ARGENT, SEXE ET POUVOIR : A PROPOS D’UNE FAUSSE BIOGRAPHIE DE GUY DEBORD

15 janv. 2016 Par lechatetlasouris Blog : Le blog de lechatetlasouris

Il faut détruire tout vrai opposant dont il est nécessaire de salir la mémoire et prévenir toute éventuelle émulation. Il faut pousser tous les Walter Benjamin au suicide. « Debord Le Naufrageur » de Jean-Marie Apostolidès répond à cela. L’auteur, animé par ce que Spinoza appelait «les passions tristes», est en accord avec les temps néocons : c’est pour eux que ce livre a été écrit, pas pour durer.

Notre époque est la première dans l’histoire universelle qui prétend avoir seulement les ennemis qu’elle se fabrique elle-même, à sa mesure et pour son usage spectaculaire. Ce nouveau siècle, en projetant dans ces simulacres d’ennemis toutes ses propres infamies et cruautés particulières, il fait semblant de s’y opposer résolument : il feint même de les combattre avec les armes, aussi longtemps qu’il lui est nécessaire pour en convaincre les électeurs, pour enfin faire triompher ses « bonnes » qualités sur ces « ennemis », aussi méchants que faux, au visage de Ben Laden ou de l’Etat Islamique.

Pour n’avoir à combattre que les ennemis artificiels qu’il met en scène, notre monde doit s’appliquer aussi à faire disparaître et à détruire à jamais jusqu’à la mémoire de ses vrais et anciens ennemis déclarés, afin d’éviter au nouveau siècle tout risque de contage non désiré. L’état d’urgence permanent oblige : cet état d’urgence, déclaré contre la société, a la prétention de l’être contre ce nouvel ennemi obscur et indéterminé que le spectacle s’est lui-même façonné, le terrorisme artificiel. Il a été créé et mis en scène pour nous convaincre que les Etats combattent le « mal » pour notre « bien », et pour nous persuader que celui qui combat le « mal » absolu est donc déjà le « bien » absolu. Le Ministère de la Vérité surveille au jour le jour la « correction de l’histoire », qu’il s’agisse de celle du Bataclan ou d’autres, mises à jour chaque semaine avec plus de détails, sans se soucier d’éventuelles contradictions, car au lendemain on corrigera à nouveau.

Pour en finir avec tout résidu d’opposition réelle, il faut donc à la domination présente donner des exemples, brûler des sorcières, exécuter, même en effigie, tout ennemi différent de celui officiel, qu’on désigne au jour le jour. Il faut non seulement détruire tout vrai opposant, mais même tous ceux qu’avaient pu exister auparavant, dont il est nécessaire effacer, démolir ou salir la mémoire et le modèle. Il faut désespérer et abattre toute aspiration à la révolte et au changement chez les jeunes générations, étouffer les précédents et le souvenir même. Il faut prévenir toute éventuelle émulation. Il faut pousser tous les Walter Benjamin au suicide. Dresser des listes de proscription. Les vraies révoltes, ainsi que les vrais révoltés, doivent être anéantis à jamais, éliminés, censurés, calomniés, mis au pilori, face à la nécessité impérative de mettre en scène seulement les faux ennemis fétiche qu’on a bien voulu fabriquer.

C’est à cette nécessité incontournable et urgente que répond précisément le dernier travail de Jean-Marie Apostolidès, lequel vient de paraître chez Flammarion : un volume de plus que 500 pages, plus 90 de notes, presqu ‘un Kilo , 28 €, au titre Debord Le Naufrageur, dans une collection qui s’auto définit Grandes Biographies.

Il convient de dire tout de suite que ce livre, en plus d’être d’un ennui mortel, n’est pas une biographie, comme je vais le montrer, et que je ne lui ai accordé que trois heures de lecture – car on conviendra qu’il n’est pas nécessaire de boire 500 litres de vin pour décider s’il est bon ou mauvais, ou pour établir qu’il ne s’agit même pas de vin, comme c’est le cas.

La tâche que l’auteur nous déclare rondement s’être donnée, est celle de « Mettre au jour une image différente, ‘négative’, de Debord », pour après nous assurer orgueilleusement que ce « n’est pas une entreprise qui va de soi »[1].

Qu’elle « aille de soi » ou non, j’affirme que jamais n’a existé de vraie biographie qui se soit donnée pour tâche et pour but de mettre au jour une image « négative », ou « positive », de la vie de la personne dont il s’agit, celle ci étant la tâche de la propagande. Le négatif chez cet auteur n’a aucune noble connotation dialectique : pour lui négatif signifie vulgairement : infamant, moralement déshonorant. Aussi banal que cela. Voilà tout.

Une biographie est un travail d’archiviste, de philologue, d’érudit et d’historien, et elle n’est jamais un travail de supporter, qu’il soit favorable ou hostile. Ce n’est pas un match de football. Encore moins un travail de psychanalyste, toujours arbitraire. Depuis la Renaissance on avait établi les termes à l’aide desquels on présente l’histoire d’un homme : qu’a-t-il dit ? Qu’a-t-il fait ?[2]

Le prince des biographes modernes, Roberto Ridolfi, qui nous a laissé des chef d’œuvre définitifs sur la vie de Machiavel, Guicciardini et Savonarola, avait même établi que certainement « l’amour et les affinités aident à entendre… S’il devait être promulguée (espérons que non) une constitution de la république littéraire, elle devrait faire une obligation aux biographes de faire le portrait seulement d’hommes qui leur sont en partie similaires et congénères : on éviterait ainsi une quantité de livres mous, médiocres et faux ».[3]

Or, avec l’ouvrage d’Apostolidès, nous nous trouvons face au paradigme même d’un mauvais travail, « mou, médiocre et faux », et je précise : mauvais dans l’intention, mauvais dans la méthode et donc très mauvais dans le résultat.

Dans l’intention il est mauvais, car ce n’est point une biographie de Debord, mais bien un morceau prolixe de journalisme d’investigation contre Debord, où ne sont rapportés que des « témoignages » à charge, où on ne dit rien de son œuvre, de son art et de son temps, de son cinéma, de son courage, à son époque presque solitaire. Donc ce livre n’a aucune valeur pour les historiens, il n’est surtout pas un document. Et l’usage des documents fait par son auteur est parfaitement malhonnête, car il ne choisit que ce qui pourrait être à charge. Ici le vrai devient immédiatement un moment du faux, comme pour prouver une fois encore ce que Debord a dit à ceux qui savaient l’entendre. Sans parler de la lâcheté de s’essayer si maladroitement à assassiner un homme déjà mort. Les cadavres attirent, on le sait, les vautours. Et ce livre pue donc la mort. L’auteur est animé par ce que Spinoza appelait « les passions tristes », et en ceci il est parfaitement en accord avec les temps néocons qui courent, lesquels d’ailleurs semblent lui convenir parfaitement : c’est en fait pour eux que ce livre a été écrit, pas pour durer. Il sera vite oublié.

Dans la méthode le travail est très mauvais, car il juge d’une période passée avec les yeux et les « valeurs » d’aujourd’hui. Alors que le premier devoir d’un biographe est celui de se caler complètement dans le contexte historique, et de saisir les ressorts, les dynamiques et les problématiques conflictuelles qui ont poussé les protagonistes à l’action : par exemple je n’ai rien trouvé qui démontre la vaillance et la bravoure des situationnistes en général, et de Debord en particulier, qui ont été seuls, en leur temps, à combattre le spectacle dominant des mensonges opposés de gauche et de droite, de la « liberté » occidentale en même temps que celui de « l’égalité » orientale, alors qu’à cette époque tous les Apostolidès allaient à tour de rôle faire leur révérence au pape, à Lénine, à Trotsky, à Mao ou Castro.

Le travail d’archives ici est parfaitement abusif et tendancieux, celui philologique relève plutôt d’une enquête policière, l’érudition est partisane et courte, l’historiographie et l’honnêteté sont absentes.

Je n’aurais voulu parler ici que de l’œuvre, et pas de son auteur : mais il m’est impossible, car c’est son œuvre qui ne nous parle que de lui, de l’esprit, de l’intention et du but avec lesquels il a fait son travail, pendant dix ans, après quarante ans de lectures, nous assure-t-il.

Dans le résultat ce livre est donc très mauvais, car le personnage qui s’en dégage ne ressemble en rien à Debord, qu’on peut bien dire que j’ai bien connu. Cette prétendue biographie nous éclaire en fait bien plus sur les obsessions, les petitesses et les bassesses de son auteur lui-même que sur celles qu’il prétend découvrir chez Debord . Au delà il ne voit ni cherche rien, et en deçà on ne voit que sa lamentable malveillance, son ressentiment et son animosité bavarde. Laquelle lit mal, à travers les lunettes idéologiques, déformées et acritiques, de notre temps ignorant, les vicissitudes, le sens, les enjeux et les valeurs de l’époque en question, valeurs que d’autre part nous refusions. C’est bien anti historique que de juger à la lumière sinistre du « politically correct » ou de la « gender theory » le siècle précédent, ou la position radicalement conflictuelle qui nous animait. Si Apostolidès lisait la riche correspondance de Machiavel, où il est lourdement question de femmes et de pédérastes, de pédophiles et de prostituées, etc., de la vie telle quelle en fait, il serait bien scandalisé, et il écrirait un gros tome pour nous avertir que Machiavel n’était pas « un grand homme ». On le laisse volontiers à ses opinions adipeuses et poisseuses, mais elles ne nous instruisent que sur lui-même.

Il faut donner à César ce qui est à César, et à Brutus ce qui est à Brutus : il faut reconnaître que sans la théorie du spectacle élaborée par Debord ce monde resterait parfaitement incompréhensible et incertain, comme ceux qui le dominent voudraient qu’il soit, et comme il le reste effectivement pour Apostolidès. Mais non pour ceux qui y portent des responsabilités lourdes militaires ou économiques. Si un chef d’Etat Major ne comprend pas vite qui se cache derrière l’Etat Islamique, cela a des conséquences plus lourdes que si c’est un professeur d’Université à se tromper. Et pour le comprendre il est utile, voire essentiel, de connaître la théorie du spectacle. Après cinquante ans, la théorie du spectacle reste la Pierre de Rosette indispensable à décoder les hiéroglyphes du monde actuel. Mais cela dépasse les intérêts du professeur.

La Société du Spectacle est l’un des trois livres du XXème siècle, avec 1984 de George Orwell et Brave New World d’Aldous Huxley, qui reste essentiel à la compréhension du XXIème.

A propos de choses qui intéressent le professeur, par contre, il y a dans ce livre des falsifications factuelles qui sautent aux yeux : par exemple c’est tout à fait faux que Debord ait jamais violé sa sœur : ils s’aimaient et basta, voilà le crime ! Et alors ? La poussière et les toiles d’araignée qui enveloppent la tête et l’âme obsédée de l’auteur, l’emprisonnent dans un moralisme hypocrite et dans une malhonnêteté politiquement correcte qui s’éparpillent tout au long du livre. Je ne compte pas, car je ne les ai pas toutes repérées, mais j’en ai assez vues, toutes les falsifications, erreurs factuelles, d’herméneutique, et même de dates, ni le grand arbitraire interprétatif, imprégné de la sauce psychanalytique dans laquelle l’auteur mouille son discours ennuyeux, répétitif, fautif, assaisonné du déodorant pseudo neutre de recherche universitaire.

Cette soi-disant biographie nous renseigne en fait principalement sur ce que le mythographe conteur trouve notable en Debord, et justement il ne nous parle que des vétilles utiles à démontrer sa thèse préconçue. Toute la pensée, l’œuvre et l’action de Debord, et des groupes qu’il a animé, aussi bien que le contexte historique général dans lequel et contre lequel on agissait, tout cela disparaît complètement. Il ignore jusqu’au Scandale de Strasbourg et son influence cruciale dans le déclenchement de Mai ’68. La lutte, et ses enjeux, son sérieux, sont absents de ce livre. L’auteur ignore aussi parfaitement le rayonnement et les suites des théories et pratiques situationnistes : la première œuvre de street art et de guérilla art fut notre installation de la statue de Charles Fourier, Place Clichy, en 1969 ; il ignore les créations de situations magnifiquement réussies des Yesmen ; le groupes russes de Voina et des Pussy Riot, qui faisaient référence à Debord et aux situationnistes, le groupe tchèque de Stohoven, Banksy, la Kommunikation guerilla, les Hacktivistes et mille autres variations, que je ne cite pas ici, de la mise en pratique de cet héritage. Sans compter le rayonnement dans certaines formes de détournement et de luttes de classes et de sabotage pratiquées dans les usines, en Italie et ailleurs. Voilà en quoi l’I.S. fut une avant-garde. Tout cela, pour le professeur, n’existe pas : où est-elle son érudition ?

Enfin, d’après l’auteur, tout ce qu’a fait Debord c’est parce qu’il n’a pas eu de présence virile, à cause de la perte du père, auquel se confronter : ce qui l’a empêché, d’après lui, de devenir un homme. Il est toujours resté immature, il n’est jamais sorti de l’enfance. Voilà tout, et voilà la thèse centrale du livre. A ce compte là Debord se trouve orphelin en bonne compagnie, entre autres avec Nietzsche, Platon, Aristote, Schopenhauer, Rimbaud, Baudelaire, Dostoïevski, Swift et moi même, si parva licet componere magnis : Leopardi en rajoutait encore, observant que « lorsque, parcourant les vies des hommes illustres, on s’arrête à ceux qui ne doivent ce titre qu’à leurs actes et non à leurs écrits, il est bien difficile de trouver un personnage doté d’une vraie grandeur qui n’ait été privé dans son enfance de la présence du père »[4].

A maintes reprises Hegel s’est moqué royalement de ce qu’il appelle « la mesquinerie psychologique » ou « le pédantisme psychologique, cette soi-disant considération psychologique qui sait expliquer toutes les actions » : « la vue psychologique de l’histoire, qui s’entend à diminuer et à dégrader la grandeur des actes des individus… Elle méconnaît l’aspect substantiel des individus. C’est le point de vue des valets de chambre psychologiques, pour qui il n’y a pas de héros, non parce que ceux-ci ne soient pas des héros, mais parce que ceux-là ne sont que des valets de chambre ». Et encore : «Quel instituteur d’école n’a pas démontré, à propos d’Alexandre le Grand et de Jules César, qu’ils agirent poussées par les passions, et que à cause de cela ils furent des hommes immoraux ? D’où il s’ensuit que lui, l’instituteur d’école, est un homme meilleur que ceux-là… Les personnages historiques servis dans l’historiographie par des tels valets de chambres psychologiques, en sortent mal : ils en sont nivelés, et posés sur le même plan de moralité ; voire quelques degrés plus bas que ces subtils connaisseurs d’hommes. » « Cette conscience jugeante est donc à son tour basse… En outre, elle est hypocrisie… »[5].

Il est ici à noter que le même auteur s’était déjà produit en un livre élogieux, quoique fautif, au titre Les Tombeaux de Guy Debord, dès 1999.

Le parcours obligé de ces petits esprits, invariablement intellectuels, est toujours le même – il est pour ainsi dire écrit dans leur DNA, et il est facile à percer à jour. Il fonctionne ainsi : 1) ils commencent par la célébration et l’adulation éhontée ; 2) ils se fabriquent un roi mythologique ; 3) ils essayent de se placer dans sa cour ou à sa suite ; 4) à la fin, lorsque le risque diminue, ils veulent tuer leur roi, mettent en fonction leur guillotine et ils commettent le régicide, pour effacer leurs bassesses et leur ignominie de courtisans ou de parasites. Avec Debord ce fut de même. Il est significatif aujourd’hui le silence des apologistes d’hier : où se sont-ils cachés ? Ça leur a suffi d’un Apostolidès pour la leur boucler et les faire fondre comme neige au soleil ? Voici, finalement, un avantage qui nous vient de ce livre. Mieux vaut leur disparition silencieuse que leur bruit précédent. Il est vrai que le vent a changé : le temps de la Terreur a commencé. Et celui de la lâcheté, pour eux, ne finira jamais.

Ainsi qu’on l’a déjà noté, dans le livre dont il s’agit sont parfaitement absentes les grandes aventures, les passions et les amitiés fortes, la générosité virile, les persécutions, le mépris des risques, l’art, le jeu, la poésie, les aléas courus, le courage, l’invention, la création, le divertissement et la fantaisie. Bref, tout ce qui manque au professeur dans sa vie, manque aussi dans son livre, comme il est normal. Voilà une preuve de plus que cet ouvrage est une projection, un portrait de l’auteur, de ses problèmes avec les femmes, l’argent et le pouvoir, de ses multiples humiliations et rancunes, de son petit désir de revanche, et il n’est donc en rien le portrait de Debord. Cet auteur se scandalise en notant que Gérard Lebovici et moi même, outre bien sûr Michèle Bernstein, ayons soutenu financièrement Debord : d’après lui Debord nous aurait arnaqués. Sa petitesse l’empêche de concevoir des raisons plus hautes : à ce compte là il pourrait accuser tous les grands artistes d’avoir escroqué tous leurs mécènes. Il ne considère pas que ces grands ont donné à l’humanité infiniment plus qu’ils n’ont pris, et que c’est l’humanité entière à être en dette avec eux. La seule vraie escroquerie concrète que je vois ici c’est bien ce livre d’Apostolidès.

Puisque l’auteur nous fait la grâce de ne jamais nous cacher, en aucune page de son livre, son intention de dénigrer – seul moment dans lequel je reconnais qu’il est rigoureux et sincère –, il réduit tout ce qu’il touche à la vulgarité, et cela encore nous en dit long sur lui-même : n’importe où que l’on regarde dans cet ouvrage, on ne voit que des choses profondément sordides, mesquines, obscènes. Henry Miller avait percé à jour ce type d’esprit : « l’obscénité n’existe que dans l’esprit qui la déteste et la rejette sur les autres »[6].

Il n’y a donc pour l’auteur que des questions d’argent, de sexe et de pouvoir les trois grandes questions qui l’obsèdent, ainsi qu’elles obsèdent nos contemporains parce qu’ils en sont privés.

A notre époque ces choses existaient, bien sûr, mais elles n’étaient pas séparées de la vie, comme actuellement. On les vivait directement. Et Debord disait qu’on ne peut admettre d’autre problème d’argent en dehors de son éventuel manque. Il y avait solidarité et on se secourait : autre chose inconcevable pour ce professeur. Lequel est si obsédé qu’il nous considère comme des violeurs de filles, puisque, étant donné qu’on était les monstres qu’il peint, quelle autre manière aurions nous eu pour en séduire tant ? Bizarre qu’aucune ne s’en soit plainte : ont-elles toutes attendu patiemment que le professeur justicier leur rende justice ?

Ce professeur, s’il devait parler de l’Odyssée, n’y verrait que des poux sur la tête d’Ulysse : car il ne voit pas les choses de dimension supérieure à la sienne, et il réduit tout à sa mesure. Je crois qu’un tel professeur, s’il pouvait, il voudrait à lui seul ruiner la réputation de Stanford : il démontre en fait ici tout son cynisme destructeur de tout ce qu’il avait autrefois respecté : il semble affligé par un complexe de Thersite. En nous rappelant toujours là où il enseigne – comme si cela était une autorisation et un laissez-passer pour tous ses abus – il ne se fait pas de scrupules à traîner dans son cupio dissolvi aussi l’Université qui lui donne à manger. Son cynisme ne s’embarrasse pas non plus de tromper son public et ses étudiants : si c’était en son pouvoir il aurait voulu tromper toute la postérité, de laquelle il s’attend aveuglément la gloire, sinon pour le reste, au moins pour ce livre. Voilà un vrai naufrageur.

Comme s’il écrivait sur Wikipédia, le professeur rajoute, avec pédantisme et de façon pointilleuse, des notes avec les références, pour donner un semblant de sérieux à son portrait arbitraire et à ses vomissements acides. Mais ses notes ne lui servent qu’à démontrer fallacieusement ses hypothèses abusives, et tout le reste lui échappe. Avec des références soigneusement choisies, on le sait, on peut démontrer tout et le contraire de tout, et rendre le faux vraisemblable. Il semblerait que le but de l’auteur soit le renversement de l’ancienne règle : « Omnes homines honorare ». Il paraît comme poussé par une force irrésistible à déshonorer tous ceux, et ce, dont il parle à bâtons rompus, pour les salir de sa langue infecte. Croit-il de s’élever en essayant d’abaisser les autres ? Là aussi, il échoue, parce que la fable qu’il nous raconte ne nous parle que de lui et de son malheur.

Il s’agit en fait d’un livre proprement pornographique, d’une pornographie pas chère, digne d’une revue à sensations, mais d’une pornographie qui n’aurait pas de place dans ma collection d’art érotique, qui pourtant contient aussi pas mal de pièces de très belle pornographie. C’est un livre fabriqué dans l’esprit morbide d’une page de Facebook : voilà sa « modernité ». Avec son œil de valet, il regarde à travers le trou de la serrure de la maison des maîtres. Mes archives de Yale deviennent, pour ce nouveau Erostrate, rien de plus que l’un des trous de la serrure à travers lequel regarder, avec un œil de policier, car il n’y voit que ce qu’il y cherche, tout le reste lui échappe, et ce qu’il cherche n’a rien à voir avec la liberté, la critique, la lutte, ni la poésie, ni rien d’autre que sa petite furie infamante.

J’avais déjà eu occasion de citer ce même Apostolidès, dans une lettre à Mustapha Khayati du 10 décembre 2012, depuis publiée sur internet par d’autres. Voici :

« …Parmi ces apologistes [de Debord] on trouve de vraies perles, par exemple dans un certain Apostolidès, lequel, dans la furie de me faire disparaître, touche des sommets philologiques jamais atteints même par le KGB : pour achever la

« démonstration » que Censor n’est pas Sanguinetti, mais bien Debord, après avoir établi que la version française est plus « élégante » que l’italienne (!?), il nous enlève tout doute avec la savante leçon suivante : « On remarquera les affinités entre les deux noms, Censor et Debord : ils possèdent chacun deux syllabes, des voyelles identiques et un même nombre de lettres ».

L’ « affinité » pour laquelle j’avais choisi le pseudonyme de Censor est par contre celle avec Bancor, la devise supranationale inventée par Keynes, mais aussi nom de plume du gouverneur de la Banque d’Italie à l’époque, Guido Carli. On est bien loin de la furieuse finesse démonstrative d’un Apostolidès, orphelin malheureux du pape Pie XII, de Mao et de Lénine qui ne démontre que sa recherche spasmodique d’un culte spectaculaire de la personnalité. »

Et j’ajoutais :

« Cette première vague d’ « historiens » improvisés s’est allègrement brûlée et sacrifiée sur l’autel de la louange courtisane, laquelle – ainsi que Guy se plaisait à rappeler, citant Swift – est la fille du pouvoir en place. S’il avait eu vent de ces tombeaux, je crois qu’il aurait plutôt conclu, avec Schopenhauer : ‘Que d’ici peu les vers rongent mon corps, c’est une pensée que je peux tolérer, mais que les professeurs le fassent avec ma philosophie, cela me fait horreur’».

Ces gens-là ont beau enseigner dans une Université renommée, ils sont incapables de concevoir une vraie, rigoureuse et sérieuse analyse historico-critique : pour eux il n’y a que la louange courtisane ou le lâche outrage. Ce professeur restera en tout cas un exemple lumineux de tout ce qu’un chercheur honnête et rigoureux devrait éviter, exemple concret s’il en fut, à indiquer à tout étudiant, de la réunion malheureuse de ces deux malhonnêtetés s’étalant ici sans honte, dans une pièce de chronique policière, qui voudrait se déguiser en œuvre d’histoire. On peut se demander aussi ce qu’est devenue, avec des tels professeurs, l’Université aujourd’hui ? Une sale affaire comme tant d’autres, pour obliger les étudiants à s’endetter et les rendre esclaves et soumis dès le commencement de leur vie adulte. Ou, aux Etats Unis, à s’engager dans l’armée pour pouvoir payer leurs études.

Ce livre est un travail qui manque irrémédiablement de conviction et de force, donc d’énergie et de fraîcheur. Il ressemble plutôt à un travail salarié, sur commission, un essai raté de mettre Guy Debord et tout un mouvement au pilori, chose bien différente d’une loyale, légitime et honnête critique. Cela me rassure en tout cas, car il signifie que les situationnistes, malgré tous leurs défauts, continuent à être un exemple d’insoumission et un cauchemar qui trouble encore le sommeil d’une époque bien successive à la leur, qui ne supporte plus d’avoir d’autres ennemis que ceux qu’elle se fabrique.

Ce qui est regrettable, car j’aime la loi du contrapasso de Dante, c’est que ce professeur est trop insignifiant pour que la postérité s’occupe de lui, mais si jamais il trouvait un biographe, je lui souhaiterai qu’il soit tout simplement honnête, pour nous raconter toute la médiocrité et le dérisoire de son sujet d’étude. Mais qui s’intéresserait à une telle biographie ? Comme dit Virgile à Dante (Enfer, III, 47-51), à propos des Esprits mous et lâches,

« … leur vie aveugle est si basse

que tout autre sort leur fait envie.

Le monde ne laisse pas de renommée pour eux,

miséricorde et justice les méprisent :

ne parlons pas d’eux, mais regarde et passe. [7]»

Par un soucis d’équité, je reconnais enfin, tout de même, avoir apprécié dans ce livre une petite note où l’auteur regrette que je lui aie refusé la permission de publier mes photos, ce qui est vrai, et je m’en réjouis, car j’aurais honte d’être remercié par un tel homme dans une telle œuvre.

J’y vois par contre des remerciements complètement abusifs et perfides adressés par l’auteur à quelques amis à moi qui n’ont en rien cautionné, ni aidé, l’auteur de cet ouvrage, et n’en sont en rien responsables. Cela démontre encore une fois la désinvolture de l’auteur à tromper sans scrupules son public par tous les moyens.

Il y a quarante ans précis, Debord m’avait indiqué avec amusement ce passage des Mémoires d’Outre-Tombe, lequel reste très actuel : « Il y a des temps dans lesquels il faut dépenser le mépris avec économie, à cause du grand nombre de nécessiteux. »

Cela en guise de justification de ma parcimonie ici.

Prague, le 31 Décembre 2015

Gianfranco Sanguinetti

[1]http://next.liberation.fr/livres/2015/12/23/guy-debord-n-a-pas-ete-capable-d-appliquer-dans-sa-vie-les-principes-qu-il-revendiquait-en-theorie_1422482

[2] Cf. Francesco Guicciardini, Benedetto Varchi, Giorgio Vasari, Ludovico Ariosto et cent autres.

[3] Roberto Ridolfi, Vita di Francesco Guicciardini, Belardetti, Rome 1960.

[4] Giacomo Leopardi, Pensées, II, Allia, Paris, 1992.

[5] G.W.F. Hegel, Philosophie du Droit, § 124 ; Phénomenologie de l’Esprit, II, C, 2, c, III, p.195 trad. Jean Hyppolite ; La Raison dans l’Histoire, trad. par K. Papaioannou, chap. II, p. 127 ; Lezioni sulla Filosofia della Storia, I, II, 2, d, pp. 94-95. La Nuova Italia, Firenze, 1972.

[6] Henry Miller, Obscenity and the Law of Reflection, 1945.

[7] Traduction de Jacqueline Risset.