Récit d’un défilé visant à se réapproprier la rue par l’action directe
Tribune de Genève, 20.12.2015, 17h42
Le but de la manifestation était d’occuper la rue de manière forte. Les casseurs ont pris le dessus, les dégâts sont considérables. Le monde culturel genevois condamne.
Sur les affiches et flyers, le lieu du rendez-vous : une « Sauvage », ce samedi, à 22 h, dans le parc des Cropettes. Concert ? Rassemblement ? Manifestation ? Les trois à la fois, assortis d’un mot d’ordre non signé : « Nous prenons la rue car elle se passe volontiers des subventions qui servent maintenant à faire chanter les lieux de culture alternative. » Les participants sont nombreux à venir au rendez-vous. Les premiers ont amené de la musique, les suivants arrivent en bande organisée avec du matériel pour repeindre la ville. Ils ont le visage masqué, leur propre service d’ordre et la présence des photographes n’est pas tolérée dans leur périmètre.
Les tracts distribués sur l’herbe récapitulent les « conseils utiles à connaître en cas d’arrestation ». Une bonne cinquantaine de participants déboulent avec leur tenue et panoplie émeutières. Ni contrôle ni fouille aux abords du parc. Les gendarmes étaient plus zélés, une semaine plus tôt, au départ du picoulet des collégiens…
« On est vénère »
Malgré la sono embarquée, l’ambiance n’a rien de particulièrement festif. On pose la question : « Vous êtes qui ? » Réponse : « Des gens en colère ! » Elle se lit sur la banderole : « Culture de lutte, Maudet culbute. » Elle se voit dans la démarche, déterminée et frondeuse. A 22 h 30, les manifestants se mettent en mouvement. Ils sont près de 500 à descendre vers la gare en empruntant le passage des Alpes. Les tagueurs ont sorti bombes et pochoirs. Ils se chauffent sur les murs, avant de s’attaquer aux enseignes de Cornavin. En quelques minutes, la façade est relookée à hauteur d’homme et le mobilier urbain marqué au spray. Comme les caméras de vidéosurveillance, méthodiquement neutralisées par des individus doués pour l’escalade. Les écrans, dans les salles de contrôle, virent au noir.
Les slogans ne cherchent pas la rime. « On est vénère », cela se lit à chaque coin de rue. Une odeur de peinture fraîche permet de suivre la manif qui avance sans se retourner. Les déprédations montent d’un cran à l’approche de Bel-Air. On cible les banques, les bijouteries, les commerces de luxe ; les vitres blindées sont négociées au marteau. La Corraterie en prend pour son grade, les alarmes effraction se déclenchent en plusieurs endroits.
Nulle présence policière jusque-là. Tout au plus un fourgon de gendarmerie à l’entrée des Rues-Basses, deux autres au bas de la Treille. Les accès à la Vieille-Ville sont barrés. Pas le parvis du musée Rath, investi par une brève performance d’artistes ; encore moins les marches du Grand Théâtre. En moins de deux minutes, la façade de l’opéra change de couleur. Des projections de peinture en grande quantité. Souillures XXL. Le résultat est spectaculaire.
Les meneurs cherchent la confrontation
On approche de minuit. Les manifestants ont investi Plainpalais, remontent l’avenue du Mail jusqu’à la rue de l’Ecole-de-Médecine. Du monde partout. Et une détermination qui ne fléchit pas au moment de redescendre le boulevard Carl-Vogt en direction de l’Hôtel de Police. La vitrine d’un magasin spécialisé dans la vente de matériel de sécurité ne résiste pas aux coups. Les présentoirs sont dépouillés de leurs accessoires, des mains se servent dans la coutellerie et un mannequin est démembré sur le trottoir.
En tête, les meneurs cherchent la confrontation. Ils la trouvent : les forces de l’ordre font barrage devant la Maison de quartier de la Jonction. Ils ont sorti leur canon à eau antiémeute. Les ultras vont au contact, jettent des projectiles, certains inflammables, avant de battre en retraite en se repliant sur l’avenue Sainte-Clotilde. La manif commence à s’essouffler. Elle signe ses derniers tags colériques sur les murs de la rue des Bains, brise une ultime enseigne, traverse la place des Volontaires et retourne aux Cropettes. Les plus actifs se débarrassent de leurs survêtements en les brûlant sur la passerelle des Lavandières ou en les jetant dans le Rhône. Ils respectent les conseils écrits d’avant manif : « Surtout, n’abandonne pas tes affaires n’importe où. La police genevoise adore les prélèvements d’empreintes et d’ADN. »
Les traces restantes seront surtout pour les vitriers et les assureurs. Pendant 90 minutes et sans temps mort, 500 personnes, majoritairement pacifistes, ont exprimé leur mécontentement social et culturel. « C’est la réponse nocturne à l’arrogance des politiques », lâche une participante qui soutient la cause à défaut de défendre le passage à l’action directe d’une cinquantaine d’entre eux.
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Une manifestation sauvage dégénère et crée le malaise
TDG, 20.12.2015, 21h43
Parmi les 500 participants, une cinquantaine ont commis de nombreuses déprédations. La police est accusée d’avoir sous-estimé l’événement.
Genève craignait un acte terroriste. Le chaos est venu samedi soir d’une frange d’extrémistes suisses anarchistes et anticapitalistes animés par le désir de défier l’Etat. Leurs tags ont souillé une multitude de façades. Les banques n’ont pas seulement été visées. Les déprédations les plus spectaculaires concernent le Grand Théâtre, dont l’entrée a été maculée de peinture. Une vingtaine de vitrines ont été brisées, dont celle du commerce du député MCG Eric Stauffer, malmené sur place. Ces débordements vont coûter cher, et pas seulement en termes financiers. Beaucoup de questions se posent.
Qui se cache derrière cette action ?
Tout est parti d’un rassemblement sauvage, annoncé depuis au moins une semaine sur le site Internet Renversé, organisé dans le but de défendre la culture alternative. Par qui ? Mystère. L’Usine, haut lieu genevois de la culture alternative, engagée dans un combat contre l’Etat pour défendre sa singularité, conteste toute implication (lire ci-contre). Le mouvement La Culture lutte affirme de son côté dans un communiqué que son nom a été utilisé à tort par des manifestants. Il condamne d’ailleurs les déprédations. Le rendez-vous s’est transformé en manifestation à laquelle une cinquantaine de personnes vêtues de noir, masquées, se sont mêlées, prêtes à en découdre avec la police. Leurs propos et leurs écrits sur les murs laissent penser que certaines venaient de Suisse alémanique.
Que visaient les perturbateurs ?
Des messages anticapitalistes, antiriches, antipoliciers, anti-Maudet (ministre de la Sécurité et de l’Economie), bref anti-système ont maculé les façades. Le Grand Théâtre, symbole d’une culture traditionnelle, en a pris pour son grade. Le magasin d’e-cigarettes du député MCG Eric Stauffer, peu tendre avec l’Usine, visé à moult reprises ces derniers mois, a cette fois été carrément saccagé et pillé. « Quand j’ai vu les images en direct des casseurs, grâce à un système d’alarme, j’ai appelé le 117 et on m’a dit qu’on n’enverrait pas de patrouille ! Alors j’ai voulu aller sur place. On m’a répondu : faites comme vous voulez. Puis on m’a rappelé pour me décourager d’y aller, raconte Eric Stauffer. Je m’y suis rendu. Je me suis tout à coup retrouvé entouré de plus d’une centaine de personnes. Trois policiers présents sont repartis. J’ai dû faire face seul à cette situation pendant une vingtaine de minutes. Je ne pouvais pas partir. J’ai pris des projectiles. J’ai vu une personne près de moi tomber à terre et se faire frapper. J’ai chopé un manifestant que j’ai couché sur le trottoir. » Il a fallu que la brigade d’intervention accoure pour l’extraire des lieux.
Encore choqué, le député, qui compte déposer une plainte, critique à tout-va. Il dénonce le manque de réactivité de la police et la faiblesse de Pierre Maudet face à l’Usine, qu’il considère comme responsable de ces débordements.
La police a-t-elle agi correctement ?
Genève a déjà connu des nuits agitées laissant des traces. Mais cette action coup-de-poing tombe mal. Elle survient alors que toutes les forces de l’ordre sont sur les dents, mobilisées face à une menace terroriste plus prégnante depuis le 9 décembre. A-t-on alors sous-estimé l’impact de ce rassemblement sauvage ? « J’attends les explications de la police sur les circonstances de ce débordement inadmissible », a réagi hier matin Pierre Maudet sur notre site Internet, « furieux et scandalisé par ce saccage ». La cheffe de la police Monica Bonfanti affirme que ses troupes n’ont pas été débordées. Et elle défend la doctrine d’engagement en matière de maintien de l’ordre, propre à toutes les polices suisses.
Quel est le bilan humain et matériel ?
Le bilan n’est pas définitif. Pour l’heure, deux policiers ont été légèrement blessés. Y aurait-il eu d’autres victimes, comme le suggère Eric Stauffer ? Pas de confirmation officielle à ce stade de la part de la police. Celle-ci fera le compte ces prochains jours du nombre de plaintes déposées notamment pour déprédations. « Aux dernières estimations, une vingtaine de vitrines ont été cassées », indique en tout cas le porte-parole de la police, Jean-Philippe Brandt. « Les dégâts n’ont pas encore pu être chiffrés, mais ils se montent à plusieurs dizaines de milliers de francs. »
Le dégât d’image pour le canton, lui, ne se calcule pas. Quant aux conséquences politiques de cette affaire, elles risquent d’être lourdes.