repris sur la cavale contre la prison et son monde
Présentation du débat « Vers l’insurrection », 1 octobre 2015, Bruxelles
Lancer une lutte contre un aspect précis du pouvoir qui nous opprime, contre une structure répressive en construction comme la maxi-prison, c’est se poser la question de la destruction. Car elle est la seule manière pour mettre une croix définitive sur cette structure en question. Croire qu’un projet énorme tel que la maxi-prison peut être empêché par la voie douce des pétitions et des oppositions légalistes, c’est non seulement se tromper soi-même, mais aussi tromper tous les autres, tous les opprimés et exclus. Non, une telle lutte doit poser la question de l’insurrection : d’empêcher par la force et l’auto-organisation les progrès du pouvoir. Mais comment se poser cette question ? A l’aide de tentatives si pas similaires, en tout cas muées par une même volonté, du passé, le compagnon Alfredo M. Bonanno jettera quelque lumière sur cette question cruciale.
Transcription de la première intervention
Chaque fois que je commence à parler, je me demande : « et si je ne voudrais pas parler par exemple ? »
Le titre de ce débat est « Vers l’insurrection ». Je me suis demandé, qu’est-ce que cela signifie « vers l’insurrection ? » C’est-à-dire, vers l’insurrection ça peut signifier d’écrire, ou de parler quand même, ou indiquer, une direction, quelque chose qui bouge vers l’insurrection. Moi je ne sais pas qu’est-ce qui bouge vers l’insurrection.
Je sais qu’est ce que j’ai vécu, ce que j’ai vu, des événements qui peuvent sembler une insurrection en acte. Après je me suis aperçu que ce n’était pas une insurrection, c’était une simple émeute. Alors nous sommes en train de parler de quelque chose qui peut nous pousser vers une émeute, quelque chose qui se passe comme ça, tout de suite, pour une motive qu’on ne peut pas prévoir, dans la rue, sur les places, avec cent mille personnes qui descendent dans la rue, c’est de ça que nous sommes en train de parler ce soir ? Je ne crois pas. Pour moi ce n’est pas ça l’insurrection. Cent mille personnes qui descendent dans la rue, qui cassent la ville, qui cassent les magasins, qui dansent leur bal de guerre sur la marchandise – car on est contraire à la marchandise, nous les anarchistes – c’est ça l’insurrection ? Non.
L’insurrection, à part que je ne sais pas qu’est-ce que c’est, mais quand même, je peux envisager quelque chose qui peut ressembler à un projet insurrectionnel, c’est un mouvement. Un mouvement est fait essentiellement de projets, les projets sont fait de spécifications, de quelque chose qui regarde la réalité pour chercher de la prévoir, c’est-à-dire, pour chercher de comprendre comment peut se développer cette réalité de merde qu’on a devant nous. Qu’est-ce que nous pouvons attendre, qu’est-ce que ça peut être notre travail révolutionnaire pour faire bouger cette réalité vers l’insurrection. C’est là que le mot « insurrection » commence à avoir une signification pour moi. Mais ce n’est pas le cas que je suis dans la condition de faire bouger l’insurrection, je suis dans la condition de faire bouger, d’écrire, de réaliser un projet. Un projet est fait par des femmes et des hommes qui s’engagent, qui mettent leur vies dans le projet. Ce n’est pas seulement fait de bavardages, de mots, comme on est en train de faire ce soir. C’est fait d’idées.
Quand on parle de destruction, qu’est un mot horrible, j’ai peur de la destruction, parce que je suis pour la vie, pour la félicité, pour l’amour, mais en même temps je me demande, comment peut-on vivre dans une réalité comme celle-ci, comment peut-on être amoureux de quelqu’un dans une réalité qui produit seulement de la merde et qui nous oblige à vivre dans la merde ? Ce n’est pas possible. Alors je dis, c’est pour ça que je suis pour la destruction. Je ne suis pas pour la destruction tout court, je suis pour la destruction de cette réalité, pour construire une société différente. Quelqu’un peut me dire, mais toi, comment tu peux être sûr que la société de laquelle tu es en train de parler serait mieux de ce que toi viens de définir comme une société de merde. Je ne suis pas sûr, mes copains. Je suis sûr que je n’aime pas cette société, et que tous les projets que depuis quarante ans je suis en train de développer dans ma tête et aussi dans mes mains, avec d’autres copains, pour transformer – attention, transformer, pas modifier – sont des projets de destruction. Et ils seront aussi des projets de destruction dans une société nouvelle, différente, même si cette société s’appelle l’anarchie, parce que l’anarchie c’est un projet, c’est un processus de développement, ce n’est pas quelque chose d’établi car sinon il serait une nouvelle forme de répression, même si elle s’appelle anarchie. Parce que les anarchistes qui sont allés au pouvoir sont les pires répresseurs de l’histoire. C’est inutile qu’on parle de révolution anarchiste si on ne tient pas en compte que la révolution anarchiste est un processus, ce n’est pas un état établi. C’est de cela que je veux parler ce soir, « vers l’insurrection », je veux parler d’un projet.
Alors, le projet est fait de moyens, de connaissances, d’idées, d’échanges d’idées entre des copains, des capacités de comprendre l’autre et d’essayer de ne pas l’étouffer avec ses besoins. Car chacun de nous a le besoin de vivre, et nous approchons le copain et nous sommes en train de dire tout de suite ce que nous voulons, ce que nous voulons faire, ce que nous voulons que lui il fasse pour nous – il faut laisser à l’autre copain un espace pour s’épanouir et pour nous faire épanouir, dans le même temps. C’est ça qui s’appelle de « l’affinité ». C’est ça qui s’appelle « recherche de l’affinité ». Parce que tous les sujets dont nous serons en train de parler ce soir, dont on sera en condition de parler, j’espère, se basent sur le concept de l’affinité. Je ne veux pas construire un parti, je ne veux pas même construire un mouvement établi selon certaines règles, certaines projets, certaines programmes, même que ce soit le programme de Malatesta, c’est de la merde ce programme. Pourquoi est-ce que c’est de la merde – car Malatesta c’était un grand homme révolutionnaire ? Parce que c’est périmé, les temps ont changés, les choses que nous sommes en train de dire ce soir, elles ne seront plus valables dans les trente ans à venir. Parce que le temps c’est une chose terrible, il faut essayer de voir la réalité dans laquelle les mots que nous disons maintenant se placent.
Aucun programme, aucun projet établi une fois pour toutes, l’affinité c’est quelque chose qui doit être recherchée. Nous sommes des copains anarchistes, nous savons qu’est ce que c’est un groupe anarchiste. C’est fait de copains qui se rencontrent, plus ou moins dans un endroit, dans un endroit plus ou moins connu, plus ou moins grand ou petit, plus ou moins sale ou propre (je ne sais pas, normalement c’est sale). Ils s’y rencontrent, s’y parlent, se voient, se regardent, s’aiment, il y a de la haine aussi quelque fois, des incompréhensions. Mais se voir ensemble dans un groupe anarchiste, peut-on qualifier cela comme la recherche de l’affinité ? Non. Non, mes copains. Cela est un quid pro quo très connu, très répandu. L’affinité, c’est autre chose. C’est une recherche qui parte de l’individu singulier, qui doit bouger pour chercher ses camarades. Évidemment, le groupe anarchiste est en endroit – en théorie – privilégié. Je cherche dans le groupe anarchiste mes copains pour faire des choses, et je ne peux pas embrasser le premier copain qui vient ce soir et que je n’ai jamais vu dans ma vie, et lui proposer de faire ensemble un hold-up. Je serais fou si je faisais ça. Alors je dois essayer de construire avec lui une connaissance. Mais cette connaissance n’est pas une amitié, n’est pas un amour, n’est pas une connaissance fondée sur la culture, sur la capacité de comprendre l’histoire de notre vie, mes problèmes, mes besoins, mes désirs… non, ce n’est pas ça. C’est construire sur la connaissance spécifique de… – j’étais en train de penser au mot « physisité ». J’ai devant moi un homme, une femme, c’est un corps que j’ai devant moi, quelqu’un qui me parle, mais les mots ne me disent rien, quelqu’un qui a des petits gestes, des petites réactions. Je dois les mesures ces réactions, je dois enquêter sur cela, pour voir quel type il est, quelles capacités il a, et seulement après je commence à le connaître, j’ai une certaine fréquentation, j’ai des petites expériences avec lui, banales, quotidiennes si vous voulez, stupides. Comment peut-on dire, on mange ensemble par exemple, je vois comment il mange, qu’est-ce qu’il mange ce copain, s’il commence à me casser les couilles sur sa sélection de manger et tout cela, si pour lui c’est cela la première chose de sa vie, bon, ce n’est pas un bon affinitaire, je n’ai pas une affinité avec lui, ce n’est pas pour moi. Par exemple, pour nommer les choses, si j’ai devant moi un copain qui est végétarien et qui parle tout le temps de ses problèmes de bouffe, c’est une chose qui ne m’intéresse pas. Mais si lui commence à me parler de choses qu’on peut faire ensemble, comment trouver les instruments pour faire des choses ensemble – on se comprend quand j’utilise le mot général « chose » ? Évidemment, des choses qui cherchent à transformer la réalité que nous avons devant nous. Quelqu’un m’a dit dans le passé, « mais ce sont des petites choses, qu’est que tu veux transformer la réalité avec une petite chose, avec la recherche de petits instruments pour faire des choses ou seulement pour s’entraîner, une sorte de sport révolutionnaire » ? Je n’étais pas d’accord avec de telles affirmations. Stupides, selon moi. Parce que ce sont ces petites choses qui font voir la disponibilité, la capacité. Il est arrivé par exemple, de me retrouver avec des copains que je croyais connaître bien, en train d’étudier une action ensemble, quelle qu’elle soit, ne parlons pas de détails évidemment, de l’étudier dans tous les détails – eh, n’oubliez pas que nous sommes en train de parler de l’affinité. Alors, on a étudié tout ça, la table pleine de papiers, de choses, de mesures, les comptes-rendu des passages, d’aller voir et tout ça. Et après, arrivés devant devant la porte – car il était nécessaire de passer par là – le copain se bloque, il s’arrête devant la porte. Ce n’est pas sa faute, c’est ma faute. C’est-à-dire que c’est ma faute, parce qu’il faut passer, je ne peux pas passer tout seul, je dois passer avec lui. Si lui ne veut pas passer cette porte et s’il se bloque, c’est ma faute. C’est ma faute parce que je n’ai pas individué l’affinité avec lui. Je me suis trompé, c’est tout. Alors on cherche de résoudre le problème, d’une façon ou de l’autre, et on retourne en arrière.
Alors pour retourner à notre problème : l’affinité est la base pour chercher des copains avec lesquels je suis capable de développer mon projet révolutionnaire. Ce n’est pas une question de nombre. Ce n’est pas qu’il faut être cinquante copains. Évidemment, il n’y a pas un niveau suffisant pour dire, « bon, on est maintenant dans la condition de bouger et de faire quelque chose », parce qu’on est trois personnes et si nous étions deux, on ne peut rien faire, non. Même deux personnes, deux copains, même trois, quatre, ils sont un groupe d’affinité. Le groupe d’affinité doit participer à la vie du groupe anarchiste à l’intérieur duquel le groupe se trouve, il doit faire toutes le choses que fait le groupe anarchiste. Propagande révolutionnaire, discussions, débats, manifestations, tout ce que vous voulez, mais il doit aussi avoir la conscience d’être une petite chose différente et se donner les moyens pour l’action qu’il veut réaliser au présent ou à l’avenir, tout seul en tant que groupe d’affinité. Et essayer de comprendre qu’est-ce que cela peut être des relations avec d’autres groupes d’affinité qui se forment dans le même groupe anarchiste ou ailleurs dans un autre groupe, dans une autre ville, un autre pays ; et d’établir des relations de collaboration. Parce que certaines objectives ne peuvent être atteintes, avec le seul groupe de deux, trois copains. Pour certaines objectives il faut peut-être être quarante personnes, et alors il y a peut-être quatre, cinq, dix groupes d’affinité. Cette mécanique arithmétique qui peut être un peu dégueulasse vu de l’extérieur, est une chose essentielle pour voir comment ça marche le mécanisme d’un projet. C’est une chose qui doit avoir une base organisationnel. On ne peut pas le laisser à la spontanéité de chaque personne, de chaque copain. J’ai été toujours de l’avis qu’on n’a pas suffisamment réfléchi sur la difficulté de comprendre le concept de l’affinité. Parce qu’il y a toujours des quid pro quo qui reviennent, parce que les copains se demandent « mais pourquoi ça ne peut être fait ensemble avec tout le groupe anarchiste, pourquoi ? », « pourquoi on ne peut pas parler des choses à faire tous ensemble à l’intérieur d’un groupe, ou sinon encore pire, sur la place avec les gens et tout ça ? ». Non, selon moi il faut apprendre à établir des niveaux différents dans lesquels on est en train d’agir. D’une façon différente.
Aller vers l’insurrection signifie, ou je crois qu’il peut signifier, bouger vers une situation différente de celle dans laquelle on se retrouve. Mais bouger tout seul ? Bouger seulement à travers les groupes d’affinité ? Non, parce qu’à un certain moment le singulier groupe d’affinité finit par finir un travail autour de leur queue, il tourne en rond, et cela ne signifie rien. Par exemple, ils disposent de moyens qu’ils peuvent utiliser mais qui restent inutilisés. Ils ont des connaissances, des études de la réalité, des recherches. Et par réalité, j’entends aussi la topographie. La topographie. Par exemple dans ma vie je n’ai jamais connu un anarchiste qui sait lire une carte militaire. Ho, une carte militaire hein. C’est fait par l’armée. Et voilà qu’il se retrouve à la campagne et il ne sait pas lire la carte militaire, il confond un arbre pour un trou et il tombe dans le trou. Alors, mais ça ne suffit pas, car qu’est-ce que cela veut dire que je sais lire une carte militaire et je ne fais rien ? Alors, il y a la situation dans laquelle c’est le pouvoir qui nous donne un goût et qui nous propose un modèle répressif inacceptable pour nous – mettons de côté pour l’instant le concept des gens, il est inacceptable pour nous, pour les anarchistes, inacceptable. Mais ça peut aussi être que ce sont les anarchistes même qui cherchent un objectif à attaquer, pourquoi pas ? Par exemple ici il y a le projet répressif de la maxi-prison qu’ils veulent construire, c’est une proposition que l’État a fait contre la réalité pour la transformer à son bénéfice, évidemment, selon ses projets, et ça c’est une chose. Mais l’initiative peut aussi être pris par le groupe anarchiste, les groupes d’affinités coordonnées entre eux et tout ça, ça peut arriver aussi, non ? C’est-à-dire, l’étude de la réalité, on ne peut pas être « en attendant la répression », on peut prendre l’initiative. Évidemment, la chose change, change beaucoup, parce que quelqu’un m’a dit quelques fois « bon, il y a toujours des formes répressives, la simple existence de l’État est une action répressive, il est donc facile pour nous d’attaquer quoi que ce soit ». Je ne suis pas trop d’accord avec ça. Qu’est-ce que cela peut signifier d’attaquer le flic qui est en train de passer dans la rue, c’est une expression de l’État, c’est l’État qui marche devant moi. C’est une considération extrêmement compliquée de développement de la répression qui est en train de marcher dans un individu singulier, avec son uniforme et tout ça. Non, ça ne me plaît pas, ça me semble une petite chose, ça me semble une lâcheté, ça me semble un défaut d’analyse plus qu’une lâcheté. Ça me semble qu’on ne pouvait pas faire quelque chose qui est plus importante et on fait alors la chose plus petite, plus facile, plus à côté, à portée de main. Eh non, parce que le moment dont nous sommes en train de parler c’est l’analyse, c’est-à-dire le projet, et le projet doit avoir une certaine, comment dire, capacité de développer. Et dans le développement même du projet, on voit combien de choses on peut faire pour attaquer, avant ou à côté du moment sur lequel nous sommes attaqués. Nous sommes des anarchistes, notre ADN (excusez-moi ce mot), c’est l’attaque, ce n’est pas l’attente. Je regarde les organisations anarchistes traditionnelles que nous avons parfois définies comme des organisations de synthèse. Ce sont des organisations qui attendent, elles attendent de se développer, de devenir grandes, nombreuses. Par exemple la situation espagnole de 1936 s’est développée d’une façon terrible selon moi à cause de la quantité. Parce que si vous pensez à l’intérieur de la CNT il y avait un million deux cent mille inscrits qui poussaient sur l’organisation : « bon, faites quelque chose, non ? », « allez à diriger notre situation, on ne doit pas envoyer la direction dans les mains des quarante mille communistes présents, nous sommes un million deux cent mille. » Donc, alors, on va au gouvernement, on va à la guerre. La guerre traditionnelle, avec l’armée. Ce sont les anarchistes qui ont fait ces choses, ce ne sont pas les envoyés de la planète Mars, ce sont les anarchistes. Mais ce n’est pas eux, pauvres garçons, c’est la quantité. La quantité, c’est une chose positive, mais en même temps c’est une chose très négative. Parce qu’elle bloque la décision d’agir. En certains moments tu penses que le moment est venu, le moment que tu descends du trottoir et tu vas dans la rue, basta. Si tu attends d’être trois, trente ou trente millions, c’est fini.
Je vais raconter une petite histoire que j’ai vécu personnellement. Je suis sicilien, dans une petite ville de la Sicile, Castelverano, à côté de Palerme, il y a eu des copains anarchistes dans les années cinquante qui faisaient un travail anarcho-syndicaliste. Et à un certain moment ils sont devenus représentatifs dans la petite ville, c’étaient les élections municipales. Et les gens leur disaient, « allez bon, maintenant vous allez à la marie, comme ça vous réalisez ce que vous avez dit depuis trente ans ». « Ah non », répondent les copains, « nous sommes des anarchistes, nous ne votons pas ». Les gens se disaient qu’ils sont fous ces anarchistes. Pendant trente ans ils sont en train de dire qu’il faut changer les choses et au moment qu’ils peuvent changer les choses à la marie, ils ne veulent pas y aller. C’est ça la contradiction, vous voyez. Si tu fais un certain discours, un discours quantitatif, il peut arriver un moment où les gens sont d’accord avec toi, mais alors toi tu dois aller jusqu’au bout, car si tu ne vas pas jusqu’au bout tu es un con. On ne peut parler biologiquement, de quoi tu es en train de parler si tu es en train de parler de merde depuis ton commencement ?
Alors, retournons à notre discussion. Le projet, c’est quelque chose qui doit se développer à partir de l’affinité, mais s’il y a un projet de l’État, de la répression contre une certaine réalité – pourquoi je dis une certaine réalité, parce que le pouvoir a évidemment un projet répressif total qui regarde toute la réalité, mais à un certain moment on commence à voir des nuances qui touchent certains côtés, ou une certaine partie, par exemple la population d’un certain endroit, cela arrive toujours. Par exemple ici il y a la question de la maxi-prison, ça touche seulement une partie de la Belgique, cela ne touche pas toute la Belgique. Alors nous sommes devant une action répressive spécifique. L’État veut réaliser son projet répressif global, avec une action spécifique que touche une certaine partie du territoire, une certaine quantité de la population et tout ça. Les anarchistes, on peut évidemment s’organiser pour faire quelque chose pour empêcher ce projet. Ils doivent s’organiser tous seuls ou avec les gens. Cela est un grand problème, ce n’est pas facile à décider. Parce que, regardez, il y a des copains qui ne sont pas d’accord de faire des choses avec les gens. J’en connais beaucoup. Ils sont d’accord évidemment de faire de choses dans une situation de lutte spécifique, mais parallèlement. Parce qu’ils pensent que « bon, ce n’est pas possible faire devenir anarchiste deux cent cinquante mille personnes ». Et je suis d’accord, ce n’est pas possible ça. Mais est-cela la seule solution ? Rester en dehors ? Ou commencer à parler avec les gens ? Et après, on arrive à un des points essentiels de notre raisonnement, seulement parler ? Ou essayer de faire passer des idées organisationnelles caractéristiques de l’anarchisme, qui sont évidemment fondées sur l’attaque, sur l’auto-organisation ? Même ça ce n’est pas facile. Parce que notre discours, nous parlons avec les gens, notre discours convainque les gens, les gens se rendent compte de ce que ça signifie le bouleversement d’un tel projet du pouvoir qui peut arriver dans un quartier, qui peut détruire des quartiers, qui peut transformer la vie de cent mille personnes, et alors ils songent à faire quelque chose. Chacun de ces deux cent mille personnes a une tête. Une tête, c’est une organisation entière. Chacun a son idée. Chacun veut faire une chose différente de l’autre. C’est normal, l’homme est fait comme ça, on doit s’émerveiller pour cette chose, même nous qui sont dans cette pièce, nous sommes en train de parler de quoi ? De quelque chose qui est différente dans la tête de chacun, nous la voyons d’une façon différente, et c’est bien que ce soit ainsi.
Comment se peut réaliser alors que les gens peuvent s’organiser d’une façon anarchiste sans devenir anarchistes, sans entrer dans les groupes anarchistes, sans que les gens mêmes se rendent compte d’accepter le concept anarchiste ? Parce que si j’approche quelque et je dis « écoute, il faut attaque, ça c’est un concept anarchiste », le type me répond « ça ne m’intéresse pas, je suis d’accord avec toi sur l’attaque, mais ça ne m’intéresse pas de savoir s’il l’attaque est un concept anarchiste. » Si je parle avec quelqu’un d’une attaque qui se base sur la conflictualité, sur l’affrontement permanent, je dois lui dire tout ce que c’est l’affrontement permanent, je dois lui dire qu’il n’y pas d’échéances, qu’il n’y a pas de moments où on peut être content de ce qui est fait et c’est fini la lutte. Il y a une lutte qui continue dans le temps, sans s’arrêter. « Affrontement permanent, ça c’est un concept anarchiste. » Et le type me dit, « qu’est-ce que cela signifie, ça ne me dit rien que ce soit un concept anarchiste, pour moi c’est bien le concept, je veux le réaliser. » Ce dont nous sommes en train de parler, ce n’est pas un bavardage, c’est une chose importante parce qu’on arrive au concept d’une organisation des gens d’une façon anarchiste sans que les gens ils se rendent compte d’être en train de s’organiser d’une façon anarchiste. Parce que sinon nous sommes en train de construire un parti politique, c’est-à-dire, si nous allons parler avec les gens, pour nous faire comprendre il faut utiliser un langage symbolique, il faut utiliser des tracts très frappants, il faut utiliser des symboles, ou sinon il faut utiliser des idées. Dans le premier cas, nous sommes en train de construire un parti, ça n’a pas d’importance s’il est grand ou petit, ou s’appelle anarchiste ou autre chose, c’est toujours un parti. Dans le second cas, nous sommes en train de construire une organisation spontanée. Spontanée, même avec notre interprétation, notre présence, c’est spontanée, car nous essayons de faire passer des idées anarchistes chez les gens sans mettre le tampon dessus que c’est une chose anarchiste. Ce n’est pas une nouvelle chose qu’on est en train d’affronter là. Bakounine s’y est attelé il y a 150 ans. Nous devons comprendre que nous ne sommes pas des politiques, nous ne parlons pas un langage politique, mais en même temps, nous ne sommes pas non plus juste des gens qui marchent avec le cœur dans la main, non, nous sommes des gens qui raisonnent en même temps. Ça ne suffit pas l’enthousiasme, ça ne suffit pas d’avoir toute notre disponibilité et de se mettre en premier rang pour affronter toutes les risques, affronter les flics, faire des bagarres. Non, ça ne suffit pas. Il ne m’intéresse pas le copain qui fait les choses comme ça et après il est content de ça, il arrive en prison, se tourne de l’autre côté dans son lit et se met à dormir parce qu’il a fait son boulot. Non. En tout cas, dans une telle situation le boulot doit encore commencer. Il m’intéresse celui qui raisonne, qui cherche à utiliser sa capacité de comprendre, à utiliser sa tête. Alors il doit avoir une expérience, qui se fait dans le temps, évidemment, mais aussi dans la rue, une expérience et une culture révolutionnaire. J’ai une terrible expérience de beaucoup de copains qui me disent : « ça ne m’intéresse pas des bouquins, ça ne m’intéresse pas les livres, je n’ai rien à voir avec cette histoire de lire, il ne m’intéresse que l’agir. » Je ne suis pas d’accord. On ne peut pas agir si avant tu n’as pas compris, et pour comprendre tu dois faire des efforts. Tu dois lire les livres, tu dois étudier, mais, écoute, le livre que tu es en train d’étudier, ça peut devenir une excuse pour dormir, pour rester toujours avec les livres dans les mains. Mais à un certain moment, tu dois fermer les livres et dire « assez de livres ! ». « Assez de livres » ne signifie pas « pas de livres ».
Alors le projet. Le projet révolutionnaire naît à travers la culture, la connaissance, l’expérience, la capacité, le cœur aussi, de dire à un certain moment, « bon, assez ». Tout cela est un ensemble, pas facile à comprendre, pas facile à couper en morceaux et de se dire, « bon j’ai fait cette petite chose, la petite partie de mon boulot, je suis content, je ne veux pas faire autre chose », non. L’anarchiste est un homme complet, c’est une femme complète, il ne peut pas être défini en petits morceaux. Par exemple j’ai eu l’expérience que beaucoup de copains qui savent lire et écrire et qui connaissent l’histoire anarchiste et tout ça, mais qui ne savent pas conduire une voiture. Mais qu’est-ce cela a à voir avec mon discours la question de savoir conduire une voiture, ou une moto. Écoutez, selon moi il y a à voir. Et si quelqu’un dans cette pièce ne sait pas conduire une voiture, ce serait bien qu’il l’apprend. C’est la même chose que la carte militaire dont on parlait avant.
Alors, je crois que je n’ai pas parlé d’insurrection, comme toujours, cela m’arrive toujours, mais je cherche à finir cette longue bavardage. Disons que l’effort qu’il faut faire, selon moi, en particulier ici, dans la lutte que vous êtes en train de développer, de réaliser, c’est de donner une contribution directe, mais pas lourde, pas avec le drapeau anarchiste, à la construction de groupes que vous-mêmes avez appelés si je me rappelle bien, cercles de lutte, qui, laissés toutes seules, ne peuvent pas bouger vers une attaque contre votre objectif – c’est une proposition à la discussion. Par exemple, nous sommes restés deux ans et demie dans une ville en Sicile pour lutter contre la base militaire américaine, à Comiso, et nous avons développés une lutte durant deux ans et demie. Je n’avais pas compris dans cette lutte, qu’est-ce qu’il pouvait se développer lors de cette lutte. J’étais resté là deux ans et demie, essayant de construire des groupes d’affinité, des noyaux de base, nous avons attaqué la base, on a pris notre lot de coups, on est allé à l’hôpital, chacun a fait sa part, mais je n’avais pas compris une chose qu’elle [compagnonne présente dans la salle] avait compris : que notre projet avait la possibilité d’une insurrection. Pas locale, mais une insurrection généralisée. Pourquoi ne pas rêver un développement comme ça ? Pourquoi pas dans cette petite ville de la Sicile ne pouvait-t-il pas se développer après une autre lutte, ensuite dans une autre ville, ensuite en Italie, en Europe et dans le monde entier ? Une insurrection généralisée, pourquoi pas ? Eh bien, les anarchistes sont les seules personnes au monde qui peuvent rêver une énormité comme ça, propre à l’hôpital des fous.
Vers l’insurrection, si cela a une signification pour moi, c’est ça : partir d’une lutte spécifique, après laquelle on ne sait pas ce qui peut se passer. Normalement on va en prison, normalement. Mais on ne peut pas dire « non, ce n’est pas possible un développement comme ça », pourquoi pas ?
Alfredo M. Bonanno
[La longue discussion qui a suivi cette première intervention n’a pas été enregistrée à la demande des copines et copains présents.]