[TGV Lyon Turin ]Val di Susa et Little Big Horn

« Tenez-vous à votre liberté ? Commencez à l’aimer chez l’autre » Anonimo Genovese
Ainsi pourraient s’exprimer à peu près, dans un espace en dehors du temps,bon nombre d’individus intégrés, éduqués et civilisés qui auraient l’honnêteté et le courage de leurs propres opinions spectaculaires :


Quand Christophe Colomb a découvert l’Amérique et que les différents conquistadores ont pillé un continent entier, je me suis dit que l’avancée de la civilisation chrétienne valait bien quelques excès dans l’éducation nécessaire à l’assimilation des sauvages aux moeurs civilisées.
Quand on a emmené de force, pendant des siècles, les noirs d’Afrique enAmérique, en les réduisant en esclavage, j’ai pensé que la culture de la canneà sucre et du coton valait bien le sacrifice de quelques principes. D’accordpour les droits de l’homme, mais ceux de la marchandise avant tout.
Quand suite à la révolution industrielle, l’exploitation dans les usines ressemblait aussi à l’esclavage, sinon pire, ilme semblait inévitable que l’effort collectif, pourtant inégal et injustement partagé, devait amener à bonne fin le progrès de l’économie des pays les plus civilisés.
Quand deux guerres mondiales ont déboussolé les équilibres sociaux déjà précaires et que les fascismes ont transformé l’impitoyable colonialisme en une machine de prédation sans frontière ni limite tant intérieure qu’extérieure, j’ai d’abord soutenu le fascisme et sa volonté de nous donner – en tant que race supérieure – les moyens de réaliser notre destin sacré ; puis je suis devenu démocrate et antifasciste les jours ouvrables et même parfois antiraciste le dimanche, mais plus rarement. J’étais trop excité et occupé à reconstruire un monde essentiellement semblable à celui qui existait avant le conflit.
Heureusement que la guerre froide, comme tous les manichéismes, nous a donné un coup de main pour créer le consensus et brider la critique radicale qui commençait à affleurer dans une société dont seule avait changé l’intensité de l’exploitation économiste de la vie quotidienne réduite à un temps de travail absolu.
Quand, avec la société du spectacle, le PIB est devenu le seul commandement divin d’une économie descendue sur terre pour compter scrupuleusement la rentabilité des vivants et des morts, sans plus de gaspillage de temps libre ni d’élucubrations humanitaires sur la communauté humaine, je me suis dit que je pouvais être un bon compétiteur pourgagner ma guerre contre tous et être heureux au milieu d’un champ de ruines à traverser rapidement et fièrement en 4X4.
Quand des cris de protestation ont commencé à se lever partout et une résistance variée s’est exprimée comme un signe de révolte imminente contre un monde inhumain, absurde et cruel, je me suis rangé du côté de l’éternel progrès contre les utopistes obscurantistes qui veulent nous ramener à l’âge de la pierre.
Le terrorisme a pris alors la place du communisme en tant qu’ennemi dans la cosmogonie manichéenne que le système dominant m’a offert comme une école pour y éduquer ses suppôts, davantage convaincus, d’ailleurs, par leurs peurs que par les promesses. L’anticommuniste de droite ou de gauche que je suis toujours, s’est maintenant équipé aussi du kit du parfait progressiste en faisant d’une science de pacotille une nouvelle religion infâme.
Maintenant, après Fukushima, j’ai un peu peur, je l’avoue ; j’ai même fini par voter contre le nucléaire au récent référendum italien comme n’importe quel subversif dégoutant. Je fais confiance, néanmoins, à mes maîtres de surviede droite et de gauche pour recommencer à soutenir ardemment la civilisation du travail productiviste contre les diables, les sorcières, les juifs errants, les immigrés, les objecteurs de croissance économique et les fantomatiques black block qui veulent la ruine de notre civilisation et du progrès que celle-ci nous a toujours généreusement apporté.
Je suis et je serai toujours un serviteur volontaire, fier de soutenir une civilisation qui promet toujours un bonheurspectaculaire, même quand l’abîme s’approche inéluctable et on est en train de se faire engloutir par le tsunami qu’on a contribué à provoquer en altérant tous les équilibres naturels au nom de la rentabilité…et du progrès, bien sûr.
Quand le rien dont nous sommes les fils prématurés nous appellera, nous y tomberons, obéissants comme des zombis fidèlesà leur destin, et même notre dernier râle sera joyeux.
Où non ? »
Est’il possible de réfléchir sur des faits sans un esprit de tifosi ?
Les majorités, silencieuses ou pas, se créent toujours autour de certitudes répétées, mais assez peu vérifiées. Elles dépendent de dogmes forgés à partir d’affectivités prétendument rationnelles et prouvées, mais qui remontent, plutôt, àdes désirs manipulés et à beaucoup trop de peurs.Les citoyens des démocraties spectaculaires sont des sujets humiliés qui oublient systématiquement leur vie absente et leur histoire et qui s’accrochent à une histoire fictive comme à une méprisable aumône pour esclaves humiliés.Les vérités idéologiques s’appuient toujours sur la criminalisation de l’autre, de l’antagoniste, plus que sur la clarté de leurs propres raisons.

C’est arrivé avec le nucléaire – et ce n’est pas fini -, c’est en train d’arriver en Val di Susa, et ce n’est qu’un début.


Que mon parti-pris soit bien clair : là où un choix commun s’impose, compte l’avis de tous les intéressés car la décision concerne, en premier, les victimes, puis, éventuellement, les
bénéficiaires de ce choix.On ne peut pas décider à Paris ce qui concerne Marseille et réciproquement. L’intérêt général ne peut jamais se fonder sur un dommage avéré pour celui qui se trouve au coeur des conséquences d’un choix. J’ajoute que les choix dommageables sont essentiellement à éviter. Par principe et par bon sens.Pour ceux qui partagent ce point crucial, la méthode d’une démocratie directe seule peut être satisfaisante, mais il y a beaucoup de confusion sur le concept de démocratie directe et les supporters du vieux monde répètent comme un mantra leurrengaine intéressée. Ils remarquent avec gravité diabolique qu’un tel mode de gouvernement est incompatible avec le développement démographique de la population.
Du coup les petits frères contemporains de ce serviteur volontaire qui soutient toujours le pouvoir en place contre toute argumentation critique, se préoccupent du sort d’une humanité à la merci d’un gouvernement d’autogestion généralisée qui ne serait pas capable de fonctionner.
Jamais ne leur vient à l’esprit que si depuis des siècles, un système social fondé sur le sacrifice et l’injustice a réussi à s’imposer à la planète entière avec autant de réussite – si douloureuse soit-elle – n’importe quel système fondé sur une égalité et une liberté non formelles serait, de toute façon, moins compliqué à mettre en place et à gérer.
Chaque fois que des millions d’individus libres ont osé essayer – dans des situations difficiles, en plus, et avec des moyens techniques très inférieurs au potentiel d’aujourd’hui -, de la Commune de Paris aux communautés libertaires aragonaises et catalanes, des révoltés makhnovistes d’Ukraine aux Spartakistes berlinois, l’utopie a su toujours très bien fonctionner et s’est préparée, en s’affinant et en se corrigeant, à éliminer les erreurs et à parfaire la réussite d’une
société tendant au bonheur de tous et de chacun.
Ce sont toujours des armées impérialistes du vieux monde (blanches, rouges ou noires) qui ont rétabli par la forceles conditions précédentes, au nom de la civilisation et du progrès, bien sûr, quand ce n’est pas au nom de la révolution.
Au moment crucial, Versaillais ou Prussiens, nationalistes ou sociaux-démocrates, staliniens à la Lister ou phalangistes à la Franco se sont toujours montrés étonnamment homogènes, au-delà des différences idéologiques de droite ou de gauche, dans la lutte contre l’émancipation humaine, toujours au nom du progrès et de la civilisation, cela va sans dire.
Le capitalisme, comme l’homme économisé et étriqué qui l’a produit, a deux mains, la droite et la gauche, qu’il utilise depuis toujours. S’il s’est affirmé par une révolution violente, en coupant la tête du roi et du clergé, il s’est renforcé par la guerre, il a profité des extrémismes contrerévolutionnaires du bolchevisme et du fascisme, il a repris les territoires ayant échappé à son contrôle par des méthodes de bourreau et restaure systématiquement sa domination par la force.
La CIA et le KGB, avec tous leurs petits frères, ont fait de l’Etat – tous les Etats, de droite ou de gauche, sont toujours complices d’un marché qu’ils prétendent régler et dont ils exaucent, en fait, tous les desiderata – l’injustice absolue qui, au nom de l’humanité, réduit l’homme à un esclave et la démocratie à une ochlocratie où une plèbe rendue ignorante par une pédagogie de la soumission permanente, croit dur comme fer que « l’Etat c’est nous » et élit
avec un aplomb sous-prolétaire les chefs ridicules et aveugles d’une lumpenbourgeoisie spectaculaire et corrompue,fossoyeuse interclassiste de la lutte des classes.
Que, dans sa propagande, la pseudo classe dominante – en réalité ce sont des serfs débordants de privilèges vulgaires et pour cela totalement dépourvus de scrupules et de décence – se gargarise de civilisation et de progrès sans être immédiatement balayée par ceux qu’elle prétend représenter et qu’en réalité elle abuse et escroque, n’est que la conséquence logique d’une dépendance désormais intériorisée dans le caractère même des individus domestiqués.
Qui peut dire, néanmoins, combien durera un tel conditionnement et quel traumatisme imprévu pourrait effacer d’un seul coup l’effet hypnotique ?
Dans un tel tableau général, la défaite dans le référendum italien sur le nucléaire est inquiétante pour le système dominant. Il y a là un signe, symbolique et concret à la fois, qui dépasse la question électorale et met en jeu l’hypothèse de la substitution d’une démocratie parlementaire asservie au capitalisme par une démocratie conseilliste qui rendrait au peuple, en tant que communauté concrète et autonome d’individus sociaux, les contenus d’une souveraineté qui n’est aujourd’hui que formelle.
La démocratie locale, fédérée en cercles successifs jusqu’à une démocratie planétaire n’est pas compatible avec l’internationale des multinationales, mais elle peut commencer à en prévoir et en préparer le dépassement partout par l’abrogation d’une démocratie spectaculaire, au nom d’une démocratie réelle, donc directe par les sujets qui l’appliquent.
Au-delà de la pratique paternaliste du référendum, le refus du nucléaire, confirmé face à une caste qui cherchait à réintroduire cette énergie mortifère comme un business démentiel et rentable, est un acte objectif de démocratie directe.
Les citoyens d’une vraie démocratie doivent, en fait, décider de tout, en se libérant des représentants corrompus et vendus à la solde du business planétaire.
En Italie et dans le monde, chaque nation est essentiellement confrontée à ce même problème et comme il advint au moment du passage de l’ancien régime monarchique à la république bourgeoise, il s’agit de choisir partout le meilleur pour l’émancipation de l’humanité et la joie de vivre.
En analysant sous cet angle factuel et non idéologique la question sociale contemporaine, l’épisode, petit et pourtant exemplaire, de la Val di Susa, ce Chiapas alpin, cette réserve Sioux au pied des monts, (Piemonte), acquière
une signification à l’ampleur étonnante et, oserai-je dire, planétaire.
Le chef visage pâle qu’on nomme Fassino, petit employé social-démocrate au service toute une vie des institutions dont il se sert, à peine élu maire de Turin, a affiché une volonté tenace de faire passer le train de la marchandise dans la prairie habitée par d’ignares citoyens.
Remercions-le de la sollicitude avec laquelle il montre la cohérence univoque des deux mains du capitalisme.
Martine Aubry en a fait autant, de l’autre côté des Alpes, en garantissant bêtement que tous les français, socialistes ou pas, adorent la Grande Vitesse, montrant ainsi qu’elle ne connaissait rien au dossier en question, tout en se ralliant à la logique idiote du business.
La civilisation doit avancer et, comme dans les grandes prairies américaines, c’est cette civilisation là et seulement
celle là qui a droit de citoyenneté. Les indiens doivent disparaître dans les réserves et sortir uniquement pour consommer et voter, parfois, pour les Fassino ou les Aubry qui, en bons militants professionnels, s’occupent, avec une suffisance contrite, de la vie misérable des prolétaires dont la gestion garnit accessoirement leurs revenus de bureaucrates. De tels camarades aiment tellement les prolétaires qu’ils font tout pour qu’ils le restent.Peu importe, en ce qui concerne le tunnel de la Val di Susa, que l’utilité d’un tel ouvrage soit mise en question de façon irréfutable par des arguments qu’aucun patriote progressiste, blanc et civilisé n’arrive à contester dans les contenus.
Je n’ai ni lu ni entendu une seule argumentation qui démontre l’utilité du tunnel en question. On parle génériquement de ferroutage de marchandise à favoriser, mais on ne répond pas avec un seul mot concret à l’objection qu’il n’y a aucune augmentation du flux du transport à considérer comme probable. Au contraire, le chemin de fer déjà existant est sous-utilisé et risque fort de le rester. Si ce n’était pas vrai, les « progressistes » se seraient sûrement empressés de le montrer et de le faire savoir. Or, silence ! Même le coût de l’ouvrage est passé à la trappe de la manipulation, pratique déjà utilisée pour le nucléaire, vendu
comme économiquement rentable car on a systématiquement caché les coûts réels, prohibitifs, en décrivant cependant un paradis énergétique faux, grotesque et effrayant comme les enfants qui jouent et les vaches qui broutent dessinées sur les cheminées nucléaires françaises en marche, fumantes et macabres.
Hé oui, car le nucléaire a perdu au Japon et en Italie avec des coûts assez différents, mais il continue à être une terrible bombe à retardement, une roulette russe à la française de l’autre côté des Alpes.
La Val di Susa est un exemple de recomposition sociale spontanée d’êtres humains réels, au-delà de la décomposition ethnique et culturelle réalisée au niveau planétaire par la domination aliénante du capitalisme. Ce retour au local avec un regard au planétaire est une résistance à l’acculturation généralisée d’une civilisation productiviste à laquelle s’opposent désormais de façon explicite tous les damnés de la terre en augmentation vertigineuse : des campesinos sans terre du Brésil ou de l’Inde aux zapatistes du Chiapas et autres résistants d’un Mexique aux mains des mafias de la drogue et de l’Etat, aussi corrompu à Mexico City que partout ailleurs dans le monde, à Tokyo, à Washington, à Pékin, à Rome, à Londres, à Moscou, à Téhéran ou Tripoli…
Sans fin est la liste des Etats canailles !
En Val di Susa il y a eu quelques violences, c’est sûr, mais de tous les côtés et en premier de la part de ces défenseurs de l’ordre qui à Gênes, en 2001 pour le G8, chantonnaient l’ancien refrain fasciste de « Faccetta nera ».
La légitime défense est-elle donc une subversion et, en manque d’alternative, la subversion ne devient-elle pas l’unique légitime défense possible ?
Réoccuper un territoire confisqué sans raisons humaines valables est-il donc passible d’être traité comme une agression injustifiée ?
Comment évaluer la violence de celui qui défend son propre droit à l’existence avec le paramètre hypocrite de celui qui impose un sacrifice sans contrepartie et sans motif?
Parmi les droits de l’être humain il n’y a donc pas, affirmé en toutes lettres, celui de se révolter face à l’oppression ?
Il n’y a donc pas oppression et injustice dans la volonté des affairistes d’Etat à détruire un territoire pour en faire un investissement aussi rentable pour quelques uns que couteux, inutile et dommageable pour beaucoup ?
Il suffit, donc de se dire Etat pour pouvoir dénoncer toute résistance comme du terrorisme ?
C’est ce que faisaient les nazis et les collabos pendant l’occupation.
Il suffit donc du miroir aux alouettes d’une démocratie formellement représentative qui, en fait, ne représente plus personne, pour permettre à Fassino et compagnie de ne pas s’affubler des habits embarrassants d’un Laval ?
Crazy Horse, Sitting Bull et beaucoup d’autres sauvages supposés se sont opposés au « progrès » qui manifestait son droit autoproclamé à l’abus par l’avancée colonialiste de Custer. Ils ont osé se confronter aux tuniques bleues en les vainquant à Little Big Horn. Ils ont ensuite payé très cher leur résistance courageuse, éliminés par un génocide resté impuni. Aujourd’hui, néanmoins, les temps ont changé et les indiens sont désormais la majorité de la population.
Certes, la plus grand partie d’entre eux ne le sait pas encore et attend, peut-être, de vérifier qu’on ne peut pas manger ni respirer l’argent pour faire le saut de la barricade et opérer ce changement de civilisation qui, tout en clamant ses droits depuis des temps anciens, est désormais en suspens depuis un demi-siècle.
Bien avant Wounded Knee, le sort que la civilisation du travail a réservé aux rouges en tout genre n’a jamais comporté ni pitié ni respect.
L’heure est venue de conquérir le respect de soi même en réalisant pour tous la liberté et l’égalité dans la fraternité.
Sergio Ghirardi

après plus de vingt ans de lutte on publie ce texte.