
Rappelons très brièvement le cadre et le cours des événements [1]. L’un .des problèmes qui ont toujours suscité le plus de difficultés aux dirigeants de l’Est en général, c’est l’élévation de la productivité du travail. Aux champs., à l’usine, les travailleurs n’ont qu’une seule préoccupation : se débrouiller (chaparder, couler les temps..,) et se réserver des forces pour pouvoir ensuite, qui cultiver son lopin personnel, qui travailler au noir. Si la productivité en général, est basse, c’est aussi parce que la production de biens de consommation est (mais la situation commence à changer) basse.
En 1952, les dirigeants de l’Allemagne de l’Est (ci-après RDA) amorcent un tournant. On va réviser les normes, c’est-à-dire augmenter les cadences et la durée du travail, réduire les salaires et comprimer le niveau de vie de la population en général : voilà ce que réclame l’accumulation socialiste (sic) du capital. Cette campagne se poursuit dans la presse, les réunions, etc. Toute l’année 1952 et en 1953, par paliers, la révision est introduite dans les entreprises, non sans rencontrer des résistances dans toutes les couches de la société. Tandis qu’à l’échelle internationale se produit un événement spectaculaire, la mort de Staline (le 5 mars 1953) et que les négociations da paix prennent en Corée un tour décisif, le gouvernement recule et adopte un « cours nouveau » qui favorise quelque peu les paysans, les commerçants et les cadres, etc., mais cependant (comme toujours dans un pays capitaliste) néglige les ouvriers : la révision des normes sera poursuivie.
Cette politique est accueillie de plus en plus mal, en particulier par les ouvriers maçons qui bâtissent à Berlin-Est les immeubles destinés à border une avenue triomphale, la Stalinallee. Ces maçons sont parmi les ouvriers les mieux payés de RDA (5 à 9 marks de l’heure, contre 3 au manœuvre ). On veut leur imposer des normes plus élevées, 10 %, tout de suite, mais bientôt 150 %, 200 % et même 300 %, si l’on en croit le ministre de la construction ( de 1950 à 1953, les coûts de construction ont augmenté de 35 % à 40 % et à Berlin l’entreprise d’Etat fonctionne avec de très grosses pertes ; la pénurie de main-d’œuvre qualifiée est très importante dans ce secteur).
A partir d’ avril, des assemblées de fonctionnaires du parti et du syndicat décident d’augmenter les normes et de réduire les salaires dans le bâtiment ; des brigades de travailleurs le· décident aussi « volontairement », mais l’agitation croît sur les chantiers de l’avenue Staline. Une grève y éclate le 15 juin ; le 16 au matin un cortège·se forme, d’abord d’ouvriers qui veulent aller chercher du travail ailleurs ; mais, bientôt grossi, il vient manifester devant la Maison des Syndicats puis devant le siège du gouvernement. Les ouvriers veulent que le président de la République, Grotewohl, et le président du Conseil, Ulbricht, viennent s’adresser à eux. Mais on leur envoie des sous-fifres ; de calme qu’elle était la manifestation devient de plus en plus houleuse. Finalement, les ouvriers retournent sur les chantiers en appelant à la grève générale. Ils décident de se retrouver le lendemain pour manifester de nouveau. La radio du secteur américain diffuse ces nouvelles à 16 h 30 ; mais les autorités militaires américaines lui recommandent d’en rester là et de n’inciter ni à la grève ni à la manifestation (les occupants français chercheront en vain à interdire aux manifestants de passer par le secteur qu’ils contrôlent).
Le I7 juin, le mouvement gagne un grand nombre de villes, des régions entières. Dans l’ensemble les manifestants sont uniquement des ouvriers et presque toujours des jeunes. La participation des membres des autres classes est exceptionnelle, d’après notre auteur. Le mouvement, de plus, est limité aux grands centres industriels : Berlin-Est (61 000 grévistes), Allemagne centrale (121 000), Magdebourg (38 000), et puissant surtout dans les grandes usines de produits chimique : Leuna (28 000 grévistes) ou Buna (12 000) et certains bassins miniers (Mansfeld).
Les comités de grève sont composés de jeunes ouvriers (25 à 40 ans), et souvent aussi d’anciens militaires, sous-officiers en général ( 8 % à 10 % des membres des comités dans certains cas ). Selon Baring, « au 17 juin, les· ouvriers considéraient – à juste titre – les cadres de leur entreprise comme une fraction de la nouvelle classe dirigeante, que le régime· cherchait à se gagner en “l’achetant” par de fortes incitations matérielles. »
De même , le grand complexe industriel de Stalinstadt (aujourd’hui Eisenhüttenstadt, dans le Brandebourg) sur l’Oder (frontière polonaise), ne se joignit pas au mouvement. Le régime portait tous ses efforts sur ce nouveau centre, monté de toutes pièces et_les travailleurs, des réfugiés de l’Est pour la moitié, y bénéficiaient des salaires les plus élevés du pays ; même les maçons de Stalinstadt ne cessèrent pas le travail (alors qu’ailleurs le bâtiment faisait grève par solidarité avec Berlin-Est). En Saxe, la présence des armées russes, qui effectuaient leurs grandes manœuvres, empêcha les mineurs du charbon et de l’uranium de participer massivement à la grève et aux manifestations. Ces activités entraînèrent donc surtout des travailleurs du bâtiment, des mines et des industries de· base.
A Berlin-Est, les manifestants contrôlaient apparemment la rue. Comme la veille, rassemblés devant le siège du gouvernement, ils réclament l’apparition de Grotewohl et d’Ulbricht réunis en Conseil de cabinet. Un ministre, dit-on, demanda à Ulbricht de prendre la parole pour calmer les grévistes. Ulbricht refusa et comme l’autre insistait, il lui répondit qu’il pleuvait et que par conséquent les manifestants n’allaient pas tarder à se disperser [2].
Quelles sont les revendications de ces masses ? A Berlin-Est comme dans les autres centres, c’est pour l’essentiel :
- paiement des salaires d’après les anciennes normes et révisions des contrats collectifs d’entreprise ;
- baisse des prix des produits de grande consommation ;
- élections libres et au scrutin secret ;
- pas de représailles contre les grévistes.
Les manifestants défilent dans les rues, tiennent des meetings où leurs orateurs reprennent les revendications économiques et politiques du mouvement. Dans certaines villes, les délégations ouvrières exigent et obtiennent la libération de prisonniers dont elles donnent le nom ; mais le 17 dans l’après-midi, la tension augmente et des « masses incontrôlées » brisent les portes des prisons et libèrent des détenus de droit commun en même temps que des « politiques ». La propagande officielle exploitera ce fait, de même que de petits pillages (de locaux du PC), incendies (des archives de la justice) ou lynchages (de flics. Mais la subversion n’ira pas plus loin et, les démonstrations terminées, les manifestants rentrent chez eux, ou reviennent sur leurs lieux de travail.
Le gouvernement répond aux « désordres » en faisant appel aux troupes russes. Face à des masses désarmées – contrairement à la Hongrie de 1956 où l’armée nationale passera du côté des grévistes – ces troupes agiront de manière pacifique : tirant en l’air et dispersant les attroupements avec des tanks. En général les policiers est-allemands n’étaient pas disposés à marcher contre les grévistes et, du moins dans la plupart des cas, discutaient avec eux avant de laisser passer leurs cortèges ; mais il semble probable que si le mouvement avait changé de caractère ils auraient participé à la répression.
En bref, au soir du 17 juin, « l’ordre » est rétabli ; certes les discussions vont se poursuivre sur les chantiers et dans les usines, mais elles n’iront plus jusqu’au point d’explosion. Le gouvernement va faire des promesses : amélioration du niveau de vie et retour aux anciennes normes ; · il va tout de suite commencer de les grignoter et finira par imposer ses exigences. Il autorisera aussi l’expédition de colis de vivres occidentaux en RDA à la fois pour calmer le mécontentement et pour obscurcir la volonté de lutte ouvrière. La répression se fera petit à petit : 1 300 condamnations , dont 7 à la peine de mort , 4 à la réclusion à vie et le reste à des peines de prison plus ou moins longues.
A l’Ouest, le ministre des affaires pan-allemandes demanda par radio dès le 16, à la population de RDA « de ne pas se laisser entraîner à des actions irréfléchies… dangereuses. » Les dirigeants sociaux-démocrates et syndicaux de Berlin crurent bon de faire ou de préparer quelques appels radiodiffusés, invitant la population de RDA et les soldats russes à se montrer solidaires des maçons de Berlin-Est. Mais ces appels furent désavoués par la direction du parti socialiste comme des « provocations extrêmement dangereuses et d’une inconcevable irresponsabilité ». D’ailleurs les postes de radio, sous contrôle militaire allié, ne les diffusèrent pas (sauf un, le 16 en fin d’après-midi ) ; et les bonzes socialistes locaux s’en tinrent là. La police militaire alliée et la police allemande de Berlin-Est (aux ordres des socialistes) refoulèrent les curieux venus pour observer les événements (à la lisière des deux Berlin) et peut-être pour y participer. Mais il n’y eut aucune grève de solidarité en Allemagne de l’Ouest. Les seuls groupes à faire preuve d’énergie furent des groupes plus ou moins dans la main de certains services secrets américains. Gros appoint pour la propagande de RDA.
Quant à l’appareil de propagande occidental, qui fit tant de bruit après coup, il se borna pendant l’action à transmettre les informations. Ce faisant il a –semble-t-il – contribué à l’extension du mouvement, mais sans l’encourager par ailleurs.
Notons encore que le chef social-démocrate Willy Brandt a soutenu que « les couches pur-sang du vieux mouvement ouvrier syndicaliste et politique » ont influencé les événements de façon très sensible [3]. Selon Baring, si le fait est possible, les rapports qu’il a eu en mains ne lui permettent pas de conclure en ce sens. Le soulèvement, dit-il, eut lieu dans les régions qui élisaient des députés communistes comme [dans] les autres. En tout cas, dans la rue, la « tradition » incarnée par les « anciens » était absente (il ne faut pas oublier que les sociaux-démocrates de Weimar, puis les nazis, et enfin le Guépéou assassinèrent pratiquement tous les militants ouvriers actifs).
D’après Baring, dont l’exposé a été ici très résumé et un peu complété, les Occidentaux auraient dû intervenir plus efficacement en juin 1953. Cette inaction a mené la population de RDA à se résigner, à chercher à « s’arranger » avec le régime. Maintenant, dit-il, l’heure est passée des révolutions, on en est à l’évolution. Dans sa préface, le Herr Professor Richard Löwenthal [4] déplore lui aussi « l’occasion manquée du 17 juin ». Cette attitude est celle de politiciens qui regrettent de ne pas avoir pu exploiter la faille de l’adversaire. Utopie ! En réalité, les Occidentaux ne tenaient pas à appuyer les grévistes. Certes, ils s’intéressaient au mouvement comme un patron peut rêver d’exploiter les difficultés qu’un patron concurrent éprouve avec son personnel, mais sans ignorer qu’il lui faut être discret et prudent.
En définitive, le soulèvement du 17 juin apparaît comme une immense grève sauvage, instinctive, spontanée, qui s’étend rapidement et se résorbe aussi vite. Elle n’a touché que certains secteurs d’une énorme entreprise, sans entraîner de solidarité au dehors. Elle a ébranlé pendant quelques jours de 300 000 à 400 000 hommes sans armes, qu’aucune grande lutte antérieure n’avait préparé matériellement et spirituellement, et qui ne pouvaient donc s’en tenir qu’à la surface des choses. Le mélange de prudence et de puissance extrêmes dont usa le gouvernement de RDA contribua également à désamorcer l’explosion. Dans d’autres conditions, dans la Hongrie de 1956, une grève sauvage, somme toute analogue au début, prit ensuite un caractère absolument différent.
C. B.
[Cette note de lecture à propos du livre Der 17. Juni 1953 d’Arnulf Baring, Cologne, 1965 est parue dans ICO n° 43, novembre 1965.]
[1] La meilleure étude en français sur ce sujet reste celle de Benno Sarel : « Combats ouvriers sur l’avenue Staline », Les Temps modernes, n° 95 (octobre 1953), repris dans La Classe ouvrière en Allemagne orientale, Editions Ouvrières, Paris 1958.
[2] Gustave Noske, lui aussi, au début de la Révolution allemande, comptait sur la pluie pour faire rentrer les manifestants chez eux (cf. Noske, Von Kiel bis Kapp, 1920, p.17).
[3] Même opinion par exemple, chez Vega, « Signification de la révolte de juin en Allemagne orientale », Socialisme ou Barbarie n° 13 (janvier-mars 1954), qui invoque « l’expérience » des insurrections communistes de 1919 et 1921 !
[4] Autrefois théoricien de la « nouvelle classe » sous le nom de Paul Soring, aujourd’hui historien d’Etat, spécialisé dans les études soviétiques.