[reçu par mail]
si ça vous intéresse voici le texte sur mai 68 qui paraîtra dans le-prochain Echanges
En mai 1968, j’avais 45 ans et j’avais déjà derrière moi vingt et trois années de militantisme syndical et politique (bien que j’aie toujours renié le titre de militant, refusant le sens classique de ce mot d’œuvrer ardemment pour une cause politique précise). A la fois, j’étais animateur d’un groupe d’opposition syndicale dans la boîte où je travaillais depuis 1945, et en partie animateur du groupe de travailleurs Informations Correspondances Ouvrières (I.C.O.) (issu du groupe Socialisme ou Barbarie), guère plus sur Paris d’une vingtaine de travailleurs. Dès les premiers jours du mai 68, I.C.O. s’était soudainement gonflé d’un afflux de près d’une centaine de sympathisants, principalement des étudiants et des intellos. Tout ceci est une autre histoire et contrairement bien de ceux qui, tous à la retraite, tentent de mettre sur le papier les faits et méfaits de leur jeunesse d’alors, je n’écrirai rien sur ce que fut « mon » mai 68, sauf les quelques notes qui suivent. Qu’apporterait de plus ce qui ferait un gros livre de mes propres souvenirs évoqués à travers une mémoire défaillante qu’aucun de ceux qui m’accompagnèrent dans cette galère d’un grand mois ne pourrait corriger car ou ils ont disparu, ou n’en sont plus capables, ou s’en fichent éperdument (et ils ont bien raison)
Ce que je voudrais, dans ces quelques lignes, souligner quelques ponts précis dans ce que j’ai vécu alors pour souligner que ces événements ne furent pas souvent ce qu’on pouvait leur prêter alors et ce que, témoignages ou pas, on peut encore leur prêter aujourd’hui, cinquante ans après
D’abord et avant tout, en tout bien tout honneur ce sur quoi certains insistent justement, cette libération du rapport et des rapports sociaux. Dans cette boîte d’assurance où je « militais » avec les quelque 3 000 employés, lorsque la grève éclata le 20 mai (un peu tardivement pour suivre le mouvement) avec la mise en place d’un imposant comité de grève (en fait une sorte d’assemblée permanente), une jeune femme de 20 ans vint troubler mon ordinaire (je ne fus sans doute pas le seul touché par ce qui était une petite partie d’une sorte de transcendance des rapport sociaux). Mais pour moi, et pour moi seul, cette démarche consacra la naissance d’une amitié amoureuse, qui faillit déborder dans la sexualité mais finalement n’y versa pas. Ce qui ne changea rien à une relation si intense qu’elle existe encore mais que les vicissitudes de la vie et les distances géographiques ont fait que les rencontres matérielles se sont de plus en plus espacées, ne laissant que cette réalité du cœur Ce n’était pourtant qu’une petite part immense de cette « libération » que fut pour quelques mois mai 68 : j’avais déjà connu cela, très brièvement dans de « vrais » mouvement de lutte mais cette fois, c’était à l’échelle du monde et du temps.
Pourtant, il y avait déjà, dès le début des limites évidents du mouvement. Et ce sera mon premier souvenir. Dans la foulée de cette réunion d’I.C.O., où nous avions vu affluer cette masse indéfinissable de plus d’une centaine de sympathisants, nous avons dû organiser une assemblée (ce fut la seule) dans un amphi de Jussieu. Il était plein à ras bords et j’y fus le seul à prendre la parole. Manifestement la plus grande partie des présents attendaient des consignes d’action. Mais ils furent largement déçus. Je leur dis tout simplement qu’ils devaient trouver en eux- mêmes ce qu’ils devaient faire, chercher à y associer d’autres et décider en commun à la fois du choix, des méthodes et des perspectives. Je n’avais à transmettre que ce message et rien d’autre. Je n’employais même pas le mot « autonome » tant il me paraissait superflu. Mais je constatais, avec une certaine amertume, vu la déception évidente pour mon « message », que la « libération » des rapports sociaux n’avait pas modifié beaucoup l’attachement à des règles préétablies, à des consignes en fait à un leader porteur d’un message idéologique d’action suivant une certaine ligne. Ce que mes expériences ultérieures confirmeront.
Le 20 mai , au matin, avant l’embauche , alors que la grève n’avait pas encore commencé, des camarades étudiants du 22 mars avec lesquels nous étions en contact par le groupe Noir et Rouge dont Cohn Bendit était plus ou moins membre, étaient venus distribuer un tract anonyme que quelques-uns d’entre nous, un petit groupe oppositionnels anti syndical avions rédigé, dans lequel était préconisé l’occupation totale de la boîte, l’expulsion de tous les dirigeants et la mise de l’entreprise en autogestion. On nous reprocha comme une absurdité l’autogestion d’une boîte d’assurance mais, pour nous, ce n’aurait été qu’une étape dans l’utilisation de cet énorme bâtiment pour en faire tout autre chose que des bureaux. Cela aurait été à tous les employés d’en décider. Je ne sais pas quel écho cela eut pari les employés mais nous sûmes que la direction avait pris cela au sérieux et avait convoqué de toute urgence un conseil d’administration pour envisager les mesures à prendre. Cela se concrétisa par une alliance de fait entre la direction (qui put jouir tout au long de la grève de ses bureaux et circuler librement dans la boîte et les syndicats qui s’érigèrent en « gardiens de l’outil de travail » pour prévenir toute « action malveillante ». Nous nous en rendîmes compte quand nous avons envisagé des coops ; piquer tous les dossiers du bureau du personnel pour les distribuer à chaque employé, saboter l’imposant ordinateur central (ce qui était facile). Mais nous nous aperçûmes que tous les secteurs sensibles étaient binés gardés nuit et jour par des sortes de milices syndicales et que, faute d’un mouvement de masse, toute action de commando était condamnée. D’ailleurs même si les syndicats, la CFDT notamment, mirent sur le tapis la question de l’autogestion, elle n’intéressait que les petits. Cadres qui n’y voyait que le moyen d’accroître leur influence sur les décisions. La grande masse des employés s’en fichait éperdument. La plupart s’étaient mis en grève pour suivre le mouvement, sans trop savoir pourquoi et commença l’élaboration de revendications où chacun mettait plus en avant ses problèmes personnels qu’une vision générale d’un mouvement, fut-ce de réforme. La grève ne visait nullement à des réformes profondes, mais devait améliorer l’ordinaire Elle ne dépassa pas ce niveau y compris chez Renault où la CGT doinante dut revenir plusieurs fois devant l’assemblée des travailleurs de Billancourt avec des proposition de rémunération un peu plus alléchantes pour justifier la reprise du travail. Ce fut aussi cela mai 68 qui ne dépassa pas sauf en de rares endroits isolés notamment vers la fin à Belfort, l’action revendicative traditionnelle. Sans doute, la plupart de votes de reprise montrèrent que près d’un tiers des travailleurs voulaient « autre chose » mais quoi ? car cela ne s’était jamais concrétisé dans des revendications ou des actions plus radicales.
J’allais parfois traîner dans la cour de la Sorbonne occupée où l’on pouvait naviguer partout sans contrainte. En fait sauf nue exception. Un jour je rencontrai dans cette cour un camarade britannique animateur du groupe Solidarity, Chris Pallis et nous nous avisâmes qu’il y avait une seule partie du bâtiment qui restait totalement close : la chapelle qui jouxte la cour qui est lus qu’une chapelle car elle contient la dépouille du Cardinal de Richelieu, un personnage de l’Histoire de France. A la craie, nous avons écrit en grosses lettres sur la porte de la chapelle cette phrase suivante :
« Peut-on penser librement à l’ombre d’une chapelle ? »
Cette inscription fut attribuée plus tard aux situs mais elle n’eut aucun effet. Pourtant nous y posions deux questions fondamentales : la présence de la chapelle et du cardinal qui y gisait, c’était le symbole de la religion (il était cardinal) et de l’État (ministre tout puissant sous Louis XIII qui avait largement contribué au renforcement du pouvoir d’État) et en respectant la chapelle, on, respectait tort cela. Après tout, la révolution de 89 avait bien désacralisé et quelque peu vandalisé les églises et coupé la tête au roi, l’Espagne républicaine fait en partie de même, ici, en mai 68, on en était bien loin. Et dire que de l’autre côté de la cour de la Sorbonne, à l’ombre de cette chapelle si symbolique on palabrait sur la liberté, la religion et l’État. Tout en paroles, rien en actes, était-ce cela mai 68 ?
Le 24 mai 1968, en début de soirée, avec quelques copains d’I.C.O., nous nous sommes retrouvés sur le parvis de la gare de Lyon dans le départ d’une manifestation monstre convoquée comme alors par le téléphone arabe qui, vu l’affluence se scinda en plusieurs morceaux. Là où nous nous sommes trouvés, s’achemina par la Bastille vers la Bourse. Lorsque nous y arrivâmes, un commando, on ne savait trop qui avait mis le feu aux cabines téléphoniques en bois du hall d’entrée ce qui faisait une illumination mais ne risquait pas d’enflammer ce monstre de pierre (alors que le sous-sol du bâtiment recelait des tonnes de produits inflammables d’une imprimerie qui auraient pu faire une feu d’artifice boursier spectaculaire, mais nos apprentis pyromanes le savaient-ils ?). Personne n’osait entrer dans le bâtiment. Et différents faits me révélèrent cette indécision et un refus d’engager des actions au-delà de certaines limites invisibles et qui pouvaient se résumer par « Personne n’était là pour faire une révolution » A côté de moi une jeune femme piqua une crise hystérique à la vue du rougeoiement à l’intérieur du bâtiment en criant à plusieurs reprises « Je ne suis pas venue pour faire ça ». Un peu plus loin une bonne centaine de maos de la Gauche Prolétarienne cherchaient les consignes de leur chef grimpé sur la grille d’enceinte qui leur déclara tout de go « Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? » Quelques voix ailleurs proposaient d’occuper le bâtiment en permanence récusés aussitôt par le plus grand nombre « Impossible, on va s’y faire massacrer ». On peut imaginer pourtant quelle qu’en pouvait être l’issue ce qu’aurait été l’occupation du Temple de la Finance, peut être un pôle de résistance enchaînant sur un mouvement plus vaste. Mais la foule refusait manifestement l’affrontement et ne voyait surtout pas une dimension future du mouvement sauf cette promenade nocturne : l’occupation du théâtre de l’Odéon n’était porteuse d’aucun risque et d’aucun symbole, ce n’était que du spectacle. Ne fut-ce que cela mai 68 ? La suite confirma ces prémisses. La manif finit par repartir pour atterrir Place Vendôme où siégeait le ministère de la Justice, un autre symbole ; Ce fut un bis repetita de ce qui s’était passé à la Bourse sauf qu’il n’y eut même pas le jeu des allumettes . Il paraît que c’est Rocard u PSU d’alors qui s’opposa à l’occupation du ministère car il faudrait se battre avec les flics qui, on n’en savait pourtant tien, devaient en garnir l’intérieur. Et bredouille d’un résultat quelconque hors de velléités vite calmées, la foule repartit vers son bercail, sans qu’on sache qui la guidait, le quartier latin qui devint une vraie souricière. Lorsque nous longions les Tuileries sur les bords de Seine j’eus vraiment le sentiment d’une morne troupe de moutons qui partaient résignés silencieusement à l’abattoir. Ce qui fut bien le cas : embossés sur tout le Boulevard Saint Michel fermé solidement par les flics aux deux boute, inondés de gaz divers il n’y avait d’autre opportunité que de fuir par les rues latérales où les flics attendaient pour la chasse à l’homme et à la matraque. C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés pour le reste de la nuit une quinzaine de copains dans la piaule exiguë de mes enfants étudiants rue Monsieur le Prince : quand nous en sortîmes prudemment au matin, le Boulevard Saint Michel était bien propre tout y circulait normalement, seulement quelques relents des lacrymos étaient le souvenir de cette nuit. A quoi tout cela avait-il servi ? L’inutile quelque peu dangereux, mais bien peu quand même, velléitaire, spectaculaire, la peur de l’affrontement, rien d’autre, était-ce cela mai 68 ?
On occupait la Sorbonne, les usines et bureaux, les facultés, les lycées, les écoles., l’Odéon mais, pas le reste, mis à part quelques commissariats de quartier, tableau de chasse de quelque groupes isolé cherchant à en découdre, aucun des sièges du pouvoir (mairies, préfectures, etc.), des sièges sociaux des gros trusts, ou des chambres patronales., même pas, on l’a vu les bureaux de direction des usines occupées. Un ingénieur qui avait approché I.C.O. en 1958 mais qui s’en était coupé pour aller travailler au syndicat patronal national de l’automobile nous avait contacté pour nous donner les clés du bâtiment où ce syndicat siégeait, mais ceux du 22 mars, contactés, ne cherchèrent pas à utiliser ce levier. Etait-ce la crainte d’un affrontement (de Gaulle y pensai qui fit le voyage à Baden Baden auprès des troupes françaises cantonnées en Allemagne) qui fit que tout resta de ces occupations sans risques ou la conscience de l’inégalité des forces ? C’était aussi cela mai 68 dans des choses essentielles auxquelles l’immense majorité ne pensait pas, laissant les avant-gardes politiques sur la touche ? Ou bien celles-ci ne parlait-elles pas, ces avant-gardes, un langage que pratiquement personne ne comprenait ou avançaient-elle des projets qui ne correspondaient pas à l’avenir que la plupart des grévistes pouvaient envisager ?
Je ne sais pas si c’est une légende ou si simplement de fut dû aux hôpitaux psychiatriques en grève, toujours est-il que le bruit a circulé après mai 68 que dans toute cette période les hôpitaux psychiatriques n’avaient enregistré aucune entrée. Cela s’expliquerait par le fait que tous les psychotiques divers auraient eu la possibilité de se défouler sans contrainte dans la rue et ailleurs. Dans deux cas personnels, j’ai pu constater le pouvoir d’attraction de tels événements pour concrétiser des fantasmes refoulés jusqu’alors. Revenait à Paris en voiture, j’ai stoppé deux hommes, un jeune et un moins jeune qui m’ont dit avoir entendu qu’on se battait dans les rues de Paris et qu’ils montaient sur la capitale pour en découdre alors qu’apparemment ils n’avaient aucune motivation directe pour le faire. Aussi une nuit de ce mai 68 alors qu’avec un copain nous explorions les actons diverses et dispersées de groupes d’activistes, nous avons croisé quelques jeunes qui nous ont avoué être à la recherche d’un flic isolé pour le déshabiller entièrement de le laisser dans la nuit, nu comme un ver. Ces défoulements individuels furent certainement légion mais il n’est personne pour les conter et les acteurs ont plutôt intérêt à se traire sur leurs exploits. Ce fut cela aussi mai 68, cette expansion démesurée d’actes individuels asociaux méconnus.
Je ne sais plus quel jour de mai 68, je passais, allant je ne ais où, par la cour intérieure du Palais du Louvre et j’y ai assisté à un spectacle particulièrement insolite, presque surréaliste. Il s’y déroulait une remise de décorations à des flics dans le plus pur style du cérémonial de circonstance ; Paris n’était pas à feu et à sang mais en plein chaos des occupations, des manifestations .et d’une violence à peine contenue. Mais la machinerie de l’État continuait de fonctionner, même dans ses aspects les plus dérisoires. Était-ce la démonstration de la certitude des dirigeants de toutes sortes que tout n’était qu’épisode facilement surmontable et que les routines ne devaient pas être interrompues pour si peu. Cela m’a instillé quelque pessimisme et douché quelque enthousiasme. Était-ce cela aussi mai 68, ces dirigeants si surs d’eux en regard d’un mouvement qui n’affichait pas réellement de perspectives ?
Mai 68 s’il y eut ceux qui échappèrent à la folie et l’immense majorité qui vécut ces heures inoubliables eut aussi ses morts mais pas à la démesure de mouvements considérés comme « révolutionnaires ». Dans le gouvernement d’alors, une tendance non directement répressive l’emporta contre ceux qui, comme de Gaulle voulaient « tirer dans le tas ». La tendance conciliatrice pensait justement qu’on pouvait faire confiance aux syndicats pour contrôler le mouvement et l’orienter vers la négociation et la fin progressive du mouvement. Ils savaient aussi que toute action répressive violente pouvait enclencher une réaction encore plus forte des grévistes et autres manifestants et ouvrir ainsi une crise majeure du système lui-même. Après tout, Frachon, le leader de 1936 n’avait-il pas déclaré aus patrons lors des discussions sur les accords Matignon « Si vous n’aviez pas systématiquement licencié les responsables syndicaux, nous n’en serions pas là ». C’est e qui fera la différence entre Renault Billancourt où la CGT régnait en maître et interdisait toute dérive radicale et l’usine Peugeot de Sochaux d’importance identique. La réputation de Peugeot dans la réputation de chasse aux syndiqués autre que ceux du syndicat maison n’était plus à faire e effectivement les syndicale n’avaient qu’une présence très réduite dans les usines Peugeot. Ce qui laissa libre champ, pas tant à la base des 25 000 travailleurs de l’usine mais à une minorité plu radicale qui n’est aucun mal, contrairement à ce qui se passait ailleurs, à surenchérir dans l’action, suivi en cela par ne partie des travailleurs. Les pressions diverses, les manipulations évidentes d’un vote ultra minoritaire pour un accord de reprise minimal le 10 juin firent que ce qui était considéré comme une trahison se traduisit par une réoccupation sauvage et dure de l’usine de Sochaux le jour même d’une reprise annoncée et suivi par une part importante des travailleurs (voir le récit de cette grève dans Echanges n°124 « Chez Peugeot en juin 1968, une insurrection ouvrière peu connue »). Dans cette période de déclin de la grève généralisée, alors que la reprise du travail s’amorçait partout avec un peu partout une opposition de près du tiers des grévistes, cette action devenait intolérable car elle pouvait faire tout capoter vers des mouvements encore plus radicaux. Et les syndicats impuissants chez Peugeot pouvaient l’être tout autant devant une telle extension possible ; La barrière syndicale celle de la négociation n’opérant plus la force était le sel recours. Patronal et gouvernement (et syndicats dans la coulisse) commandèrent l’intervention des CRS- qui puent tirer dans le tas-pour liquider l’abcès. Ce qui fut fait au prix de deux morts ouvriers dont un par balles et plus de 120 blessés, certains par balles. La région de Montbéliard étant entrée en quelque sort en résistance en réaction contre cet assaut meurtrier, il ne fallut pas moins de 10 jours pour qu’interventions politiques et un nouvel accord parvienne à restaurer « le calme » et à une reprise du travail. Un accord qui, outre des avantages financiers et une amélioration des conditions de travail non négligeables, instituait l’entrée des syndicats dans l’entreprise dont ils avaient été exclus jusqu’alors, ironie d’un mouvement anti syndical qui leur donnait la légitimité de s’opposer d’une manière ou d’une autre à tout mouvement qu’ls ne contrôlaient pas. Hors de Sochaux, en mai-juin 1968 on n’avait dénombré – officiellement- que trois morts : un jeune qui à l’usine Renault de Flins s’était noyé en se jetant dans la Seine pour échapper aux CRS et deux autres plutôt controversés autour d’une crise cardiaque : un manifestant à Paris et un flic commissaire à Lyon. Traditionnellement, pour la fête religieuse de la Pentecôte, le lundi est chômé. Habilement, le 31 mai le gouvernement décida de ravitailler les stations-services à sec depuis le début de la grève (on peut s’interroger sur le rôle alors des syndicats qui auraient pu s’opposer à de déblocage). Ce qi fit qu’on assista à une ruée hors de Paris de ceux qui, la grève touchant à sa fin, voulaient parachever ces vacances exceptionnelles par une évasion tout autant exceptionnelles. On vit d’énormes embouteillages, mais aussi dans cette sorte de folie on dénombra en trois jours, les 1,2 et 3 juin 117 morts sur les routes des espoirs de quelques moments de vie plus intense. Faut-il les compter aussi sur les morts de mai 68. Car mai 68, ce fut aussi tout cela.
APRES TOUT ?
Ils furent nombreux dans le « milieu » ceux qui pensaient que 1968 portait les prémisses d’un vaste mouvement révolutionnaire mondial qui se lancèrent pendant des années à corps perdu dans un activisme forcené pour que leurs espoirs se concrétisent.
Ils traitaient à l’occasion ceux qui ne partageaient ce messianisme avec mépris, voire de lâches. Ils ne voyaient pas que mai 68 avait été tout autre chose qu’ils ne pouvaient comprendre pris dans leurs schémas politiques. Comme nous l’avons montré dans différents épisodes, la grande masse des acteurs ne cherchait nullement à « faire la Révolution ». Il n’est pas du tout sûr que les 30% qui en moyenne avaient refusé les accords d’entreprise pris dans la foulée des accords de Grenelle, pour la reprise du travail, l’aient fait parce qu’ils : certains jugeaient que ce qui était proposé était bien médiocre eu égard à souvent presque un mois de grève. Une partie de la contestation porta d’ailleurs sur le paiement des journées de grève.
Bien sûr les questions d’argent et/ou de conditions de travail jouaient un rôle dans ces débats pour la reprise, le retour au quotidien dans la routine du travail et des soucis de la vie. On avait vécu des vacances exceptionnelles d’une sorte de libération totale, des vacances comme on n’en aurait jamais plus. On avait, sans l’avoir vraiment cherché, vécu intensément. On avait, enfin, vécu comme on aurait voulu vivre et c’est cela qui comptait avant tout ; consciemment ou pas on cherchait à prolonger ce coin de paradis social qu’on venait de vivre, et s’en faire un peu payer, le plus possible au besoin. Quelques jours après la fin de la grève un tout petit film – la reprise chez Wonder -avait montré le cri du cœur d’une ouvrière qui fustigeait avec une violence verbale inégalée son refus devant l’obligation de retourner dans l’enfer quotidien de son travail. Mais ce crie, qui était celui de toute une classe d’exploités exprimait aussi, pour tous ceux qi avaient vécu cette sorte de paradis temporaire de relations sociales une sorte de désespoir de voir qu’il disparaissait peut -être jamais, ne laissant que la nostalgie profonde d’un profond lancinant souvenir d’émotions inconnues.
Ce cri rejoignant le slogan des émeutiers qui n’en étaient pas vraiment des émeutiers « Sous les pavés, la plage » Car c’était bien la plage qu’Is avaient tous vécu et les pavés reconstruits étaient aujourd’hui recouverts de l’asphalte grise du quotidien comme si l’on voulait effacer la plage. On pourrait en dire beaucoup mais surtout tenter de situer ces splendides vacances du mai 68 dans une perspective historique. Ce mouvement qui s’étend sans but bien défini (on ne trouvait rien de mieux que de « malaise »), ces marches dans la ville sans but tout autant, négligeant tous les symboles du pouvoir, cet abandon global, malgré quelques vestiges des formes de lutte du passé autour de la conquête armée, cela ne vous dit rien eu égard à ce qui s’est développé dans la dernière décennie ? Mai 68, la prémonition de ce que nous voyons aujourd’hui dans le monde de ce qui apparaît comme une nouvelle forme de lutte internationale globale. Mais surtout pas le modèle que tentent encore aujourd’hui, comme nos matamores de mai 68, les prétendues avant-gardes auto proclamées, de perpétuer dans l’action directe violente de l’affrontement avec les forces de répression du capital.
Pur terminer ces bribes de souvenirs ponctuels et l’interprétation que je puis leur donner, je voudrais évoquer la mémoire non pas de ceux qui sont morts depuis mai 68 mais qui ont pu, avant de passer l’arme à gauche, en parler autour d’eux ou même écrire quelque peu sur ce qu’ils avaient vécu alors (ce que nous avons essayé de faire quelque peu à ICO jusqu’à fin 68 et que nous rediffusons aujourd’hui en photocopies demander à Echanges). Mais évoquer le mémoire de ceux qui se donnèrent la mort dans les années qui suivirent, murés pour une bonne part dans la perte des illusions que mai 68 avait pu susciter sur des âmes trop sensibles et portées à l’enthousiasme. Bien sûr, dans ces suicides, on trouve aussi des raisons touchant les difficultés de sa propre vie des problèmes graves affectifs et qui peut savoir d’autres qui obèrent la fragilité d’une sensibilité trop envahissante. Toutes ces raisons qui font partie du quotidien avec plus ou moins d’intensité mais qui, à elles seules ne conduisent pas à cet acte de courage (certains disent de lâcheté) de supprimer sa vie. Dans la période ascendante d’un mouvement spontané d’une ampleur inégalée comme mai 68, ce questions « personnelles » passent au second plan relégué par cette part d’un sang collectif d’un renouveau qui fait que chacun donne une force au mouvement ascendant et en reçoit en retour la force de surmonter le quotidien. Mais dans la période descendante du mouvement, inévitable où finalement il ne savait pas lui-même où il allait vraiment, ces pesants problèmes du quotidien reviennent au grand galop et, goutte d’eau qui fait déborder le vase, la désillusion d’une fin peu glorieuse et de la perte des espoirs rendent intolérable une vie qui ne voit plus qu’n enfermement dans d’infranchissables murs. J’ai retrouvé, dans ces années post 68 cinq camarades qui se sont suicidés ce qui fait beaucoup pour le cercle limité d’I.C.O. Il en est deux dont je ne me souviens même plus du prénom, une jeune et petite femme brune dont je revois le visage et rien d’autre qui fut la première du cercle à disparaître. Aussi, un autre dont le nom m’échappe aussi mais qui était coursier u journal Le Monde et dont je n’évoquerais pas les circonstances particulièrement tragiques de son suicide. Les trois autres sont des souvenirs bien plus précis. Michel Marsella était le fils d’un couple anarchiste de Lyon. Etudiant il avait fait ses premières armes de soixante huitard à Lyon mais était monté à Paris, la capitale de la Révolution et il rêvait presque d’être révolutionnaire professionnel, se consacrant pour une bonne part à I.C.O. et à d’autres groupes comme VLR vivotant de petits boulots. Pour son malheur, il devint éperdument amoureux d’une participante d’ICO, une ambitieuse qui ne se souciant guère de lui et n’était dans l’ultragauche que comme dans la première étape d’une ascension sociale Le pauvre Michel cumula les désillusions de son amour insatisfait et de la fin de 68 et il en mourut en se jetant par la fenêtre du troisième étage. Nicolas Boulte avait été un militant exemplaire du groupe maoïste, la Gauche Prolétarienne et à ce titre avait fait de l’entrisme comme ouvrier de Renault Billancourt et participé activement au Comité de Lutte Renault fondé par cette organisation. Les magouilles innombrables dans le maoïsme d’alors, autant que les options politiques imposées d’une manière parfois violente l’avait conduit à sortir de cette ornière du maoïsme et à écrire sous un pseudo ; un Bilan du Comité de Lutte Renault (teste toujours disponible à Echanges). Le fait qu’il ait proposé à I.C.O. de publier son texte était une reconnaissance de l’objectivité du groupe et de la confiance qu’il lui accordait. Mais cela valut à I.C.O. , mais surtout à lui-même la vindicte de ses anciens camarades qui le considéraient comme un traitre qu’il fallait éliminer : il subit outre plusieurs agressions, un harassement constant sous toutes ses formes qu’il finit, peut être certaines circonstances personnelles aidant, par ne plus pouvoir supporter au point de se suicider, ne laissant que ce texte dont l’importance avait conditionné sa mort..
J’ai conservé le dernier des cinq pour terminer cette évocation celui – Christian Lagant-qui fut une relation politique d’abord puis un ami, au plein sens du terme. Nous nous étions connus en 1959 lors de la création des prémisses d’I.C. O. et jusqu’à mon licenciement en 1971 (nos lieux de travail étant proche car il travaillait dans une petite imprimerie comme correcteur, refusant le travail doré de correcteur de presse) nous nous sommes rencontrés chaque jeudi midi dans un petit bistrot derrière la Bibliothèque Nationale. Cela devint d’ailleurs un lieu de rencontre pour les uns et les autres. Sans jamais le dire et sans grandes démonstrations nous nous sentions très proches, discutant de tout. Christian était un homme complet, artiste (peinte autant que caricaturiste), écrivain (autant poète surréaliste que militant politique), tribun, que sais-je encore (on peut retrouver toutes les facettes de sa personnalité en tapant son nom sur Google) Nos rencontres se firent plus épisodiques, encore plus lorsque, en 1977 j’émigrais à Londres, mais je ne manquais jamais de le rencontrer à chacun de mes brefs voyages à Paris. Le jour de son suicide par barbituriques je revenais sur Paris et nous étions convenus de nous rencontrer. Christian était d’une discrétion légendaire sur sa vie privée bien que parfois il s’en soit ouvert à moi quelque peu. Quelque temps avant sa décision de passer outre, son père, avec lequel il vivait seul depuis longtemps dans un HLM du 18ième était décédé. Quelle accumulation de déceptions personnelles et politiques pouvait motiver son geste. Nul ne le saura mais il devait aussi être hanté depuis longtemps par la mort pour avoir écrit dans les années 1950 pour le journal du MIAJ (Mouvement Indépendant des Auberges de Jeunesse) dont il était un militant actif le poème suivant qui peut clore cette incursion dans les oubliés de 68 :
Si je meurs
Ne vous fatiguez pas
Pour moi
L’incinération
Ou le cimetière
Cela me laisse froid
Ne chante pas de marseillaise
ou d’internationale
ne cherchez pas de drapeau noir
de drapeau noir et rouge
ne cherchez pas
tout ça
Si j’ai un trou
Ne vous « recueillez » pas
Je n’y serai pour personne
Même si vous voulez me voir
Je serai plus loin
Avec les copains
Heureux de les voir rire
Rigolant avec eux
Je serai près du feu
Sous les cheminées traîtresses
Et si je m’y cogne
Les « Jeunes du monde entier «
Ne seront pas ébréchés
Pas de tristesse, amis
Simon j’irai, la nuit
Vous chatouiller les pieds
Pour vous faire rire
Mai 68 c’était aussi cela un immense mouvement dont la force dont la force était non dans l’extérieur de l’action violente mais dans le sœur individuel et collectif de la recherche de la Vie.