Les Mujeres Libres et la question de la « non-mixité »

non fides                                                                                                                                            

Mujeres Libres, c’est une organisation libertaire espagnole de masse qui a existé de 1936 à 1939 pendant la guerre civile espagnole et la révolution… Mais les Mujeres Libres, c’est aussi, et à ça ces 20 000 femmes ne peuvent plus grand-chose, une des quelques nouvelles coqueluches d’un certain féminisme d’aujourd’hui et en particulier des défenseurs des pratiques de « non-mixité » qui cherchent, en dépit de tout, à enraciner leur proposition politique dans une histoire des luttes révolutionnaires. A croire que s’inscrire dans une tradition historique (aussi éloignée soit-elle) est un moyen de palier à la faiblesse argumentative qui peut parfois même la masquer.

 

Elles n’y peuvent rien, mais pourtant leurs textes peuvent encore parler. C’est pourquoi nous sommes naïvement retournés lire ces textes, et ce que nous y avons trouvé nous semble justifier la réédition présente, assortie d’une introduction et débarrassée des notes qui, dans une édition récente, se sont donné pour étrange objectif de « corriger » les textes et d’orienter leur lecture pour les faire rentrer dans les schémas de pensée actuels de la postmodernité. Des schémas qui pourtant n’ont pas d’autre perspective que d’en finir avec celle des Mujeres Libres : la révolution (en l’occurrence, « sociale et libertaire », car il s’agit bien de militantes anarcho-syndicalistes).
Libre à chacun ainsi de relire Lucía Sánchez Saornil et de se faire un avis sur ce qu’il y aurait aujourd’hui à faire et à dire des textes de ces femmes dont la perspective explicite, comme les textes publiés ici le montrent, est d’imposer leur participation « en mixité » (avec des hommes, donc) à la lutte révolutionnaire, alors en cours dans l’Espagne des années 30.

[Texte de quatrième de couverture]
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Brochure éditée par Ravage Editions en collaboration avec le groupe de lecture de la bibliothèque Les Fleurs Arctiques à Paris, octobre 2017.

Sommaire :

  • Faire entrer les Mujeres Libres au panthéon du féminisme libéral ? 20 000 femmes, ça fait beaucoup… Notes de lectures sur les Mujeres Libres, la question de la « non-mixité » et le féminisme – P. 4
  • La récupération  : Cas d’école – P.18
  • La Question féminine dans nos milieux Par Lucía Sánchez Saornil (1935) – p.22
  • Annexe  : La non-mixité en question – Être en lutte ou être lutte  ? – P.40

 Faire entrer les Mujeres Libres au panthéon du féminisme libéral ? 20 000 femmes, ça fait beaucoup…

Notes de lectures sur les Mujeres Libres, la question de la « non-mixité » et le féminisme

« La femme est l’individu, l’être pensant, l’entité supérieure. Par la mère, vous voulez exclure la femme quand vous pourriez avoir femme et mère, car la femme n’exclut jamais la mère. En lui donnant la qualité de valeur passive, vous dédaignez la femme comme valeur déterminante dans la société. Vous dédaignez l’apport direct d’une femme intelligente pour un fils peut-être inepte. […] Ce qui m’attriste véritablement c’est que ceux qui se disent anarchistes, peut-être hallucinés par le principe scientifique sur lequel prétend s’appuyer le nouveau dogme, soient capables de l’alimenter. […] Face à eux [les compagnons] un doute me vient à l’esprit : s’ils sont anarchistes, ils ne sont pas sincères, s’ils sont sincères ils ne sont pas anarchistes. Dans la théorie de la différenciation, la femme est l’équivalent du travailleur. Pour un anarchiste, avant le travailleur il y a l’homme ; avant la mère, il doit y avoir la femme. (Je parle en termes génériques). Car pour un anarchiste avant tout et par-dessus tout il y a l’individu. » [1]

A l’occasion d’un débat en cours sur la question de l’organisation « en non-mixité » [2], un groupe de lecture informel a choisi de se retrouver autour de textes utilisés comme référence par les promoteurs de la « non-mixité » comme perspective organisationnelle. Constat est rapidement fait que de textes anciens inscrivant la « non-mixité » dans le parcours historique des luttes sociales, du « mouvement ouvrier » ou des organisations révolutionnaires, il n’y a point, du moins pas avant une époque très récente. Les textes dont nous allons parler ici font partie des rares tentatives pour donner forme à l’assertion selon laquelle la « non-mixité » serait une pratique de l’ordre de l’évidence historique pour les révolutionnaires, sans avoir pour autant subi le moindre bilan critique de son usage et de ses conséquences positives ou négatives. Le fait que cette proposition politique ne puisse être rattachée à aucun ancrage historique conséquent ne constitue évidemment pas un problème en soi et il serait réactionnaire de n’entrevoir de possibilités que dans ce qui a déjà existé ou « fait ses preuves ». Après tout, qui décide de quoi ou qui fait ses preuves ? On pourrait répondre que c’est l’histoire, ou bien la critique. En voici donc une tentative.
Ceci étant dit, il convient de rappeler quelques inactualités au moment où l’on entend des discours apologétiques qui défendent à tort l’organisation « en non-mixité » en tant que pratique historique des mouvements émancipateurs. Ils mobilisent pour cela quelques exemples récurrents du passé, d’organisations de compositions qu’on peut qualifier d’homogènes en terme de genre ou de statut social, en les tordant assez pour les faire entrer dans leurs trop petits moules d’universitaires et de militants urbains décomposés et amateurs de nouveaux concepts et nouveaux mots. Et pour cause, jusqu’à il y a peu, il était difficile d’imaginer que parmi des révolutionnaires anti-autoritaires, qu’ils soient anarchistes ou communistes, il puisse y avoir des individus pour lesquels la dite « mixité » et l’universalité de la révolte ne soient pas des bases minimales et décisives à toute praxis sérieusement subversive.

Dans cette démarche de sur-justification historico-théorique typique d’une certaine marxologie contemporaine, un nom revient souvent, celui des Mujeres Libres (ML). Nous nous sommes donc penchés ici sur un texte récemment cité [3] dans des argumentaires en faveur de l’organisation séparée selon des critères pouvant tout aussi bien être considérés comme des assignations.
La question féminine dans nos milieux, série de cinq articles publiés en espagnol entre septembre et octobre 1935 dans le journal Solidaridad Obrera par Lucía Sánchez Saornil sera étudiée par le groupe de lecture avec, à l’arrivée, deux conclusions sans appel :

1. Les Mujeres Libres, leurs pratiques, leurs modes d’organisation, leurs perspectives et leur contexte historique sont en tous points différents, voire parfois strictement opposés à ce que l’on nomme aujourd’hui « non-mixité ». Ce premier point est le plus important comme nous allons le montrer dans ces quelques notes.
2. Dans un second temps et dans un échelle d’importance moindre, l’édition de cette brochure nous a posé question. Nous avons remarqué, à travers des notes de bas de page, un travail anachronique – sinon quasi-confusionniste – de récupération politique qui n’a pour seul mérite que sa transparence désarmante. C’est la raison de la réédition présente. Nous en ferons brièvement état aussi dans ces notes.

* * *On voudrait donc voir en Lucía Sánchez Saornil une précurseuse d’un certain féminisme post-moderne et post-révolutionnaire de notre époque (et des éditeurs de la brochure), qui n’existait pourtant nulle part dans les années 30 ; des années portées – et a posteriori on peut facilement s’en étonner a priori – par un désir révolutionnaire et une absence de cynisme bien plus créateurs que la bouillie confusionniste revenue de tout de certains militants revenus de rien d’aujourd’hui. De fait, ça ne fonctionne pas. Lucía Sánchez Saornil n’est pas une femme cynique, relativiste et désabusée qui considère la révolution comme une chimère du passé, « un truc de mecs-blancs-cis-hétero », et à laquelle elle pense qu’il faudrait substituer les identity politics en lieu et place des luttes sociales. Lucía Sánchez Saornil est une anarchiste révolutionnaire des années 30 en Espagne qui pense que la révolution sociale est nécessaire et plus importante que sa propre subjectivité radicale ou celle de son clan ou d’un autre. Lucía Sánchez Saornil n’est, de toute évidence, pas une militante identitaire, mais une militante anarcho-syndicaliste tout ce qu’il y a de plus cénétiste, mais avec une particularité : elle porte une attention salutaire à la question des femmes et à leur infériorisation au sein des organisations révolutionnaires anarcho-syndicalistes espagnoles, infériorisation qui s’enracine dans la représentation dominante qui fait de la femme une mère ou une prostituée. Il s’agit d’ailleurs aussi d’appeler à une cohérence entre le discours émancipateur universaliste des révolutionnaires et la réalité du statut des femmes aussi bien dans la sphère privée que dans les organisations révolutionnaires.

« Les conséquences auraient été très différentes si, au lieu d’observer cette conduite vis-à-vis de la femme, les travailleurs l’avaient laissée libre, l’avaient stimulée et élevée à leur propre niveau, l’avaient attirée dès le départ vers les organisations de classe, imposant aux patrons l’égalité de conditions pour les deux sexes. Au début, face aux choix du patronat, vu que le fort allait coûter autant que le faible, ce serait eux qui, du fait de leur supériorité physique, auraient eu la suprématie. Et, pour ce qui est de la femme, un ardent désir de dépassement de soi se serait réveillé en elle, et unie aux hommes dans les organisations de classe, ils auraient avancé ensembles plus rapidement sur le chemin de la libération. » (p.10). Non, si Lucía Sánchez Saornil n’est pas particulièrement precurseuse d’autre chose que d’un féminisme révolutionnaire et conséquent, elle s’inscrit dans une longue tradition communiste libertaire espagnole qui lui précède et lui succède, profondément universaliste, de ceux qu’il est chic de mépriser aujourd’hui quand on est un militant po’mo’ et qu’on s’organise « en non-mixité » [4]. D’ailleurs, aucune raison d’aller voir en Lucía Sánchez Saornil une outsider du mouvement anarchiste comme purent l’être des Francesc Sabaté Llopart ou Ramon Vila Capdevila. Au contraire, elle fut tour à tour secrétaire de rédaction du journal CNT en 1933 et secrétaire du Conseil général de Solidarité internationale antifasciste (SIA) en 1938, et elle collaborera tout au long de sa vie à de nombreux journaux et revues libertaires tels La Revista Blanca, Tierra y Libertad, Solidaridad Obrera, etc..

C’est à la fois surprenant et pas du tout : ce recueil de textes est utilisé comme une apologie de la « non-mixité » alors qu’il est confectionné à partir d’apologies de la « mixité » (c’est bien le terme qu’elle utilise elle-même pour nommer la proposition organisationnelle qu’elle formule). Il faut chercher à comprendre en quoi le point de vue des Mujeres Libres, une organisation composée uniquement de femmes comme ce fut leur cas en 1936 ne fut en rien une victoire en soi, mais une déception considérable pour Lucia comme pour les autres femmes anarchistes des ML. Un choix en défaut et en dépit du mépris des hommes militants, pour participer ensemble à la lutte révolutionnaire en cours. Il n’est pas question ici de s’applaudir pour féliciter la circulation de la parole prétendument libérée, mais de s’organiser pour introduire la réalité de la question féminine dans le discours et la pratique révolutionnaire de leur époque, et de permettre aux femmes de trouver dans la révolution enfin un moyen de réaliser leur propre individualité selon les principes libertaires des ML : « Lui [un compagnon du Comité Local] se lamentait de ce qui pour moi était la principale cause de satisfaction : le fait que les femmes aient rompu avec la tradition qui les rendaient tributaires de l’homme et qu’elles soient entrées dans le marché du travail à la recherche d’une indépendance économique. Ce qui le peinait me réjouissait parce que je savais que le contact avec la rue, avec l’activité sociale serait un stimulant qui finirait par réveiller chez elles la conscience de l’individualité » (p.9). Les ML n’avaient pas pour perspective de « se sentir mieux », de « se retrouver » ou d’être safe, mais bien de contribuer à la révolution sociale en arme dans la guerre civile espagnole pour la libération de tous et toutes. Il ne s’agit pas de permettre aux hommes et aux femmes de se réaliser en tant qu’hommes et femmes – à quoi bon détruire le vieux-monde si cela ne nous change pas – mais en tant qu’individus. Elle rejoint ainsi la tradition anarcha-féminisme universaliste de l’anarchiste américaine Emma Goldman, dont l’universalisme et le refus des identités ferait pâlir de nombreux féministes à la mode d’aujourd’hui.

* * *

« Quand, quelques années auparavant, les premières femmes abandonnèrent le foyer au profit de la fabrique ou de l’atelier, [la] désolation [de la femme] avait été la désolation universelle. N’en déduisit-on pas que c’était un mal pour la cause prolétaire ? L’entrée de la femme dans le monde du travail coïncida avec l’introduction du machinisme dans l’industrie, rendant plus acharnée la concurrence de bras et provoquant comme conséquence une baisse sensible des salaires. Ainsi, vu superficiellement, nous pourrions dire que le travailleurs avaient raison ; mais si, toujours prêts à chercher la vérité, nous approfondissons le problème, nous découvrirons que les résultats auraient été autres si les travailleurs ne s’étaient pas laissés entraîner par leur hostilité à l’égard de la femme ; hostilité basée sur le préjugé de la prétendue infériorité féminine. » (p.9)

Comme elle le remarque, l’exploitation croissante des femmes coïncide avec la montée du machinisme. La baisse des salaires est alors attribuée par une bêtise collective machiste de masse aux femmes à cause d’une hostilité latente et fondamentale. Lucía Sánchez Saornil affirme par ailleurs que la sphère privée est un lieu d’exercice du pouvoir, et que l’autorité subie non transformée en révolte se décompense dans la sphère privée au détriment des femmes. Et en effet que dire d’anarcho-syndicalistes tellement mus par l’idée d’organiser les travailleurs en tant que travailleurs au sein de syndicats anarchistes mais incapables de comprendre l’importance sociale et économique du travail domestique dans lequel les femmes sont maintenues pendant que leurs maris travaillent à l’extérieur et se syndiquent en plein air ? Cette brochure n’en fait pas mention, mais on notera qu’à Barcelone, ML est notamment à l’origine de la création de la Casa de la dona treballadora et de la campagne en faveur de la « réinsertion » des prostituées dans les Liberatorios de prostitucion. La prostitution étant fermement combattue par les ML. Leur but n’étant pas de l’aménager mais de l’éradiquer en rendant les femmes autonomes et économiquement indépendantes à travers la révolution sociale. Elles se désolent d’ailleurs de voir nombre de leurs compagnons fréquenter les maisons de passe [5].
Si on comprend aisément pourquoi l’éditeur voudrait voir en Lucía Sánchez Saornil une precurseuse de la déconstruction et d’un post-anarchisme introspectif, il n’y a dans ces textes qu’un appel déterminé à la cohérence entre l’universalisme affiché des anarchistes et la situation des femmes cantonnées au foyer de l’homme et du militant : « Le dernier des esclaves se transforme, une fois franchi le seuil de sa demeure, en un souverain et maître. Un de ses désirs, à peine ébauché, est un ordre catégorique pour les femmes de sa maison. Lui, qui dix minutes avant avalait encore le fiel de l’humiliation bourgeoise, se dresse comme un tyran en faisant sentir à ces malheureuses toute l’affliction de leur prétendue infériorité » (p.4). Si l’on peut considérer Lucía Sánchez Saornil comme une féministe, c’est bien parce que le mouvement anarchiste de l’époque aurait été malhonnête de prétendre l’être, de par ses incohérences, par exemple sur la question évoquée plus tôt du travail domestique. Pourtant elle s’évertue à répéter dans ces textes que la question n’est pas le féminisme, mais bien l’anarchisme qui devrait inclure ses apports spécifiques et mettre fin à la critique séparée de l’État, du capitalisme et du patriarcat. Il est d’ailleurs intéressant de noter que dans l’intégralité de ce recueil de cinq articles, le mot féminisme n’apparaît que dans les notes et commentaires de l’éditeur.

Il ne s’agit pas ici d’un complot ourdi par les éditions du Symbiote pour récupérer la charogne de Lucia au nom d’intérêts qui ne seront définitivement jamais les siens, mais bien d’un cas usuel d’aveuglement idéologique. Il faut à tout prix faire coller la réalité sur le raisonnement, plutôt que de se contenter humblement de l’inverse. Parfois on en fait trop à trop vouloir bien faire, et les Mujeres Libres n’étaient pas autre chose qu’une organisation libertaire structurée (de masse, 20000 adhérentes en juillet 1937) très active qui mettait en place des campagnes d’alphabétisation, des cours techniques et professionnels ainsi que des formations politiques pour les femmes, en plus d’organiser la production alimentaire (ce qui est pour le moins étonnant) pour les milices révolutionnaires antifascistes, de mettre sur pied des cliniques médicales et de participer à la formation des infirmières et des miliciennes. Pepita Cardena, entrée en 1934 à la CNT avant de rejoindre les Mujeres Libres déclare à propos de leur hyper-activité : « Pendant la révolution, tous ces problèmes, crèches, habitat, libération de la femme, nous les avons posés… Je peux dire avec rage parce qu’en trois ans on a voulu faire le travail de vingt ans et cela n’a pas été possible. Mais quand même il en est resté des choses si bien que je suis fière d’avoir vécu la révolution espagnole parce qu’en trois ans de révolution j’ai vécu vingt ans de ma vie ! »

Les explications avancées par les représentantes les plus connues de Mujeres Libres sont toujours les mêmes : lutter pour l’émancipation des femmes et leur participation à la lutte révolutionnaire (et pas aux fonctions du capital), non pas sans ni contre les hommes, mais avec eux, au même titre, et contre « la concurrence inter-sexuelle » (p.9). Dans une déclaration de principe à l’intérieur de la revue éponyme des ML (17 numéros entre 1936 et 1938), on lisait d’ailleurs : « Nous ne nous battons pas contre les hommes. Nous ne prétendons pas substituer à la domination masculine la domination féminine. Nous devons travailler et nous battre ensemble pour la révolution sociale ».

* * *

« En regardant en arrière, vers cette immense pléiade d’esclaves que sont en général les femmes du peuple, elle ne peut que ressentir angoisse, indignation et envie de pleurer, et ensuite, un violent désir d’unir son propre effort, sa propre individualité à ceux qui entrevirent sincèrement la possibilité d’un monde meilleur. Unir sa volonté au vaste mouvement d’émancipation intégrale qui bâtira sur la face de la Terre un système unique de vie en commun plus juste et plus humain, dans lequel la femme pourrait trouver sa libération définitive. » (p.8)

ML se réclamaient d’un « féminisme prolétarien » en opposition à un « féminisme libéral » (celui à vrai dire d’aujourd’hui, véhiculé ente autre par l’éditeur) loin du communisme libertaire universaliste et pro-lutte des classes d’une Lucía Sánchez Saornil.
Nous parlions plus tôt de transparence dans la démarche de récupération politique. C’était par rapport au dernier paragraphe de Lucía Sánchez Saornil et de la note de bas de page qui lui est accolée par l’éditeur comme suit :

« En définitive, je considère que la solution au problème sexuel de la femme ne se trouve que dans la solution du problème économique. Dans la Révolution. Rien de plus. Le reste revient à changer de nom pour un même esclavage. [8] » (p.15)

On ne peut pas être plus clair.
Et la note de l’éditeur de procéder à des rectifications idéologiques contre Lucía, jusqu’à lui faire dire le contraire sous l’absurde prétexte sophiste (et progressiste) qui validerait une vision selon laquelle dire le contraire de la doxa contemporaine des années 2010 dans les années 1930 équivaudrait dans les années 2010 à dire la doxa des années 2010… On pourra reprendre sa respiration avant de replonger :

« 8. Malgré cette conclusion somme toute assez classique pour l’époque, Lucía Sánchez Saornil aura en fait démontré dans son texte la nécessité de mener une lutte spécifique pour l’émancipation des femmes parallèlement à la lutte contre l’exploitation capitaliste, toutes deux contribuant à la révolution libertaire à laquelle elle aspire. La création de la revue puis de l’organisation Mujeres Libres quelques mois plus tard en sera la conséquence pratique. » (p.18)

L’éditeur fait part de ses intentions avec sa collection intitulée « [Humus] » : « Si [les textes édités dans cette collection] sont en général datés — et parfois leurs conclusions obsolètes — leur lecture permet de se forger une culture politique et de prendre la mesure des évolutions des pensées de l’émancipation et leur dynamisme face aux transformations sociales induites par les luttes. Ils demeurent un terreau fertile pour nourrir nos présentes réflexions et les pousser plus avant » (p.20). C’est pourquoi nous parlions de transparence. En effet, il s’agit bien de faire dire le contraire de ce qu’elle dit à Lucía Sánchez Saornil et aux Mujeres Libres. Il s’agit de la première publication de la collection, et après Lucía Sánchez Saornil en défense de la « non-mixité » postmoderne et du féminisme comme question séparée de la question révolutionnaire et sociale, permettez donc de craindre pour la suite. Pourquoi pas Alfredo Bonanno en défense de l’amnistie préfacé par Toni Negri ou Durutti en défense de la destitution présidentielle avec une préface du Comité Invisible ?

Libre à l’éditeur de penser que ces textes sont obsolètes ou bien datés, après tout plusieurs détails dans cette brochure sont des symptômes révolus d’une forme d’aliénation militante qui peut nous aussi nous paraître obsolète, mais de là à éditer un texte pour lui faire dire le contraire de ce qu’il démontre et affirme explicitement ? Cela aurait pu se passer de réalisation, ou au moins s’exprimer de façon critique plutôt qu’abusivement intégratrice. Tant de contorsions pour éviter un si petit conflit ne rend certainement pas hommage aux ML, et les faire entrer indirectement au panthéon de la « non-mixité » aux côtés de « groupes » vaguement moins « féministes prolétariens » comme le Mwasi est une opération à refuser. Ce n’est pas que nous ayons particulièrement de tendresse pour le Black Panther Party (ou pour n’importe quel autre Parti) mais le voir subir le même sort sous le rouleau compresseur des lectures post-modernes de l’histoire des années 60 et 70 est aussi irritant, et il faudra y revenir, dans le cadre de ce débat ou ailleurs [6].

De la même manière que des militants et universitaires identitaires voudraient voir aujourd’hui en l’anarchiste Lucy Parsons (née en 1853) « une des premières militantes de la cause noire » [7], ou dans le Black Panther Party une proposition de « non-mixité » déconstruite et safe sur critère raciaux pour le 21e siècle, d’autres s’amusent à faire des Mujeres Libres une organisation « non-mixte » de femmes en lutte pour la « non-mixité » des femmes [8]. Or, on apprend dans ces textes que la perspective fondamentale de Lucía Sánchez Saornil est bien la « mixité », n’en déplaise à l’éditeur. On a bien déjà cherché à faire de Malatesta un partisan de l’organisation en non-mixité [9] (et dans la pratique, il peut y avoir une certaine réalité plus déconcertante que prévue…).

Chacun pourra choisir entre faire confiance à l’éditeur et ses tentatives de connivences avec le lecteur, ou bien rester minutieusement en-dehors de son mépris pour le texte et le lire directement. Si les éditeurs voulaient publier un texte comme ceux de la production d’une intellectuelle comme Christine Delphy (citée comme autorité en matière de « féminisme matérialiste » dans une autre note de l’éditeur [10]), alors il fallait le faire, mais penser trouver une Delphy dans les années 30, qui plus est chez les cénétistes espagnols, est un contre-sens historique, peut-être pratique ; tout dépend ce que l’on cherche à prouver. Tout comme il s’agit d’un contre-sens ou d’une récupération politique toujours-bien-intentionnée-pour-les-premiers-concernés de qualifier toute forme d’organisation historique entre des personnes en luttes, de composition plus ou moins socialement ou « ethniquement » homogènes, de formes d’organisations « non-mixtes ». Cette évidence ne mérite pas son statut parmi des anarchistes et des révolutionnaires.

Le 16 octobre 2017, à partir de notes d’un groupe de lecture réuni le 15 octobre 2017.

 La récupération : Cas d’école

Le texte « La question de la non-mixité dans l’auto-organisation dite radicale : au-delà du paradoxe » [11] qui prétend lui aussi se pencher sur les textes de Lucía Sánchez Saornil, cite par deux fois la brochure étudiée plus tôt. Il nous a semblé intéressant d’analyser leur utilisation à cette occasion, parce qu’elle est symptomatique à la fois de la déformation que la lecture post-moderne fait subir aux textes qu’elle s’annexe comme sources, et aussi de la démarche de sur-justification pseudo argumentée du texte en question, qui se montre bien peu rigoureux quant à ce qu’il fait de ses sources.

« On ne peut pas, en prétendant prendre les effets pour les causes, rejeter sur les femmes
les fautes de tous les systèmes sociaux qui ont existé jusqu’à aujourd’hui. »

Lucía Sánchez Saornil, 1935. [12]

Cette citation liminaire nous semble trouver son utilité dans la présentation d’une des critiques portées par le texte, à savoir la réfutation de la reproduction des catégorisations et donc des oppressions par les pratiques de « non-mixité » choisies. Si la citation n’a strictement rien à voir avec la « non-mixité » au renfort de laquelle elle est mobilisée ici, il est essentiel de remettre cette phrase dans son contexte initial afin de voir si elle est utilisée à bon escient. Dans le texte de Lucía Sánchez Saornil cette phrase sert à introduire la critique sévère d’un article de journal. Celui-ci postule que la piètre image de la femme proviendrait d’une propension à ne faire attention à rien, et à vouloir « tout ce qui flatte leur imagination et leur amour propre ». Il y a inversion entre les effets énoncés ici et la cause : l’éducation qui est faite aux femmes et les rôles que la société leur assigne. Si cette analyse est pertinente et toujours valide, le lien avec la « non-mixité » est loin d’être évident.

« Le dernier des esclaves se transforme, une fois franchi le seuil de sa demeure, en un souverain et maître. Un de ses désirs, à peine ébauché, est un ordre catégorique pour les femmes de sa maison. Lui, qui dix minutes avant avalait encore le fiel de l’humiliation bourgeoise, se dresse comme un tyran en faisant sentir à ces malheureuses toute l’affliction de leur prétendue infériorité. »

Elle qui rajoutait dans l’aigreur :

« Que l’on ne me dise pas que j’exagère. Je pourrais en offrir des exemples à pleines mains. Le concours de la femme n’intéresse pas les camarades. Je cite des cas véridiques. J’avais eu plusieurs fois l’occasion de dialoguer avec un compagnon qui me paraissait assez sensé et je l’avais toujours entendu mettre l’accent sur la nécessité qui se faisait sentir pour notre mouvement, de la participation de la femme. Un jour qu’il y avait une Conférence au Centro, je lui demandais :
- Et ta compagne, pourquoi n’est-elle pas venue écouter la conférence ? La réponse me glaça.
- Ma compagne a bien assez à faire pour s’occuper de moi et de mes enfants. »
 [13]


Cette citation illustre à merveille les rapports de domination que subissent les femmes et notamment dans le cadre domestique. Mais replaçons-la dans son contexte pour voir si elle a un intérêt objectif dans le cadre des débats sur la « non-mixité ».
Juste après un deuxième exemple du sexisme ordinaire, l’autrice du texte tire une conclusion pour le moins étonnante pour qui est partisan de la « non-mixité » :
« Ce [que ces épisodes] veulent dire avant tout c’est que nous avons oublié quelque chose de très important ; que pendant que nous concentrions toute notre énergie sur le travail d’agitation, nous avions oublié notre tâche éducative ; que nous ne devons pas faire [de] la propagande pour attirer les femmes parmi les femmes, mais parmi les compagnons eux-mêmes. » (p.5)
Encore une fois, rien à voir avec la « non-mixité », il s’agit bien de changer les représentations que les compagnons ont des femmes et de remarquer que c’est leur exclusion de fait dans les organisations de lutte qui pose problème. C’est bien la « mixité » qui est ici à gagner, qui est l’enjeu, pour Lucía Sánchez Saornil et les Mujeres Libres et qui devrait être selon elles, celui de la CNT et des autres organisations centrales du mouvement libertaire espagnol.

Il ressort de l’utilisation de ces citations une tentative de récupération politique des Mujeres Libres similaire à celle faite par ceux qui ont réédité les cinq articles de Lucía Sánchez Saornil. En utilisant des citations qui se trouvent en périphérie du champ abordé ou en tordant des citations hors contexte pour leur faire vaguement dire ce que l’on aimerait lire, on se réapproprie des figures et des mouvements historiques à ajouter à son panthéon en kit. On croit se mettre sous le saint-patronage bienveillant et « sororitaire » des Mujeres Libres, encore une opération politique à faire échouer pour quiconque tient à une certaine rigueur dans les travaux révolutionnaires sur l’histoire des luttes. Les petits frères et sœurs auto-proclamés des ML (qui n’ont pas signé ce texte) feraient bien de s’y tenir avant de convoquer arguments d’autorité et morale de pigiste de la contre-information militante. A se croire « du coté des opprimés » et des « premiers concernés », à exhorter chacun à checker ses privilèges, on oublie de réfléchir à ce qu’on est réellement. Nous ne parlons pas ici (ni ailleurs) de sociologie ou bien de la place dans les rapports de production, mais de la place de chacun dans un petit milieu vautré dans le cynisme post-moderne qui se tient chaud par la connivence idéologique et l’absence de rigueur généralisée.


  La question féminine dans nos milieux

[Ces cinq articles ont été publiés en espagnol dans Solidaridad Obrera les 26 septembre et 2, 9, 15 et 30 octobre 1935, année précédant la création des Mujeres Libres.]

 I

Je remercie M. R. Vazquez [14] qui, avec son article publié dans ces colonnes, « La femme, facteur révolutionnaire » où le problème y est d’ailleurs très bien traité — me donne l’occasion de revenir sur le sujet.
A différentes reprises et dans d’autres journaux — « Le Libertaire », « C.N.T. » — j’ai écrit un peu sur tout ce qu’il y aurait à dire quant à l’importance qu’il y aurait pour notre mouvement à y attirer des femmes.
Mais à ce propos il faut parler clairement, très clairement ; entre nous les circonlocutions n’ont pas lieu d’être, nous devons être sincères, même si cette sincérité nous afflige ; donnons nous-mêmes les verges pour nous faire battre ; c’est seulement à ce prix que nous prendrons la voie de la vérité.
Vazquez se plaint, comme moi-même je me suis plainte maintes fois, que nous ne propagions pas suffisamment nos idées parmi les femmes ; et après avoir observé et analysé les faits j’en suis arrivé à la conclusion suivante : les camarades anarcho-syndicalistes — et non l’anarcho-syndicalisme, attention — ne sont que peu intéressés par la participation de la femme.
Il me semble entendre un chœur de voix irritées qui s’élève à mon encontre. Du calme mes amis ; je n’ai pas encore commencé. Quand j’affirme quelque chose je suis toujours prête à le démontrer, et j’y arrive.
Rien de plus facile que la propagande parmi les femmes — quel dommage que tous les objectifs n’aient pas la même simplicité —. De la propagande dans les syndicats ? De la propagande dans les athénées ? La propagande à la maison ! C’est la plus facile et la plus efficace. Dans quel foyer n’y a-t-il pas une femme, compagne, fille ou sœur ? C’est donc là qu’est le nœud du problème. Supposons que la Confédération Nationale du Travail ait un million d’affiliés. Ne devrait-elle pas avoir parmi les femmes au moins un autre million de sympathisantes ? Si cela était jugé nécessaire, qu’est-ce que cela coûterait alors de les organiser ? Comme nous le voyons ce n’est pas là que réside la difficulté, le problème est ailleurs ; il est chez les compagnons eux-mêmes, dans leur manque de volonté.
J’ai vu nombre de foyers, non seulement de simples confédérés mais bien anarchistes (!?) régis selon les plus pures normes féodales. A quoi servent donc les meetings, les conférences, les cours de formation, et tout le reste, si celles qui s’y rendent ne sont pas vos compagnes, les femmes de votre foyer. A quelles femmes vous référez vous donc ?
C’est pour cela qu’il ne suffit pas de dire : « Il faut faire de la propagande parmi les femmes, il faut les attirer à nos milieux » ; mais nous devons prendre le problème en partant de plus loin, bien plus loin. Les compagnons, exception faite d’une douzaine bien orientés, ont dans leur immense majorité une mentalité contaminée par les aberrations bourgeoises les plus caractéristiques. Tout en se récriant contre la propriété, ce sont les plus enragés des propriétaires. Tout en se dressant contre l’esclavage, ce sont les « maîtres » les plus cruels. Tout en vociférant contre les monopoles, ce sont les plus acharnés monopolistes. Et tout cela découle du plus faux des concepts qu’ait pu créer l’humanité : la supposée « infériorité féminine ». Erreur qui nous a peut-être fait prendre un retard de civilisation de plusieurs siècles.

Le dernier des esclaves se transforme, une fois franchi le seuil de sa demeure, en un souverain et maître. Un de ses désirs, à peine ébauché, est un ordre catégorique pour les femmes de sa maison. Lui, qui dix minutes avant avalait encore le fiel de l’humiliation bourgeoise, se dresse comme un tyran en faisant sentir à ces malheureuses toute l’affliction de leur prétendue infériorité.

Que l’on ne me dise pas que j’exagère. Je pourrais en offrir des exemples à pleines mains.
Le concours de la femme n’intéresse pas les camarades. Je cite des cas véridiques.
J’avais eu plusieurs fois l’occasion de dialoguer avec un compagnon qui me paraissait assez sensé et je l’avais toujours entendu mettre l’accent sur la nécessité qui se faisait sentir pour notre mouvement, de la participation de la femme. Un jour qu’il y avait une Conférence au Centro, je lui demandais : — Et ta compagne, pourquoi n’est-elle pas venue écouter la conférence ?
La réponse me glaça.
— Ma compagne a bien assez à faire pour s’occuper de moi et de mes enfants.
Un autre jour, ce fut dans les couloirs du Palais de Justice. Je me trouvais en compagnie d’un camarade qui faisait étalage de fonctions représentatives. Une avocate, peut-être défenseur d’un prolétaire, sortait de l’une des salles. Mon accompagnateur la regarda à la dérobée et, tout en ébauchant un sourire plein de rancœur, murmura :
— Je les enverrai laver, moi, celles-là.
Ces deux épisodes, à première vue si banals, que de tristes choses ne disent-ils pas ? Ce qu’ils veulent dire avant tout c’est que nous avons oublié quelque chose de très important ; que pendant que nous concentrions toute notre énergie sur le travail d’agitation, nous avions oublié notre tâche éducative ; que nous ne devons pas faire la propagande pour attirer les femmes parmi les femmes, mais parmi les compagnons eux-mêmes ; nous devons commencer par extirper de leur cerveau l’idée de supériorité ; quand on leur dit que les humains nous sommes tous égaux, nous devons leur dire aussi que la femme, bien qu’elle végète — confondue avec les casseroles et les animaux domestiques — parmi les objets du foyer, appartient aussi à l’espèce humaine. Il faut leur dire que chez la femme existe une intelligence égale à la leur, qu’elle possède une sensibilité aiguë et un besoin de se dépasser ; il faut leur dire qu’avant de réformer la société il convient de réformer leur foyer ; il faut leur dire que ce dont ils rêvent pour le futur — l’égalité et la justice — ils doivent l’implanter à partir d’aujourd’hui même parmi les leurs ; il faut leur dire qu’il est absurde de demander à la femme de comprendre les problèmes de l’humanité si, avant, ils ne l’éclairent pas pour qu’elle voit clair en elle-même, s’ils n’essaient pas de réveiller chez les femmes qui partagent leur vie la conscience de leur personnalité et, enfin, si avant ils ne les élèvent pas à la catégorie d’individu.
C’est cette propagande, et non une autre, qui peut attirer les femmes vers nos milieux. Qui, parmi elles, n’embrassera pas la cause qui a produit le « miracle » de lui révéler son être ?
Alors, au travail camarades.
Et si nous considérons que ce problème est intéressant pour le mouvement révolutionnaire, ne le dissimulons pas comme une honte dans nos journaux, parmi les étroites colonnes des pages d’informations télégraphiques ; aérons-le, mettons-le à la vue de tout le monde. (Ceci est pour toi camarade directeur.)
Quant aux compagnons, ils me pardonneront ma dureté, mais elle est nécessaire si nous ne voulons pas nous duper nous-mêmes.
Et comme je n’ai pas terminé, je ne vous dis qu’au revoir.

 II

Que personne ne pense, car il se tromperait formellement, que, en recommandant d’attirer la femme par une propagande individuelle, j’ai abandonné toute estime pour le travail accompli par d’autres moyens plus larges : la conférence, le meeting, et le journal. Mais il est nécessaire que chaque camarade qui se décide à les employer se rende compte qu’il faut, pour ne pas faire un travail négatif, beaucoup de tact et d’habilité. De tels moyens ne doivent être utilisés que par ceux qui, dans l’intimité de leur conscience, ont reconnu par avance la nécessité et la valeur de ce que nous nous proposons de faire.
J’aimerais que chacun, avec une sincérité absolue et disposé à rechercher la vérité par delà toutes les contraintes extérieures, médite profondément et, avant d’ouvrir la bouche, regarde en lui-même, au plus profond de son intimité, jusqu’à atteindre la limite de ses connaissances, et essaie de découvrir en lui-même et dans la société la légère marque qu’il lui a été permis de laisser chez la femme. Et seulement lorsqu’il aura découvert que, même du fond de sa relégation et au delà de la légende maladivo-sexuelle qui l’a entourée, la femme œuvra comme un élément vital qui impulsa tant l’épanouissement de l’individualité masculine que celui de l’humanité, c’est seulement à ce moment-là, une fois reconnus les bienfaits qu’apporterait à la société la prise en compte de cet élément vital, qu’il annoncera aux quatre vents la vérité récemment découverte. Mieux vaudrait que ceux qui ne seraient pas arrivés à cette conclusion se taisent et ne portent pas préjudice, par des agissements négatifs, aux résultats que promet cette campagne.
Il y a de nombreux compagnons qui souhaitent sincèrement le concours de la femme à la lutte. Mais cela ne correspond en rien à un changement du concept qu’ils ont d’elle. Ils souhaitent son concours comme un élément qui pourrait faciliter la victoire  ; comme un apport stratégique, pourrait-on dire, sans pour autant penser un seul instant à l’autonomie féminine et cesser de se considérer comme le nombril du monde. Ce sont ceux-là qui, dans les périodes d’agitation disent : « Pourquoi n’organise-t-on pas de manifestations de femmes ? Une manifestation de femmes est parfois plus efficace et, face à elles, la force publique se retient un peu ». Ce sont eux aussi ceux qui pour les attirer écrivent des articles comme celui signé des initiales R. P. et fait à Vilasar de Mar que nous avons eu la douleur de lire dans le numéro 1053 de notre quotidien.
Cet article prétendait avoir été écrit par une femme, mais je me permets d’en douter. Le seul fait qu’une femme écrive un article dans notre presse démontre qu’elle a atteint un certain niveau d’émancipation morale ; et une femme moralement émancipée qui, pour atteindre ce but, a traversé toutes les peines, toutes les amertumes et qui a dû mener la plus acharnée des luttes contre ses proches et les autres : moquerie, ironie et ridicule — le ridicule étant le plus amer et le plus difficile à affronter —, une telle femme ne peut pas écrire ainsi. On ne peut pas, en prétendant prendre les effets pour les causes, rejeter sur les femmes les fautes de tous les systèmes sociaux qui ont existé jusqu’à aujourd’hui.

Il était dit dans un des paragraphes de l’article auquel nous faisons allusion : « Il n’y a pas que les hommes à avoir une piètre image de la femme, la société aussi. Savez-vous pourquoi ? Parce que beaucoup d’entre elles, à l’âge où se forment le cœur et le cerveau, ne font attention à rien. Au contraire, elles se fatiguent vite de tout ce qui est réflexion et préoccupation. Que veulent-elles ? Elles veulent tout ce qui flatte leur imagination et leur amour-propre. » Et, plus loin : « La femme, à force de regarder son corps dans un miroir, oublie de regarder son cœur dans le miroir de sa conscience. »
Quelle immense tristesse de lire cela ! Qui a dit que cela ait pu être écrit par une main féminine ?
Le cerveau de la femme doit forcément héberger un vaste potentiel d’intelligence pour qu’elle n’ait pas échoué définitivement dans les profondeurs de l’animalité la plus absolue. Pendant des milliers d’années elle s’est vue enfermée entre les quatre murs du gynécée. Le manque d’horizon créa-t-il par hasard chez elle un début de myopie spirituelle. Elle ne put même pas apprendre à regarder en elle-même parce qu’on lui assura qu’il n’y avait rien. Et maintenant que l’on vous montre qu’elle n’est pas ainsi, mais bien telle que vous l’avez créée, vous lui reprochez ce qui n’est simplement que le résultat de votre propre travail.
La femme, jusqu’à maintenant, a toujours été dans la société, objet de mépris, le plus humiliant des mépris. Au VIIème siècle, alors que l’idéal religieux était l’idéal de l’humanité, on discuta au cours d’un Concile tenu en Flandres, pour savoir si la femme avait une âme. Dans le premier tiers du XVIIIème siècle, alors que commençait à poindre l’idée des droits de l’homme, virent au jour toute une série de dissertations — de ton moqueur pour mieux outrager — posant le problème de savoir si la femme était un être humain. Et ainsi à travers les siècles, les sociétés fondées par les hommes et fondées d’hommes relèguent la femme aux derniers échelons de l’échelle zoologique. On l’a parfois appelée animal de plaisir, mais moi je vous assure qu’elle ne fut même pas cela, sinon le témoin à la fois tourmenté et passif du plaisir des autres.
R. P. sait-il dans quel but, pendant des milliers d’années, la femme a été élevée et éduquée ? Exclusivement pour exciter les sens du mâle. On lui a dit qu’elle était née pour cela et toute sa vie fut tracée dans ce but. Son unique horizon était et n’a cessé d’être la maison close ou le mariage, blanc bonnet, bonnet blanc. Ainsi Charles-Albert a pu dire dans son livre « Amour Libre » : « Imaginez qu’une courtisane au lieu d’exercer son commerce dans la rue soit sûre de trouver tous les jours, à la même heure, le même client, et vous aurez là le portrait si courant de la femme obligée de se marier parce qu’elle à besoin de vivre du salaire d’un homme. » C’est autour de cette unique solution que se portèrent toutes ses activités. Quand est-ce que quelqu’un se préoccupa de réveiller en elle la conscience ? Quand est-ce que quelqu’un lui dit qu’en elle existait un individu avec des devoirs, mais aussi avec des droits ? Naître, souffrir, mourir, ce fut son seul destin et son seul droit. Non, une femme émancipée ne peut juger ainsi ses sœurs. En regardant en arrière, vers cette immense pléiade d’esclaves que sont en général les femmes du peuple, elle ne peut que ressentir angoisse, indignation et envie de pleurer, et ensuite, un violent désir d’unir son propre effort, sa propre individualité à ceux qui entrevirent sincèrement la possibilité d’un monde meilleur. Unir sa volonté au vaste mouvement d’émancipation intégrale qui bâtira sur la face de la Terre un système unique de vie en commun plus juste et plus humain, dans lequel la femme pourrait trouver sa libération définitive.
Mais que nos propagandistes n’oublient pas que seule la femme ayant atteint un certain degré d’émancipation morale arrive à ces conclusions. Donc leur faciliter cette émancipation doit être notre objectif le plus immédiat ; et n’oublions pas que, à moins d’être peu charitables, le meilleur moyen n’est pas de leur reprocher un crime dont elles ne sont que les victimes.

 III

J’ai encore en mémoire une certaine manifestation de propagande à laquelle je pris part. C’était dans une petite ville de province. Avant que le meeting ne commence, un camarade membre du Comité Local le plus important, s’approcha de moi. « En annonçant ton intervention, me dit-il, nous avons réussi à faire venir un bon nombre de femmes. Il faut que tu les fustiges parce qu’elles ont ici une idée très erronée de ce que doit être leur mission ; depuis quelque temps elles ont commencé à envahir les usines et les ateliers, et aujourd’hui elles nous font concurrence, créant un vrai problème de chômage. D’autre part, très orgueilleuses de leur indépendance économique, elles se montrent réticentes au mariage. Tu dois leur dire que leur mission est ailleurs, que la femme est née pour de plus hauts destins, plus en harmonie avec sa nature ; qu’elle est la pierre angulaire de la famille ; qu’elle est avant tout et par dessus tout la mère, etc… » Et ainsi, le camarade me déversa un sermon de plus d’une demi-heure.
Moi, sans savoir que faire, si rire ou m’indigner, je le laissai parler et, le moment venu, je dis aux femmes ce que je croyais opportun de leur dire ; quelque chose qui, sans être opposé à ses opinions, était bien loin de correspondre à ce qu’il désirait.
Aujourd’hui, après longtemps, je me demande encore si ce camarade était absolument sincère, et s’il n’y avait pas au fond, dans ses arguments, une grande part d’égoïsme masculin.
Parce qu’il ne faut pas se leurrer. À travers son ardeur enflammée pour la mission sublime de la femme pointait claire et précise l’affirmation brutale de Oken [15] — que lui ne connaissait sûrement pas, mais auquel il était uni par l’invisible lignée de l’atavisme — : « La femme est seulement le moyen et non la fin de la nature. La nature n’a qu’un seul objet et une seule fin : l’homme ».
Les paroles de ce compagnon mettent en relief ce que je suis en train de dire depuis le début de cette campagne : à cause du manque de préparation des compagnons, le peu qui a été fait dans ce domaine a été négatif. On accuse avant tout le manque de cohérence, et, à partir de là, non peu nombreux ont été les maux qui ont suivi pour notre mouvement.
Lui se lamentait de ce qui pour moi était la principale cause de satisfaction : le fait que les femmes aient rompu avec la tradition qui les rendaient tributaires de l’homme et qu’elles soient entrées dans le marché du travail à la recherche d’une indépendance économique. Ce qui le peinait me réjouissait parce que je savais que le contact avec la rue, avec l’activité sociale serait un stimulant qui finirait par réveiller chez elles la conscience de l’individualité.

Quand, quelques années auparavant, les premières femmes abandonnèrent le foyer au profit de la fabrique ou de l’atelier, sa désolation avait été la désolation universelle. N’en déduisit-on pas que c’était un mal pour la cause prolétaire ? L’entrée de la femme dans le monde du travail coïncida avec l’introduction du machinisme dans l’industrie, rendant plus acharnée la concurrence de bras et provoquant comme conséquence une baisse sensible des salaires.
Ainsi, vu superficiellement, nous pourrions dire que le travailleurs avaient raison ; mais si, toujours prêts à chercher la vérité, nous approfondissons le problème, nous découvrirons que les résultats auraient été autres si les travailleurs ne s’étaient pas laissés entraîner par leur hostilité à l’égard de la femme ; hostilité basée sur le préjugé de la prétendue infériorité féminine.
Sous le prétexte de cette prétendue infériorité, on lui chercha querelle et on toléra qu’on lui donne des salaires inférieurs, et, sous le mot d’ordre que le travail social n’était pas la mission de la femme, on l’éloigna des organisations de classe ; et à partir de là s’installa une concurrence inter-sexuelle illicite. L’idée de la femme auxiliaire de la machine allait bien de pair avec celle, simpliste, de la conformation du cerveau féminin en vigueur à l’époque ; et, partant de là, on commença à employer des femmes qui, séculairement convaincues de leur infériorité, n’essayèrent pas d’imposer des conditions aux abus capitalistes. Les hommes furent relégués vers les travaux les plus durs et les plus spécialisés.
Les conséquences auraient été très différentes si, au lieu d’observer cette conduite vis-à-vis de la femme, les travailleurs l’avaient laissée libre, l’avaient stimulée et élevée à leur propre niveau, l’avaient attirée dès le départ vers les organisations de classe, imposant aux patrons l’égalité de conditions pour les deux sexes. Au début, face aux choix du patronat, vu que le fort allait coûter autant que le faible, ce serait eux qui, du fait de leur supériorité physique, auraient eu la suprématie. Et, pour ce qui est de la femme, un ardent désir de dépassement de soi se serait réveillé en elle, et unie aux hommes dans les organisations de classe, ils auraient avancé ensembles plus rapidement sur le chemin de la libération.
J’entends déjà toute une série d’objections. On me dira qu’on ne pouvait pas demander cette perspicacité à l’ouvrier d’il y a 40 ou 50 ans, alors que lui-même venait à peine de sortir d’un état de semi conscience. Mais ayons toujours présent à l’esprit que, lorsque je parle des travailleurs, je ne me réfère pas tant à leur totalité qu’à ceux qui s’étaient chargés de la tâche de les orienter, et qu’il n’est pas dans mon propos de faire tant la critique de cette époque que de fustiger les compagnons qui, dédaignant les leçons de l’expérience, restent encore dans les mêmes erreurs.
On me dira peut-être aussi que la nature féminine impose en effet à la femme d’autres activités tout aussi importantes et de même valeur que le travail social. A ceux-là… je leur répondrai la prochaine fois.

 IV

Actuellement la théorie de l’infériorité intellectuelle féminine est socialement battue en brèche ; nous pourrions dire qu’un nombre considérable de femmes de toutes les conditions sociales ont démontré pratiquement la fausseté du dogme en faisant la preuve de l’excellente qualité de leurs aptitudes dans toutes les branches de l’activité humaine. C’est seulement dans les couches sociales inférieures, où la culture pénètre plus lentement, que peut encore se maintenir une croyance aussi pernicieuse.
Mais lorsque le chemin paraissait dégagé, un nouveau dogme — celui-ci avec d’apparentes garanties scientifiques — fait obstacle au cheminement de la femme en dressant de nouvelles barrières sur son passage ; dogme d’une qualité telle qu’il dut un moment la laisser pensive.
Face au dogme de l’infériorité intellectuelle s’est dressé celui de la différenciation sexuelle. On ne discute plus comme au siècle passé pour savoir si la femme est supérieure ou inférieure : on affirme qu’elle est différente. Il ne s’agit plus d’un cerveau d’un poids ou d’un volume plus ou moins grand, mais de quelques petits corps spongieux appelés glandes de sécrétion qui impriment un caractère particulier a l’être déterminant son sexe et, par là, ses activités dans le domaine social.
Si je n’ai rien à objecter sur cette théorie dans son aspect physiologique, j’ai par contre beaucoup à dire quant aux conclusions que l’on prétend tirer. La femme est différente ? D’accord. Bien que cette diversité ne soit peut-être pas due autant à la nature qu’au milieu ambiant dans lequel elle a évolué. Il est curieux de voir que l’on ait tiré tant d’enseignements de la théorie du milieu dans l’évolution des espèces, et que tout cela soit complètement oublié quand il s’agit de la femme. On considère la femme actuelle comme une espèce achevée sans tenir compte du fait qu’elle n’est que le produit d’un milieu perpétuellement coercitif, et qu’il est presque sûr qu’une fois rétablies, dans la mesure du possible, les conditions primaires, l’espèce se modifierait ostensiblement, ridiculisant peut-être les théories d’une science qui prétend la définir.

Pour la théorie de la différenciation, la femme n’est qu’une matrice tyrannique qui exerce ses influences obscures jusque dans les derniers recoins du cerveau : toute sa vie psychique soumise à un processus biologique, processus qui n’est autre que celui de la gestation. « Naître, souffrir, mourir » disions-nous dans un article antérieur ; la science est venue modifier les termes de cet axiome sans en altérer l’essence : « Naître, procréer, mourir », c’est là tout l’horizon féminin.
Bien sûr, on a essayé de donner à cette conclusion une apothéose dorée. « La mission de la femme est la plus précieuse et la plus sublime de la nature », dit-on. « C’est elle la mère, l’orientatrice, l’éducatrice de l’humanité future ». Et pendant ce temps on discute de diriger tous ses pas, toute sa vie, toute son éducation vers cette seule fin, unique semble-t-il, en parfaite harmonie avec sa nature.
Et voilà de nouveau opposés les concepts de femme et de mère. Car il s’avère que les savants n’ont fait qu’enfoncer des portes ouvertes. A travers les âges a toujours eu cours l’exaltation mystique de la maternité. Avant on exaltait la mère prolifique, donnant le jour à des héros, des saints, des rédempteurs ou des tyrans ; à partir de maintenant on exaltera la mère parfaite eugéniste, celle qui engendre, qui conçoit, qui donne la vie. Et avant comme maintenant, tous les efforts convergent pour maintenir en vigueur la brutale affirmation de Oken que je citais l’autre jour : « La femme est seulement le moyen et non la fin de la nature. La nature n’a qu’un seul objet et une seule fin : l’homme ».
J’ai dit que les concepts de femme et de mère se trouvaient à nouveau opposés, mais ce n’est pas cela. Nous avons pire : le concept de mère absorbant celui de femme, la fonction annulant l’individu.
On peut dire qu’au cours des siècles le monde masculin a toujours oscillé à propos de la femme entre les deux concepts extrêmes : la prostituée et la mère, l’abject et le sublime, sans s’arrêter sur ce qui est strictement humain : la femme. La femme comme individu ; individu rationnel, pensant et autonome.
Si vous cherchez la femme dans les sociétés primitives, vous ne trouverez que la mère du guerrier, exaltatrice du courage et de la force. Si vous la recherchez dans la société romaine vous ne trouverez que la matrone prolifique qui approvisionne la République en citoyens. Si vous la recherchez dans la société chrétienne, vous la trouverez cette fois convertie en mère de Dieu.
La mère est le produit de la réaction masculine face à la prostituée qu’est pour l’homme toute femme. C’est la déification de la matrice qui l’a porté.
Mais — que personne ne se scandalise car nous sommes entre anarchistes et notre souci principal est de redonner aux choses leur vrai sens et de détruire tous les faux concepts aussi prestigieux qu’on les ait rendus — la mère comme valeur sociale n’est apparue qu’à partir du moment où elle était la manifestation d’un instinct ; instinct d’autant plus aigu que toute vie de la femme ne s’est déroulée qu’en fonction de lui durant des années ; mais instinct quand même ; c’est à peine s’il a atteint la catégorie de sentiment chez quelques femmes supérieures.
La femme par contre est l’individu, l’être pensant, l’entité supérieure. Par la mère, vous voulez exclure la femme quand vous pourriez avoir femme et mère, car la femme n’exclut jamais la mère.
En lui donnant la qualité de valeur passive, vous dédaignez la femme comme valeur déterminante dans la société. Vous dédaignez l’apport direct d’une femme intelligente pour un fils peut-être inepte. Je répète qu’il faut rendre aux choses leur vrai sens. Que les femmes soient femmes avant tout ; c’est seulement si elles sont femmes que vous aurez les mères dont vous avez besoin.
Ce qui m’attriste véritablement c’est que les compagnons qui se disent anarchistes, peut-être hallucinés par le principe scientifique sur lequel prétend s’appuyer le nouveau dogme, soient capables de l’alimenter. Face à eux un doute me vient à l’esprit : s’ils sont anarchistes, ils ne sont pas sincères, s’ils sont sincères ils ne sont pas anarchistes.
Dans la théorie de la différenciation, la femme est l’équivalent du travailleur. Pour un anarchiste, avant le travailleur il y a l’homme ; avant la mère, il doit y avoir la femme. (Je parle en termes génériques). Car pour un anarchiste avant tout et par-dessus tout il y a l’individu.

 V

Nous croyons, dans notre dernier article, avoir mené à bien le projet initial de ces travaux : montrer aux camarades l’angle nettement anarchiste sous lequel dorénavant devait être envisagée la propagande auprès de la femme.
Je ne suis pas sans ignorer les égratignures plus ou moins profondes — selon la psychologie et la culture de chacun — que mon travail peut avoir laissé sur l’épiderme des camarades de sexe contraire. Le compagnon M. R. Vazquez d’habitude si impartial, m’a donné le ton dans son article « Pour l’élévation de la femme » — article dont je parlerai la prochaine fois. Mais je le répète à nouveau, c’est seulement si nous sommes courageux que nous trouverons la vérité.
Bref, ce qui est intéressant c’est que nous ayons réussi, non seulement comme je te le disais plus haut, à placer le problème sur un terrain nettement anarchiste, mais aussi à l’actualiser ; ceci d’après ce que j’ai pu déduire des différents articles qui, dans ces mêmes colonnes ont fait allusion à mes travaux sur le sujet.
Puisque mon premier objectif est atteint, je pourrais considérer ma tâche comme terminée ; je n’en ferai rien : décidée comme je le suis — c’est une aspiration de longue date — à travailler sans répit pour obtenir l’incorporation définitive de la femme à notre mouvement. Je ne voudrais laisser passer aucune circonstance, aucun fait ou agissement, sans signaler dans quelle mesure cela peut être profitable ou dangereux pour la réalisation de nos buts en ce qui concerne la femme.
Deux manifestations — l’une discrète de M. R. Vazquez et l’autre très concrète de cette vaillante femme qu’est Maria Luisa Cobos — m’incitent aujourd’hui à traiter d’un problème qui actuellement passionne le monde : le problème sexuel ; c’est un problème si étroitement lié à ce dont nous sommes en train de nous occuper que l’on dirait que l’un est le fondement de l’autre. Sans problème sexuel, il n’y aurait pas, dans les sociétés, de problème féminin. Moi, je ne vais pas traiter du problème en soi — d’autres sont tout désignés pour le faire, et avec plus de compétence — mais de la façon de l’envisager qu’ont les jeunes camarades et comment cela peut se répercuter en bien ou en mal sur le travail d’attraction de la femme.
Se référant à la conduite que les compagnons devaient avoir face à la femme, le camarade Vazquez écrivit un jour : « Soyons capables de dominer la bête et, quand nous parlons de salaire, regardons la sœur comme nous regardons le frère ». Et Maria Luisa Cobos a dit aussi, comme pour préciser : « Il n’y a pas longtemps l’ont voulut former ici un groupe mixte et, — bien qu’il soit douloureux de le reconnaître —, cela n’a pas pu se réaliser parce que, dès le début, au lieu de l’orientateur apparut et s’introduisit le « Don Juan », ce qui fit que tout se désagrégea. » Tous deux ont touché du doigt une plaie qui me faisait souffrir depuis longtemps.

C’est lamentable, mais les campagnes en faveur d’une plus grande liberté sexuelle n’ont pas toujours été bien comprises par nos jeunes compagnons et bien souvent elles ont attiré à nos milieux grand nombre de jouvenceaux des deux sexes qui se souciaient bien peu de la question sexuelle et qui ne recherchaient qu’un terrain propice à leurs expériences amoureuses. Il y en a qui ont interprété la revendication de liberté sexuelle comme une invitation à l’excès et qui ne voient, dans chaque femme qui passe à leur côté, qu’un objet destiné à satisfaire leurs appétits.

Il n’y a pas longtemps le docteur Martí Ibañez [16] a dit : « J’estime que chez la jeunesse virile, le problème est mal interprété et que la question n’apparaîtra plus comme si délicate une fois qu’aura disparu l’erreur, origine des conséquences si pénibles, et qui a été de confondre ce qui est sexuel et ce qui est génital. »
En effet, fondée généralement sur quelques brochures, pas toujours écrites par des personnes compétentes, toute la culture sexuelle de nos jeunes se réduit à quelques rudiments de physiologie et le fond moral reste inaltéré. De là, le fait que parmi eux, la potentialité génitale soit encore la plus authentique preuve de virilité et qu’ils ignorent en échange comment elle peut être canalisée vers les activités d’une plus haute éthique. Pour eux, la liberté est le contraire du contrôle. Et rien de plus. Là s’arrête le problème. Et, en définitive, face à la femme ils continuent a réagir, en général, comme leurs ancêtres.
J’ai observé que, dans nos centres assez timidement fréquentés par la jeunesse féminine, les conversations entre les deux sexes tournent rarement autour d’un problème professionnel. A peine un jeune s’oppose-t-il à un individu du sexe opposé qu’apparaît comme par enchantement la question sexuelle et que la liberté d’aimer semble être le seul sujet de conversation. Et, face à cette attitude, J’ai vu deux types de réactions féminines. L’une est de se soumettre immédiatement à la suggestion ; chemin par lequel la femme ne tarde pas beaucoup à se réduire à l’état de jouet des caprices masculins et à s’éloigner complètement de toute inquiétude sociale. L’autre est celle de la déception ; celle par laquelle la femme qui apportait des inquiétudes supérieures et des aspirations plus hautes, s’en détourne, déçue, et finit par quitter nos milieux. Il n’y en a que quelques unes qui arrivent à se sauver : celles qui ont une personnalité marquée et qui ont appris à mesurer par elles-mêmes la valeur des choses.
En ce qui concerne la réaction des hommes, malgré leur pompeuse culture sexuelle, elle continue à être la même que jadis. Cela est mis en évidence lorsque, après plusieurs aventures amoureuses, ayant trouvé la femme qu’ils estiment pouvoir être leur compagne, les « Don Juan » se changent en « Othello » et la femme est enlevée au mouvement, quand ils ne disparaissent pas tous les deux.
Nous devons toujours avoir à l’esprit le cas que dénonçait Maria Luisa Cobos, et que j’ai retranscrit plus haut, quand nous essayons de former des groupes, des syndicats, etc…
Prétendre, sans aucune autre préparation culturelle et éthique, introduire sans crier gare nos jeunes filles dans le monde de la liberté amoureuse, c’est tout simplement un non sens. Alors que persistent encore dans leur esprit et dans leur psychologie les restes des préjugés que la société a accumulés en elle, les initier ainsi à la liberté sexuelle revient à briser maladroitement l’équilibre, faux ou véritable, de leur vie.
Cela vaudrait la peine de confier l’éducation sexuelle de nos jeunes à des conférenciers qualifiés en la matière qui leur signaleraient au passage les lectures efficientes ; étant donné qu’en ce domaine, on donne, à côté de livres et de brochures d’une grande utilité, une énorme quantité de littérature qui, plus que de solutionner le problème, ne fait que l’embrouiller.

En définitive, je considère que la solution au problème sexuel de la femme ne se trouve que dans la solution du problème économique. Dans la Révolution. Rien de plus. Le reste revient à changer de nom pour un même esclavage.

Lucia Sanchez Saornil .

[Brochure éditée par Ravage Editions en collaboration avec le groupe de lecture des Fleurs Arctiques à Paris, octobre 2017.]

Notes

[1La question féminine dans nos milieux, 1935, Lucía Sánchez Saornil, éditions Le Symbiote, Périgueux, brochure publiée sur infokiosques.net. Les prochaines citations sans référence bibliographique sont de cette brochure, dont nous rééditons ici les textes de Lucía Sánchez Saornil.

[2Un débat lancé en septembre 2017 à la bibliothèque Les Fleurs Arctiques à Paris. On pourra lire le texte d’invitation « La non-mixité en question : Être en lutte ou être lutte ? » en annexe de cette brochure.

[3Cf. « La question de la non-mixité dans l’auto-organisation dite radicale : au-delà du paradoxe », publié le 3 octobre 2017 sur Paris-luttes.info.

[4Et que l’on peut aisément moquer et rejeter en en faisant de façon insultante une sous-catégorie de « la gauche blanche » (tout en s’organisant avec des staliniens).

[5Mujeres Libres, des femmes libertaires en lutte, mémoire vive de femmes libertaires dans la Révolution espagnole, Sara Berenguer, Editions Los Solidarios-Le Monde libertaire, 2000.

[6Pour commencer, il est déjà possible de partir d’une « Chronologie (provisoire) du Black Panther Party et des principaux événements qui ont influencé ses activités aux Etats-Unis de 1966 à 1982 » publiée sur mondialisme.org, en se fiant à la démarche énoncée ici : « A l’heure où les politiques identitaires (identity politics) sont à la mode à l’extrême gauche marxiste et dans le mouvement anarchiste, il peut être utile d’en connaître les origines, en essayant d’écarter certains fantasmes et certains clichés fondés sur notre ignorance et le peu d’informations fiables disponibles en français. Les « Panthères noires » sont connues par leur uniforme (blouson noir, chemise bleue, béret, lunettes fumées et gants de cuir), leur coupe de cheveux « afro », leurs fusils et leurs martyrs, ainsi que leur idéologie mao-tiersmondiste assez datée et déjà très contestable il y a 50 ans. Plutôt que de nous fixer sur leur idéologie (assez documentée en français) nous aimerions évoquer leurs pratiques et notamment les « campagnes de survie » : petits déjeuners gratuits, distribution de vêtements et de chaussures, dépistage de la drépanocytose, centres de santé gratuits et écoles de la libération, accompagnement des personnes âgées, bus pour les familles de prisonniers. Il nous semble en effet, que au-delà des errements idéologiques et des dérives internes, les Black Panthers ont participé à un véritable mouvement social qui a laissé des traces dans les quartiers populaires afro-américains au-delà du folklore militariste qui fait encore l’admiration des gauchistes européens… » (extrait du texte d’appel à une « discussion autour du Black Panther Party » le 2 septembre 2017 à Toulon).

[7Citation du documentaire absolument lamentable de Tancrède Ramonet, Ni Dieu ni maître, Une histoire de l’anarchisme (sic), diffusé sur Arte le 11 avril 2017. A cette époque, il n’y avait pas pour les anarchistes de « cause noire » séparée du projet d’émancipation général, les IWW comprenaient des membres de toutes les origines sans différenciation. Beaucoup se plaisent aujourd’hui à récupérer Lucy Parsons, d’origine afro-américaine, indienne, mexicaine, femme et esclave affranchie. Or elle ne se réclama jamais de ces prétendues identités. On peut se souvenir par exemple, dans The negro, let him leave politics to the politican and prayers to the preacher, l’un des textes dans lesquels elle dénonça le racisme subi par les afro-américains, qu’elle s’adressait à « un noir » imaginaire sans ne jamais faire référence à sa couleur de peau. Certainement que les remerciements à la militante identitaire Rokhaya Diallo dans le générique de fin ne sont pas entièrement pour rien dans cette relecture identitaire de l’histoire de l’anarchisme.

[8Pourquoi pas encore la Société des citoyennes républicaines révolutionnaires (1789-1795), était-ce un groupe féministe « en non-mixité » ?

[9Un grand moment de « coordination des groupes anarchistes » (CGA) : « Puisque, comme l’affirmait E. Malatesta, l’anarchisme c’est lutter pour sa propre libération mais aussi savoir « combattre aux côtés des opprimés en leur laissant l’initiative de leur discours et de leurs actions ». Pour ce faire, la non-mixité peut-être un outil efficace entre les mains des femmes dans leur recherche d’autonomie et leur lutte contre l’oppression qui leur est faite. Irait-on reprocher à des ouvriers de s’auto-organiser sans inviter l’oppresseur ? Non. Il doit en être de même concernant les luttes des femmes : il n’est pas possible de négocier avec l’oppresseur tant qu’il le reste. Bien sûr, l’objectif de la non-mixité n’est pas le séparatisme, mais la déconstruction des classes de sexe, l’abolition des catégories « femme » et « homme » » (extrait de « Pour une révolution anarchafeministe », CGA).

[10Où l’on apprend, abasourdis, que « la critique du différencialisme que fait Lucía Sánchez Saornil dans ce passage préfigure celle qui sera faite des décennies plus tard par le féminisme matérialiste [de Delphy citée] contre les tendances essentialistes du mouvement » (p.7).

[11« La question de la non-mixité dans l’auto-organisation dite radicale : au-delà du paradoxe », publié le 3 octobre 2017 sur Paris-luttes.info.

[12Op. Cit. p.3

[13Op. Cit. p.7

[14Mariano Rodríguez Vázquez (1909-1939) dit « Marianet » était un militant anarchosyndicaliste d’origine gitane qui fut entre novembre 1936 et juin 1939 secrétaire régional de la CNT en Catalogne.

[15Lorenz Oken (1779-1851), naturaliste allemand.

[16Docteur Felix Martí Ibañez (1911-1972), était un militant anarchiste et un médecin qui collabora dans des revues littéraires et scientifiques (Estudios, Tiempos Nuevos, Ruta — organe des jeunesses libertaires) et beaucoup d’autres liées ou non au mouvement libertaire.