La vertu du supplice

non -fides.fr

samedi 3 octobre 2015

 

Territoire physique distinct et séparé du reste de la vie sociale, la prison et ce qu’elle représente et détermine semblent occuper un espace réservé même dans nos pensées, dans nos réflexions.

La Justice est un concentré des moyens par lesquels la société a choisi de régler ses conflits (par la force et par l’image) : la prison résume en elle-même ce qui nous écrase et nous opprime directement. Pour nous, il s’agit de comprendre comment et où on peut agir pour mettre fin à toutes les laideurs de la survie, en nous posant aussi la question de la destruction de la prison et de la justice. Et pour en finir avec la Justice, il est également essentiel d’arrêter de parler et de penser avec le langage du Droit, celui qui sert en général à dénoncer les « abus » de pouvoir. Ce n’est bien sûr pas pour cela que nous voulons contester au détenu tourmenté par le maton la possibilité de réclamer d’être traité correctement. Mais, en s’enfermant dans le tort partiel (les « abus » de maton) sans considérer la monstruosité représentée par l’existence même de la prison, le prisonnier se trouverait entraîné dans une comptabilité perverse : que signifie demander le droit d’être « traité correctement » ? N’importe quel individu n’aspirerait-il pas plutôt à ne pas être traité « du tout » ?

Les revers du droit

Avec le même mot, on définit le droit d’un individu d’obtenir ou de faire telle ou telle autre chose, et le Droit comme ensemble de textes et de pratiques judiciaires. Le second semble inclure et garantir le premier. Ainsi, le procédé démocratique consiste toujours à remplir le Droit par les droits de l’homme, alors que chaque droit duquel nous pourrions bénéficier est en lui-même une dépossession, une recherche de nous-mêmes dans quelque chose d’autre que nous. Mais les droits, qu’est-ce qu’ils définissent ? Une liberté conçue uniquement en termes négatifs : « Ma liberté s’arrête là où commence celle d’autrui ». Vision limitative de l’individu comme un territoire délimité des autres, vision de petit propriétaire à l’origine du fameux « mon corps m’appartient ». Ce n’est pas un hasard s’il manque à cette conception spatiale la dimension temporelle, une richesse fondamentale de l’homme.

Chaque droit est par nature un principe et un moyen pratique d’exclusion et de privation. Qui dit droit dit échange, car le Droit est là pour organiser une répartition mesurée de droits et de devoirs, et pour prévoir, en cas de dommage, le montant d’un dédommagement. Un droit appartient toujours à un propriétaire malheureux, parce qu’il a besoin d’un titre de propriété sur ce qu’il a peur de perdre ou ce que l’on peut lui soustraire. Le Droit a toujours pour but de gouverner une communauté qui n’arrive pas à vivre en communauté, pour qu’elle n’explose pas totalement.

Le Droit est aussi une idéologie : une construction mentale et rationnelle, qui sert à justifier la réelle fonction sociale de la justice.

Aujourd’hui, le Droit représente un instrument codifié, précis et quantifiant, qui détermine et indique ce que chacun, y compris chaque fonctionnaire de l’État, doit faire. La police est à la fois tenue de faire respecter des règles très sévères et obligée de les transgresser continuellement pour fonctionner. Le contrôle judiciaire de ses actes est une fiction : tout le monde sait que le flic utilise des instruments pour agir et exercer des pressions sur lesquels les magistrats ferment souvent les yeux. Qu’il s’applique à l’enquêteur ou au citoyen commun, le Droit ne sert pas à empêcher les excès, mais à les maintenir dans des limites raisonnables pour ne pas mettre en danger l’ordre social et les institutions. Tout comme la Peine sert à circonscrire la vengeance exacte de la partie lésée en la maintenant dans les limites stables et appliquées par un organisme tiers « au dessus des parties ». Parce que toute société prévoit des normes qui permettent aux dominants de régler leurs litiges, de légitimer leur domination et d’obtenir le consensus des exploités.

La Bible ne définit pas l’être humain : elle énumère, justifiant une telle opération par l’impénétrable et insondable volonté divine, ce qu’il faut et ne faut pas faire. L’époque moderne fournit en plus une définition de l’homme et se base sur celle-ci pour organiser les règles sociales. Il en est de même pour la justice, avec sa prétention d’établir ce qui est bon et ce qui est mauvais. D’où la classification entre « coupables » et « innocents ». Innocence et culpabilité sont des attributs constitutifs du mécanisme judiciaire car ils portent un jugement (que l’intéressé est vivement encouragé à intérioriser). Or, pour être clairs, comprendre et vivre les actes les plus crus (viol, homicide, torture…) ne signifie pas les juger. Qui dit jugement dit appréciation au nom de quelque chose qui va au delà des relations sociales que ces mêmes actes ont déterminées.

Comme le fait la Morale dans les rapports interpersonnels, la Justice applique à un conflit ou à une violence une norme préétablie, extérieure à l’évènement, pour rendre solennel le traumatisme, en le définissant pour l’éliminer. Dans cette logique, il faut qu’il y ait un coupable, et pas seulement un responsable, étant donné que la culpabilité pénètre le coupable, devient son être profond. La boucle est bouclée quand la justice prétend juger non l’action, mais tout l’être à la lumière de l’action, à grand renfort d’analyse des motivations, d’expertises psychiatriques et de tests de la personnalité.

Justice et démocratie

À mesure que les droits s’élargissent, la sphère de contrôle de l’Etat s’étend également, puisqu’il doit les faire respecter et en sanctionner la transgression. La tendance de la société démocratique est de pénaliser tout, de prévoir un texte et une punition pour toute forme de violence, de la gifle du parent sur son enfant au viol. L’extension des droits est synonyme de criminalisation généralisée. Elle a la prétention de bannir la violence directe de tous les rapports sociaux. Mais cela a pour conséquence de renforcer le monopole de la violence « légitime » de l’Etat, qui est infiniment pire que toutes les autres.

La justice ne diminue pas la violence, elle la normalise. Comme la démocratie, elle constitue un filtre à la violence et à l’intolérance.

Comme la démocratie, la justice fonctionne sur la base de la raison, sans recourir à la force. Mais pour que cette raison puisse s’exprimer, pour que la discussion ait lieu dans les termes dans lesquels elle se déroule, la violence brute est pourtant nécessaire. De la même manière, la démocratie se base sur le refus de la violence qui l’a générée et dont elle a besoin pour se perpétuer.

Et ce filtre de la violence filtre également l’action radicale, par exemple quand quelqu’un rentre dans un tribunal et ne parvient à proposer que ce qui est acceptable par la Cour. Cela n’est quand même pas une raison pour ne pas agir, ni pour regretter d’avoir agi, mais plutôt pour le faire consciemment : il ne peut exister d’intervention révolutionnaire à l’intérieur du cadre de la justice. L’appareil sépare l’accusé de la discussion qui le regarde en déléguant son pouvoir, comme on le fait continuellement en démocratie, à certains de ses représentants : dans ce cas aux avocats.

Le comble est qu’à travers la publicité du débat, en tant que « public » on est convaincu de contrôler la justice, alors que c’est la justice qui contrôle le public. L’image qui suinte des tribunaux est porteuse d’un message essentiel, répété hypnotiquement : l’Etat a le monopole de la violence ; et quand les conflits entre les gens rendent la vérité confuse et incertaine, c’est l’Etat qui résout : « j’ai aussi le monopole de la vérité ». La trilogie « police-justice-médias » doit être analysée dans son fonctionnement d’ensemble. Peut-être que le jeu entre ces trois partenaires est parfois perturbé, mais il est en mesure d’absorber tout scandale. Il y a scandale quand on remarque que quelqu’un a transgressé les règles : mais cette dénonciation présuppose que l’on reste à l’intérieur du jeu. La véritable rupture serait d’en sortir.

Aucune dénonciation, aucune lueur aveuglante de vérité n’a en soi la force de remettre en cause des institutions et rapports sociaux.

La prison sociale

Alors pourquoi s’occuper de la répression et de la justice ? Sûrement pas parce qu’il y aurait dans les tribunaux et dans les prisons une horreur exemplaire, primaire, essentielle. Pour remettre en question la société toute entière, nous n’avons pas besoin de chercher un comble de l’horreur qui ne saurait nous fournir d’éléments pour aller aux racines de l’exploitation et de l’aliénation. En outre, une échelle des niveaux d’atrocité est inconcevable. Le détenu en prison, le soldat qui s’entraîne ou qui combat dans la boue d’une tranchée, l’ouvrier qui tombe dans un accident de travail, le paysan qui peine seize heures par jour, ont chacun diverses bonnes raisons de voir dans leur condition un comble de l’horreur.

En réalité, une société solide et efficiente sait recouvrir un rapport d’oppression avec le miel des satisfactions partielles. L’humanisation du travail n’est-il pas un programme constant du capital ? Et puis, dans une société « libre » et démocratique, il ne faut pas seulement produire des richesses, il faut surtout « trouver une occupation ». Finalement maintenant même en prison ils l’ont compris, personne ne doit plus rester oisif : on donnera un travail au prisonnier pour s’accaparer son temps et le mobiliser, en bouchant les trous de son emploi du temps. Comme le soutient également un nouveau ministre – le concept d’une peine infligée et c’est tout, ne réhabilite pas, il est historiquement et culturellement dépassé. Ainsi, ces mêmes sujets qui n’ont pas réussi à remplir et à « ennoblir » de cette façon leur existence quand ils étaient à l’extérieur des murs, se retrouveront à l’intérieur face à une occupation qui offrira vraiment des avantages considérables, à eux et à l’Etat.

Quel que soit le nombre de détenus qu’elle accueille, l’institution pénitentiaire est nécessaire à la société de classes. Sa suppression est une illusion comme le serait l’idée d’une économie gérée par la base, d’entreprises où les salariés pourraient « autogérer » leur propre exploitation (une horreur digne du plus sanguinaire des dictateurs). La prison a une fonction symbolique irremplaçable ; la réclusion de quelques uns réclame l’existence même de la norme continuellement violée, mais qui ne cesse pourtant pas de fonctionner en tant que référence, grossière frontière des limites à ne pas trop dépasser.

La société d’aujourd’hui, société de l’impuissance maximale, est aussi celle de l’assistance généralisée. Désormais, l’existence entière a besoin d’intermédiaires, ainsi prolifèrent les services publics, dont la fonction est assurée par le réseau des besoins qu’ils engendrent. L’État remplit le vide de l’existence avec des instruments qu’il utilise en même temps comme des outils de contrôle, tandis qu’il maintient des structures comme la prison en tant que lieux de décharge sociale. Cette fonction pourrait certes être aussi assurée d’une autre façon ; une société capable de s’auto-réformer s’en occuperait à moindre coût (social et comptable), mais ne cesserait pas pour autant d’entretenir cette fonction d’une façon ou d’une autre.

Les critiques superficielles et intéressées, incapables d’imaginer la fin de la justice, retiennent que celle-ci peut et doit être maintenue, peut-être sans besoin qu’elle intervienne, en imaginant une société future sans violence, en attribuant toute la violence actuelle aux méfaits de la société de classe. Tel a été le rêve de plusieurs penseurs des Lumières et des partisans de toutes ces écoles de pensée qui décrivent un monde « parfait ».

Mécanisme séparé de résolution des conflits à travers la projection d’une image et l’exclusion d’un individu, la justice ne sera pas du tout abolie si ses fonctions sont confiées à une autre entité, placée au dessus des personnes, bien que plus malléable, rénovable, soumise à des élections, contrôlée par des réunions populaires. Une justice spontanée, avec des lois flexibles ou même sans textes du tout, ne cesserait pas pour autant d’être une machine séparant le Bien du Mal, indépendamment des relations sociales, et fatalement contre elles. Que les juges soient des bureaucrates ou non, que les codes soient rigides ou adaptables, pour nous il n’y a pas de différence. C’est la notion même de la Loi que nous voulons détruire. Que la Loi change tous les jours avec « l’évolution des coutumes » ne change pas sa fonction.

Quel que soit le choix des urnes, l’ordre social et démocratique nous gagne à chaque fois que l’on vote. De la même manière, quel que soit le vote du jury, l’existence de la justice construit sa victoire : elle n’a pas besoin d’autre chose.

Seulement de braves garçons ?

L’appareil judiciaire moderne est extrêmement rationnel et scientifique, tandis qu’il affiche sa supérieure « impartialité » à travers l’application de procédures qui sous-pèsent presque au milligramme près les possibles concessions à l’accusation et à la défense. Il peut même se permettre d’être scrupuleux, face à des individus contraints à s’y soumettre : il les contrôle, les dépouille de tout, ayant acquis les pleins pouvoirs sur leur existence. Sa victoire est d’exister, de contraindre tout le monde, y compris ceux qui comme nous le contestent, à jouer selon ses règles.

Seule l’incorrigible gauche bigote et politicienne peut considérer comme une victoire ou une défaite de la justice une condamnation ou un acquittement. Et il n’est pas étrange que justement ceux qui refusent de critiquer la justice en tant que telle ne comprennent ou n’acceptent pas la nature de la démocratie. Pour eux, l’opposition de fond est entre dictature et démocratie, entre fascisme et antifascisme, et ainsi de suite. Tout comme ils participent aux élections ou réclament le droit de vote pour les immigrés, ils opposent au tribunal les jurés « populaires » aux juges « bourgeois ». Leur perspective n’est pas du tout de détruire la justice en tant que telle, mais de la démocratiser, comme tout le reste.

De quelque manière qu’on la voie, tragique ou comique, la reproduction des caractéristiques de la justice et de son corollaire carcéral, souvent par l’action des exploités eux-mêmes, montre la portée effective du problème.

On peut se sentir parfois contraint de passer sur le terrain de l’adversaire et d’argumenter en termes juridiques, peut-être pour « négocier », mais cela ne constitue jamais une victoire. De toute façon, il s’agit aussi toujours d’une tâche qu’il vaut mieux lâcher à l’avocat. Prenons un exemple. Une action publique effectuée de l’extérieur capable de soulever quelques doutes en agitant l’épouvantail d’une incroyable « erreur judiciaire », un bon travail des avocats au cours du débat, peuvent aussi contraindre la magistrature à renoncer à avoir la main lourde sur l’accusé, mais cela n’évitera pas que la justice agisse quand même selon ses règles en plus en nous contraignant à les respecter également. D’ailleurs, une institution qui sait reconnaître ses propres erreurs est une institution qui se renforce.

De la même façon, un tribunal qui acquitte, comme un tribunal qui condamne, reste pourtant toujours un tribunal : il est difficile d’imaginer un lieu où les déshérités ont moins de pouvoir que dans une salle de tribunal. Un cas exceptionnel pourrait être constitué par la pression exercée par un mouvement social sur la magistrature, quand par exemple une foule se rassemble pour exiger un acquittement, tout comme un commissariat peut être assiégé par des centaines de manifestants qui demandent la libération de personnes arrêtées. Mais cette pression est tout de même externe : c’est toujours ailleurs que peut se constituer la force des exploités.

Et il est toutefois très souvent ardu de déraciner la conviction que la seule façon d’obtenir un traitement bienveillant de la part de l’appareil judiciaire serait de se donner de la peine dans son propre cadre pour montrer l’inoffensivité sociale de celui qui est tombé entre ses mains.

Le meilleur moyen pour se solidariser avec un acte de révolte – théoriquement nous en sommes tous convaincus – c’est d’en accomplir un autre. Face à une action réussie, beaucoup sont capables d’applaudir et de faire l’éloge de ce qui est arrivé et les compagnons prêts à mettre en pratique cette maxime ne manquent pas, reproduisant l’action de révolte accomplie d’abord par d’autres, et donc contribuant à sa généralisation. Mais un acte subversif l’est au-delà du résultat final, dans le bien comme dans le mal. Au contraire, régulièrement, quand les choses « vont mal » et que les auteurs du geste de rébellion sont même identifiés ou arrêtés, à plus personne ne vient l’idée d’agir à son tour. La solidarité ne se concrétise plus en action (la nôtre) mais en réaction à l’action d’autrui, dans ce cas, des juges. Alors on préfère attendre, écouter les conseils des avocats, que les compagnons arrêtés se prononcent, l’achèvement des enquêtes. On attend de voir comment tournent les choses.

Si avant ce qui comptait était nos désirs, et nos tentatives de les réaliser, maintenant il s’agit seulement de « faire sortir » les compagnons.

Même sans compter agir de manière instrumentale, même sans vouloir créer de nouveaux « martyres pour la cause », bien qu’arracher des compagnons à la prison soit indubitablement un de nos buts primaires, il faudrait toutefois ne pas oublier d’évaluer les moyens que l’on veut employer et être conscients de leur nature comme de leurs limites.

Il arrive au contraire qu’il paraisse tout à coup plus avantageux de mettre de côté les habituelles critiques de la justice, d’oublier les belliqueuses déclarations de guerre contre la société, pour se limiter à l’inviter à être « juste », et par conséquent à acquitter un « innocent », à relâcher un « malade », à considérer comme des « enfantillages » ce que, en diverses circonstances, nous serions prêts à exalter comme des gestes de révolte. Mais est-ce vraiment ce que nous voulons ? Faire appel aux sentiments humanitaires de ceux que nous méprisons ?

Face à la Justice et à la crainte qu’elle inspire, il semble que nous ne sachions pas faire autre chose que nous contredire nous-mêmes et ce que nous disons désirer.

Rebelles et révolutionnaires quand nous sommes libres, une fois dans les mains de l’ennemi nous ne sommes capables que d’étaler nos problèmes physiques, notre « innocence », ou la substantielle innocuité des actions que nous avons accomplies.

Le pouvoir envoie en prison les subversifs, les anarchistes, parce qu’en tant que tels ils sont « socialement dangereux », et nous, pour les sortir de là, nous ne savons que les dépeindre comme d’inoffensifs agneaux.

Sommes-nous cyniques ? Faisons-nous l’apologie du sacrifice ? Rien de tout cela, nous avons simplement un désagréable souci qui nous assaille : serions-nous seulement de braves garçons ?

Aldo Perego.

[Traduit de l’italien d’Anarchismo n° 74, septembre 1994, dans Des Ruines n°1, décembre 2014.]