« Éloge de l’égoïsme » charles- Auguste Bontemps

 

Une éloge de l’égoïsme peut paraître une gageure.

J’aborderai prudemment ce débat par une question. Pourquoi tant d’hommes et tant de femmes dont la jeunesse fut passionnée d’une idée, pourquoi se résignent-ils trop tôt à la médiocrité d’une vie sans élan ? Je ne crois pas qu’il en faille accuse les difficultés matérielles. Au contraire, c’est à ces difficultés là que chacun ne cesse de faire face, c’est aux conditions de cette lutte que les jeunes s’attachent tout d’abord. Mais ils ne font que, lorsqu’ils sont doués d’un minimum d’intelligence sensible, dans une perspective qui va au-delà des besoins quotidiens. Ils rêvent d’une vie prospère dans un monde pacifié.

D’où viennent donc les scepticismes et les abandons si ce n’est de la faillite des moyens ? A la vérité, la condition de l’homme dont on a trop dit qu’elle est absurde, cette condition paraît justifier l’acharnement à prendre et à jouir des voraces et des rusés. Il ne reste d’autre choix, à qui n’est pas un carnassier, que le retrait sur soi ou bien la foi dans un monde en progrès et qui ne serait mauvais que parce qu’il est inachevé. C’est sur ce thème illusoire qu’on travaillé et travaillent encore les bâtisseurs de royaumes idylliques.

Depuis des millénaires, les hommes impulsifs et les hommes fervents se sont égarés dans ces royaumes vaporeux. C’est là que les voraces ont organisé le ramassage des butins de pouvoir et d’argent. Est-ce à dire que la force de l’esprit est un leurre ? Si je le pensais je ne prendrais pas la peine d’en parler. L’esprit, comme la matière, vaut ce que l’on en fait. Une matière explosive fait un obus ou un moteur. L’esprit embellit le réel ou bien le détériore.

Tel est le problème de l’être pensant : savoir embellir ce qui est et non pas espérer que se concrétise la facticité des mythes. Oh ! certes, un mythe peut-être la beauté d’un poème. Il est préférable qu’on ne le dégrade pas et qu’il reste la poésie du rêve. On a dit justement que le rêve est un refuge.

Je ne comprends pas qu’on en veuille faire un tremplin. Il est le champ de l’imaginaire comme il l’était déjà pour les peintres magiciens des grottes du quaternaire. Je sais qu’on m’accusera tout à l’heure d’abaisser l’esprit au niveau du pragmatisme. Nous en reparlerons. Aussi bien, je pourrais demander tout de suite si c’est en faisant monter l’idée à partir du réel ou en la faisant retomber des écrans du ciel que l’on abaisse l’esprit.

Laissons les images et venons au concret. Le concret se définie sans doute dans la technique et dans l’économique. Mais la façon de l’organiser, la manière d’en user ressortissent au politique et, par conséquent, à des directives qui sont à la fois d’ordre religieux et d’ordre philosophique. Elles déterminent et réglementent la moralité du citoyen et aménagent l’immoralité du pouvoir.

A voir comment le monde évolue, il faut bien convenir que les principes essentiels et leur trucage ne varient que fort peu dans le temps. Le progrès des techniques ne modifie guère que les apparences des comportements. Les impulsions intimes ne font que changer d’objet. Les corrections que deux mille ans d’évolution sociale et de révolutions scientifiques ont introduites dans la morale chrétienne qui nous gouverne nous pas atteint, même chez les athées, des préjugés qu’il est malséant de mettre en cause.

Cela va des incontinences du sexe à la respectabilité des philanthropes. Les sentiments que l’on dit hautement humains sont tabous de consentement général. On n’a le droit de les juger que dans leurs conséquences. C’est donc par là que j’aborderai le tabou chrétien d’amour du prochain pour aller, si vous me le permettez, à une vue qui, pour être anarchiste, n’en est pas moins conséquente et mieux assurée que le dogme de la charité.

Ne disons qu’un mot de la fallacieuse Église des pauvres qui sépare puisqu’elle distingue. Tout s’arrange du reste : aux pauvres l’Église du Ciel, aux riches l’Église temporelle. Mais que deviennent, dans ces Églises séparées, les dogmes fondamentaux que sont la fraternité des hommes et l’amour du prochain ? S’ils ont fait la gloire du christianisme, s’ils sont encore la fierté des chrétiens, ils sont aussi un exemple de la sottise heureuse de soi, non point par la grâce de Dieu mais celle des idéologies.

Les bons sentiments ont si bien camouflé cette morale incongrue que des rationalistes – et non des moindres – se sont intégrés. Ils ont accusé les chrétiens, les chrétiens notables s’entend, de trahir leur enseignement. Ces rationalistes trop bien pensants reconnaissent de la sorte à ces tricheurs une habilité qui les exonérait de la sottise commune. Il est vrai que cette habilité ne fait pas non plus défaut à certains rationalistes de politique qui font volontiers dans la fraternité.

Ah ! la fraternité des hommes ! Parlons-en ! On croirait, à lire saint Paul et les évangélistes, que ces Juifs s’étaient dé-judaïsés au point d’en avoir oublié le fraternel assassinat d’Abel et l’histoire de Joseph vendu par ses frères. On s’assassinait beaucoup dans le monde biblique, en famille et entre voisins. Si les Esséniens, qui nous ont laissé les manuscrits de la mer Morte, s’accordaient mieux entre eux, ils eurent le tort, en inspirant le christianisme, de conclure du particulier au général. Le général n’a pas ratifié et les généraux pas davantage.

En deux mille ans de christianisme, il n’est point de jour où des chrétiens n’aient pas été fraternellement en guerre quelque part. Le principe n’en fut pas pour autant rendu caduc. Les porte-parole de l’Église étant accrédités dans tous les camps, l’efficacité de leurs bénédictions se contrebalançait. Même dans les guerres de religion, jamais une atrocité ne fut commise qui ne se réclamât d’un père commun.

Cette excessive fraternité n’a plus de référence à présent que les peuples, unis par les avions, ont multiplié les pères, sans parler des athées qui se déclarent sans vergogne issus de père inconnu. Il est permis de penser qu’il est expédient et plus efficace d’inciter ces gens à se supporter pour de simples raisons d’intérêt commun. Sans doute est-ce encore une vue pragmatique. Je conviens que ce n’est pas avec des arguments de cet ordre que l’on prépare la glorification des héros.

En revanche, on diminue d’autant la commémoration des victimes. J’en viens à l’amour. Voilà bien le vocable le moins fait pour aider à s’entendre tant il emprunte de significations. En ne retenant, avec un grand A, que le sens chrétien qui est celui de charité, on ne se comprend pas mieux, les théologiens lui donnant également des mobiles différents.

Je me bornerai donc aux deux définitions de bas que voici : l’amour de Dieu est une vertu inspirée par le baptême. D’où il suit que l’amour est un devoir envers le prochain puisque tout prochain est notre frère en Dieu. Nous avons vu ce que donne l’amour entre frères, mêmes s’ils le sont en Jahvé. En ce qui touche le sentiment chrétien, il faut bien admettre qu’une vertu inspirée par le baptême ne concerne que les baptisés.

A supposer qu’elle les incite à aimer les hommes d’autres religions, c’est-à-dire les trois quarts de l’humanité, cela n’implique pas la réciprocité surtout lorsque le bien d’autrui porte à le convertir. Le ciel n’est vraiment pas un lieu de rencontre. L’amour de Dieu a un objet si particulier qu’il ne saurait fonder une morale universelle.

Au reste, l’amour, qu’il soit vice ou qu’il soit vertu, est un sentiment spontané. C’est cette spontanéité qui lui donne sa chaleur, qui en fait la beauté, parfois le tragique et parfois la grandeur dans le sacrifice. Il serait immoral, il serait décevant de le galvauder. Je ne me vois pas contraint d’aimer un prochain dont les actes m’écœurent. Ce serait nier mon droit à la révolte et confondre le pardon des offenses avec la résignation.

Laissez moi dire en passant que les bonnes intentions sont faites de cette farine malaxée dans les pétrins des démagogues. C’est de ces pétrins que sortent des préjugés qui ne sont que des idées moisies. On ne veut pas le savoir et les honnêtes gens sont complices de ces idées ancrées par une éducation falsifiée. Cela me rappelle comment je mettais en de grandes colères mon adversaire et néanmoins ami, le feu chanoine Viollet, lorsque j’opposais l’égoïsme à la charité chrétienne.

C’est que ce malencontreux égoïsme, vu sous un certain angle, a de telles vertus que pour s’en protéger on en a fait un vice. On ne devrait pas oublier, lorsqu’on attaque l’égoïsme au plan de l’éthique, qu’il est exactement l’instinct de conservation de l’individu et qu’il est aussi facteur de solidarité. En tant qu’instinct de conservation, ne le voit-on pas se manifester, de façon irréfragable, chez le jeune enfant qui rapporte tout à soi ? Il a fallu beaucoup d’astuce et une longue tradition dans l’art de conditionner les jugements pour transformer en défaut un instinct à ce point vital. »

C’est pourtant ce qu’on fait des générations de vaticinateurs, en dépit des philosophies rationnelles qui ont dès longtemps situé l’égoïsme dans sa nature vraie que je ne fais que rappeler. Mais que peut la sagesse quand les bons sentiments sont braqués au nom de l’amour ? Or, est-il égoïsme plus passionné que l’amour ? N’est-ce pas cette passion qui en fait le plus puissant des sentiments ?

Que l’individu n’ait pas toujours à s’en féliciter, on le sait. Mais je n’ai pas dit que l’excès de passion ne tourne jamais à mal, pas plus que je ne confonds le bouquet du bourgogne avec le gros vin du troquet. Les excès ne condamnent pas l’usage et il n’est pas nécessaire d’insister sur la primauté de l’égoïsme comme instinct de défense. Je retiens davantage son caractère social autant qu’anti-social, ses facultés à la fois de compétition et d’absorption, d’entraide et d’expansion.

Que l’on me permette une remarque à propos de leçons qui condamnent l’égoïsme sous le prétexte qu’il porte à l’individu à vouloir absorber plus que sa juste part, à user de violence et de fourberie dans les compétitions. Ces leçons n’ont pas, que je sache, en aucun temps, éliminé les déprédations de toutes sortes de malfaiteurs publics ou privés. Je dis qu’au contraire elles leur laissent un champ d’autant plus ouvert que les justes, en se gardant chrétiennement de tout égoïsme, ne le condamnent qu’en paroles au lieu de les contrer en actes.

Voilà l’exemple type des morales inconséquentes qui ne se fondent pas sur le réel relativé. Non seulement elles échouent parce qu’elles vont à contre-nature, mais, plus gravement peut-être, elles détournent l’attention des solutions que l’on trouve dans la nature même, à la condition de les en dégager. Si j’appelle de leur nom propre l’avarice, la rapacité, l’autoritarisme, la violence, je combats ces vices pour ce qu’ils sont, des égoïsmes dépravés.

Si je retire l’adjectif dépravé, tout égoïsme est condamné, y compris précisément cette arme naturelle qui est en chacun et qui oppose chacun à l’autre dès que l’autre abuse. Par-là vous saisissez tout de suite qu’un égoïsme clairvoyant et mesuré est le moyen premier, le moyen irremplaçable, de conquérir, d’affirmer, de défendre sa liberté personnelle. Et quoi que puissent prétendre les définitions conformes, s’il est, au pluriel, des libertés politiques et sociales toujours contingentes, il n’est de liberté qui vaille la liberté individuelle.

Et elle vaut ce que vaut l’individu, c’est-à-dire sa pensée volontaire, exactement son ego. Que l’on ne s’étonne pas si toutes les sortes de pouvoirs, toutes les sortes de scribes courtisans et profiteurs des pouvoirs, se sont attachés à juguler chez les assujettis une force essentielle dont ils se gardent bien, quant à eux, de ses déposséder. Une personne avertie ne s’en laisse pas ainsi conter et c’est pourquoi un anarchiste appuie sur l’égoïsme comme sur un bouton d’alarme. Mais les échos de cette alerte se perdent dans la foule, plus accessible aux mythes de sentiment qu’elle n’est ouverte à la rigueur des idées claires.

Et pourtant ! Ce que nous offrent en vain les mythes de charité et de fraternité élaborés dans les empyrées, l’égoïsme franc, exactement compris nous le donne. A chacun de s’en saisir pour soi, il ne sera pas interdit à d’autres. Et si vous me demandez ce que j’entends par l’égoïsme bien compris, je vous répondrai qu’il est l’égoïsme tout simple, tout spontané, mais corrigé par une morale ouverte sur les faits, sur les réalités à notre mesure et qui commandent les actes de notre vie.

Je m’en suis maintes fois expliqué et d’autant plus facilement qu’il ne s’agit que d’un raisonnement tout épicurien dont les maniaques de la transcendance se gaussent et les gens de raison s’inquiètent parce qu’on ne fait pas appel aux sacro-saintes formules de dévouement et d’abnégation.

En fait, la morale d’un égoïsme se définit en trois constatations :l’être absorbe pour subsister; son système nerveux est aux aguets des perceptions qui protègent son corps et informent sa pensée; sa pensée est sa plus sûre richesse. Si un individu sait que sa pensée est richesse, s’il éprouve que sa sensibilité dispose de cette richesse et qu’il n’en jouit qu’en la dépensant, que l’on n’est riche que de ce que l’on disperse, il absorbera tout l’utile à son être, il tiendra en éveil ses sens dispensateurs autant qu’informateurs, il ne cessera d’acquérir afin de donner selon une formule nietzschéenne, de s’enrichir ainsi de sa générosité, de s’agrandir dans le plus haut et le meilleur de soi.

La satisfaction qu’il en éprouve le porte à ne point se laisser spolier, à se faire le compagnon des moins armés, à les aider à se pourvoir afin qu’à ses côtés des êtres soient unis dans une fraternité authentique, celle du cœur et de l’esprit et non pas des conventions sociales. Cette égoïste lucide vit pleinement et si intensément qu’il est à soi-même une source de joie. J’affirmerai donc pour conclure que c’est sur cet égoïsme là que se construit la solidarité des hommes.

Charles-Auguste BONTEMPS.