repris de Brèves du Désordre
« La méthode de l’attaque diffuse est une forme de lutte qui porte en soi un monde différent. Agir lorsque tous prêchent l’attente, lorsqu’on ne peut compter sur de nombreux soutiens, lorsqu’on ne sait pas par avance si on obtiendra des résultats – agir ainsi signifie déjà affirmer ce pour quoi on se bat : une société sans mesure. »
A couteaux tirés avec l’Existant, ses défenseurs et ses faux critiques, 1998
Lorsqu’on souhaite s’opposer de façon directe à un aspect particulier de la domination, on a souvent l’impression de se retrouver face à une montagne, sur laquelle il semble presque impossible d’avoir prise. Pourtant, si on abandonne le lieu commun confusionniste et complotiste que le monde serait dirigé par quelques humains planqués à droite à gauche dans des tours de bureaux surprotégées, et qu’on commence à l’analyser comme un rapport social fait de mille collaborations aux responsabilités bien concrètes, on se rend vite compte que chaque aspect de la domination est constitué d’une myriade d’hommes et de structures auxquels tout individu déterminé peut exprimer ce qu’il en pense.
Prenons par exemple la question de la machine à expulser et trier les migrants qui arrivent en brûlant les frontières ou qui survivent dans la « jungle » de Calais. Bien sûr, il y a d’évidence les flics qui tabassent, gazent, couvrent les fachos ou détruisent les campements. Mais lorsqu’ils ne sont pas en train de faire leur sale travail sur place, lorsqu’ils se reposent un peu plus loin en rigolant peut-être de leurs exploits du jour, lorsqu’ils se croient à l’abri des pierres des migrants qui ont pris l’habitude de ne plus se laisser faire pour forcer la frontière qui les sépare de l’Angleterre, ils se retrouvent bien quelque part, non ? Quelque part où il serait bien malveillant de les empêcher de reprendre leurs forces.
Bien sûr, il y a aussi ce camp de confinement et de triage installé depuis décembre, un camp de containers, un camp grillagé, vidéo-surveillé, gardé et à l’accès filtré par reconnaissance palmaire, un camp qui sert d’un côté à gérer une petit partie des réfugiés et surtout à justifier l’expulsion forcée des 3000 autres prévue ces jours-ci et à briser leur auto-organisation. Mais ce camp, il y a bien des entreprises et des associations qui l’ont monté et continuent plus que jamais à en assurer le bon fonctionnement quotidien pour le compte de l’Etat, non ?
Et puis aussi, il y a un autre aspect important de la domination que les ennemis de l’ordre ont parfois tendance à trop négliger. Un aspect qui se niche dans un autre espace que celui des flics ou des entreprises qui construisent les structures matérielles de l’oppression à laquelle on fait face. Un espace directement concerné bien qu’un peu plus discret, celui où sont transmises, reproduites, formées, théorisées et développées les connaissances, techniques et ingénieries de la domination dans chaque domaine : l’université et ses centres de recherche. Si cela est bien connu en matière de sciences appliquées pour l’industrie de l’armement, le nucléaire, la génétique ou les nouveaux matériaux, le rôle des prétendues « sciences sociales » semble toujours un peu à l’écart, alors que la collaboration entre le bras universitaire et le bras policier du pouvoir est structurelle et étroite dans tous les domaines. Aucun n’y échappe. Il n’est même pas étonnant que l’université, qui n’est autre que l’organisation institutionnelle de l’ignorance, puisse servir de vivier pour sa cousine où l’obéissance est érigée en art.
Comme les exemples ne manquent pas, on se contentera ici de quelques-uns à titre illustratif, ceux qui sont justement liés à la machine à trier, enfermer puis déporter. Ainsi, quand les flics doutent de la région d’origine des demandeurs d’asile ou des sans-papiers enfermés en centre de rétention, et lorsque les associations humanitaires qui servent de caution démocratique aux expulsions ne parviennent pas à faire cracher le morceau aux intéressés, à qui la préfecture fait-elle appel ? A une armée d’ethnologues et de linguistes, comme ceux qui se pressent ces derniers temps dans les Hotspots créés à Lesbos, Chios, Leros, Samos et Kos (Grèce) ou à Lampedusa et en Sicile (Italie), afin de trier les migrants entre « demandeurs d’asile » et « exilés économiques ». C’est d’ailleurs un mouvement de fond, puisque le site du ministère de l’Intérieur précise de son côté que sur les 500 agents de la DGSI recrutés pour 2015-2017, sont recherchés des civils spécialisés en sciences humaines comme la « psychologie, géopolitique, sociologie, traducteurs ».
Concrètement aussi, on apprenait de façon anodine en août dernier que 17 élèves de l’Institut national de langues orientales (Inalco) de Paris qui parlent couramment japonais, coréen ou chinois, effectuaient des stages dans les commissariats de la capitale pour lutter contre les vols à la tire de touristes asiatiques dans les beaux quartiers. Il y a quelques jours enfin, un journal local annonçait que le tribunal de Boulogne-sur-Mer venait d’embaucher 3 « assistants de justice » pour une période de deux ans afin d’étudier les « passeurs », et plus généralement de l’aider à lutter dans la région de Calais contre toute « aide à l’entrée et au séjour irrégulier ». Il s’agit d’étudiants en droit de niveau Master choisis dans le cadre d’un partenariat avec l’Université du Littoral (Centre Universitaire Saint Louis à Boulogne et Centre universitaire de la Citadelle à Dunkerque). Des étudiants plutôt que des juges ? Après quelques années à jouer les perroquets dociles du code pénal, la matière molle qui leur sert de cerveau sera on ne peut mieux employée, selon les dires du président du TGI : « réaliser des recherches et produire des synthèses à destination des magistrats » sur l’économie informelle des migrants et ceux qui sont parfois solidaires avec eux.
Alors, l’Université du Littoral, un rouage parmi tant d’autres de la machine à enfermer ? Certes, mais un rouage auquel chacun peut à sa manière adresser ses compliments.