Le pot-pourri d’Alain Lallemand
Le journaliste, le romancier et sa mise en garde
« Humains ! Vous n’avez qu’un ennemi. C’est le plus dépravé de tous. La tuberculose et la syphilis sont des fléaux terribles qui font souffrir l’homme. Mais il existe un fléau plus dévastateur que la peste qui ravage le corps et l’âme de l’homme, une épidémie incomparablement plus terrible, plus sournoise et plus pernicieuse : j’ai nommé la presse, cette catin publique. Toute révolution, toute libération de l’homme manque son but si on ne commence pas par anéantir sans pitié la presse. Tous les péchés seront remis à l’homme, mais le péché contre l’esprit ne lui sera jamais pardonné. Anéantissez la presse, chassez de la communauté des humains ces maquereaux à coups de fouet, et tous vos péchés vous seront remis, ceux que vous commettez et ceux que vous n’avez pas encore commis. Pas une réunion, pas une assemblée d’êtres humains ne doit se dérouler sans que retentisse la déflagration de votre cri : Anéantissez la presse ! »
Ret Marut, dans Der Ziegelbrenner, n° 15, 30 janvier 1919.
Difficile par les temps qui courent d’encore rencontrer un professionnel de la plume muni d’un minimum de perspicacité. Quand Alain Lallemand, « grand reporter » au Soir, dont il anime depuis des années notamment la section « Sécurité », se lève le matin et se regarde dans le miroir, il est sans doute convaincu du contraire. Lui, non, il n’est pas comme ses confrères qui sont devenus de simples perroquets du pouvoir. Lui, non, ses sources ne se limitent pas à un copier-coller entre les communiqués de presse officiels et les opinions glanées ici ou là sur les réseaux sociaux. Lui, non, il n’a pas abandonné toutes valeurs et toutes convictions.
Non, Alain Lallemand se regarde dans le miroir et se dit : Moi, je cherche à comprendre le monde, c’est pourquoi je lis l’économiste Piketty. Moi, j’entretiens des rapports avec le monde souterrain de la guerre sociale, c’est pourquoi je suis allé dans la jungle colombienne rencontrer… les FARC, ces narco-révolutionnaires. Moi, je déchiffre les colonnes de faits divers, depuis des années habillement gérés, déformés et généralement omis, dans le Soir comme dans tous les autres médias qui indiquent la présence active de révoltés et de révolutionnaires sur le sol belge. Alain Lallemand se croît certainement plus lucide que la majorité de ses confrères. Ce qui ne l’a pas empêché de signer plusieurs articles alarmants sur la « menace anarchiste » en Belgique ces dernières années, reproduisant fidèlement ce que les autorités attendent de tout journaliste s’aventurant sur ce terrain.
Il vient de sortir un nouveau roman, notre journaliste du Soir. L’idée lui serait venue en apprenant que cinq bombes artisanales avaient été retrouvées sur le chantier de la nouvelle prison de Marches en 2012. La question que cette tentative de sabotage a soulevé chez lui n’était, évidemment pas, de se demander pourquoi quelqu’un a voulu saboter l’élargissement de la capacité répressive de l’État, ou pourquoi les investissements dans la répression et l’enfermement vont bon train depuis des années, ou pourquoi il y a eu tant de mutineries dans les prisons belges, ou pourquoi la prison constitue l’arme par excellence de l’État pour gérer la conflictualité sociale, … Non, la question qu’il s’est posé, à l’instar des enquêteurs de la police fédérale et des services de renseignements, n’était pas le pourquoi, mais le qui. Il était le premier à pointer du doigt les anarchistes qui se battent contre la prison, les qualifiant de « particulièrement actifs sur le Net » – voilà pour ce qui est de ses « sources sur le terrain » (car on se doute bien qu’il ne s’aventure pas dans les quartiers de Bruxelles, où il n’est pas difficile de trouver les traces de l’agitation contre les prisons : journaux subversifs, affiches anarchistes, cercles de lutte contre l’État,…). Et outre la question du qui, ne pas oublier le quoi si… . Quoi si un ouvrier avait été blessé par ces bombes (car il est bien connu que les milliers d’accidents de travail, les mutilés dans les centres de production, les morts dans les usines et sur les chantiers ne sont évidemment pas dû au rythme effréné de l’exploitation capitaliste, ni à la production nocive et morbide de marchandises, mais bien plutôt aux attentats anarchistes qui visent les prolétaires) ? À notre « grand reporter » qui veut trouver des morts, des mutilés et des blessés, on lui conseillera d’aller voir surtout dans les prisons, dans les commissariats de la police belge et dans les territoires dévastés par le capitalisme empoisonneur. Mais bon, entre la réalité de la guerre sociale et la fiction d’un journaliste, universitaire de surcroît, le fossé ne peut qu’être énorme et infranchissable. Pourtant, il serait grand temps que quelque chose change : qu’on arrête de compter les millions de corps des opprimés, exploités et révoltés déchiquetés par les bombes des armées, empoisonnés par la production capitaliste, tués par la famine, noyés dans la Méditerranée, et qu’on commence à voir tomber quelques têtes responsables de ce monde morbide.
Mais alors, qu’est-ce qu’il veut ce journaliste ? Malgré ses déclarations (toujours faciles quand elles n’impliquent aucun engagement réel, aucune mise en jeu) sur sa préférence pour une jeunesse enragée plutôt que l’apathie généralisé, il n’hésite pas a nous avouer le but de son livre : mettre en garde contre la possibilité que des jeunes veuillent prendre les armes pour lutter contre l’oppression et l’exploitation, suggérer les voies pour désamorcer cette « escalade de la violence » qui s’annonce, ouvrir le dialogue avec les jeunes révoltés afin de « les comprendre ». En d’autres mots, récupérer et intégrer. Par la voie gauche, bien sûr, car Lallemand est profondément indigné par le fait que les richesses ne sont pas équitablement distribuées (la propriété privée et le capitalisme, cela vous rappelle encore quelque chose au-delà de vos lectures postmodernes ?). Il croit à la nécessité d’avoir un futur qui brûle dans les cœurs, mais en bon démocrate, il fera tout pour éviter que le monde nouveau que nous portons dans nos cœurs ne germe sur les ruines de l’ancien. Lallemand est un réformiste d’un genre devenu obsolète depuis quelques décennies, mais il partage avec les défenseurs du capitalisme et de l’État l’horreur des ruines, de l’attaque destructrice qui en finit avec les bavardages et qui comprend que l’avènement d’un monde nouveau, l’avènement de nouveaux rapports, libres et auto-détermines, doive passer par la destruction de toutes les structures qui nous oppriment, en assumant la nécessité de l’attaque contre ceux qui en sont responsables et ceux qui les défendent.
On peut être sûr que son livre, version romancée de la mise en garde contre la menace subversive, ne pourra pas faire ravaler la rage qui couve ni désamorcer l’explosion potentielle des contradictions sociales dans les méandres institutionnelles. Par contre, il réussira sans doute à rajouter une couche à la propagande terroriste de l’État et de ses chiens de garde. Lors d’une émission radio à propos de son livre, l’un de ses confrères du Vif sautait déjà dans le train en racontant tout et n’importe quoi au sujet d’une bombe incendiaire qui a explosée devant la maison de l’architecte principal de la maxi-prison. Il ne s’agit évidemment pas pour ce journaliste du Vif de prononcer le moindre mot sur la responsabilité personnelle et individuelle de l’architecte dans la construction de la nouvelle prison, ce nouveau lieu de souffrance et de torture, mais bien de débiter sur sa situation personnelle : il nous apprend que l’architecte est un père de famille. Combien de tortionnaires dans le monde avaient une famille ? Combien de policiers qui tabassent et tuent dans les commissariats sont mariés ? Combien de chefs d’entreprises qui exploitent férocement les ouvrières et ouvriers, de tous les âges, dans des camps de travail au Bangladesh, au Vietnam, en Inde, au Cambodge ont des enfants ? On ne mangera pas de ce pain-là.
Non seulement les services de police ont demandé et obtenu de la part de journalistes le silence absolu concernant les centaines de sabotages et d’attaques (au-delà de savoir si oui ou non elles sont l’œuvre d’anarchistes ou de révolutionnaires), ils l’ont aussi demandé et obtenu concernant tous les mouvements de révolte dans les prisons, les émeutes et les explosions de rage dans les quartiers. Cela s’appelle aujourd’hui peut-être « gestion des informations », en d’autres époques, on l’aurait tout simplement qualifié de censure et de manipulation. Mais ne nous comprenez pas de travers, pour nous anarchistes, les professionnels de la presse ont toujours fait partie de l’ordre établi, et les médias ont toujours fait partie des stratégies contre-insurrectionnelles, ici comme ailleurs. On ne se lamente donc pas : l’autisme des révoltés nous protégera quelque peu de toute la racaille journalistique, les incursions sociologiques, les chercheurs dont les rapports finaux servent avant tout la police et la gestion de l’ordre.
Prenons un exemple. Qu’a fait la presse devant la lutte contre la construction de la maxi-prison à Bruxelles ? Mise à part aller consulter de temps en temps l’opposition institutionnelle, elle n’a remué la sauce que lorsqu’il s’agissait de lancer un cri d’alarme pour les dizaines, ou centaines, d’actions directes de différentes formes qui ont eu lieu dans le cadre de cette lutte. Alors, nos journalistes titraient « Les anarchistes terrorisent la ville de Bruxelles ». Et un mois plus tard, la section anti-terrorisme est venue toquer à la porte de quelques anarchistes. Coordination parfaite, mais sans le résultat espéré : dans les quartiers, le rejet de la maxi-prison est resté très fort, le soutien à l’action directe pour empêcher sa construction reste vaste et la révolte ne se limite aucunement à la bataille d’une poignée d’anarchistes en duel avec l’État. Alors, retour au silence. Mieux vaut se taire qu’inciter malgré soi à davantage de lutte, davantage de prise de conscience, davantage de soutien à l’action directe. Et Lallemand dans tout ça ? Et bien, il suffit d’aller regarder (si vous avez bon estomac) les articles de sa main publiés dans Le Soir pour se faire une idée de sa démarche. Et comme nos estomacs sont déjà fort fragilisés par le dégoût que nous inspire ce monde, on se passera volontiers d’aller éplucher son dernier roman.
Lallemand ferait mieux d’en rester aux activités dans lesquelles il brille. La médiocre description de ces voyages vers une exotique guérilla qui a le malheur d’accueillir de gens de son allure. Ses vaines lamentations sur sa sphère privée menacée par la surveillance désormais généralisée. Son boulot pas trop exigeant de copier-coller les communiqués du Parquet et les tuyaux que lui file l’OCAM. En cherchant trop à faire mieux, il risquerait de prendre ses ambitions pour des réalités, et se persuader qu’il fait une incursion sérieuse dans ce qui restera toujours une jungle impénétrable pour lui et ses confrères : la lutte anarchiste et la révolte des opprimés.
Yourna Kass’ez-Ous
Bruxelles, 15 février 2016
[Repris de Indymedia Bruxelles, http://bxl.indymedia.org/spip.php?article10123]