Ces dernières années, plusieurs épisodes répressifs sur le territoire espagnol sont notamment venus toucher des milieux antagonistes, antifascistes, libertaires, anarchistes… Des opérations policières ont été lancées, parfois à grands renforts de propagande médiatique, il y a eu des arrestations, des compagnon-nes ont été et sont encore incarcéré-es, des procès se sont déroulés, des condamnations sont tombées…
Tout ceci n’a rien de très surprenant. La répression policière, médiatique et judiciaire fait partie de l’arsenal de l’Etat qu’il dégaine régulièrement contre celles et ceux qui le remettent en cause, dans sa totalité ou dans certains de ses aspects. Depuis quelque temps déjà, différents gouvernements affirment en outre clairement leur volonté d’en finir avec toute contestation ne rentrant pas dans des cadres légaux qu’ils ne cessent de durcir.
La solidarité qui a pu s’exprimer et se développer face à ces différents coups du pouvoir, si elle a indéniablement fait chaud au cœur, n’est pas non plus étonnante en tant que telle : elle constitue, avec l’action directe, une des armes de celles et ceux qui font le pari de l’auto-organisation pour engager le conflit.
Non, la surprise est plutôt occasionnée par des démarches lourdes en conséquences et littéralement aberrantes venant des rangs de milieux dits « radicaux » et donc supposés vouloir prendre les problèmes à la racine : les demandes de grâce suite à une ou plusieurs condamnations.
Pour parler très concrètement, demander à être gracié-e, c’est solliciter le pardon du vainqueur ; cela revient en l’occurrence à faire appel à la mansuétude du pouvoir (sous sa forme judiciaire, gouvernementale, royale …) et par conséquent de ceux-là mêmes qui nous combattent et à qui, d’une manière ou d’une autre, on s’oppose.
Il ne nous intéresse guère ici de rentrer dans les détails administratifs de la procédure en question. Etouffer ce qui relève avant tout de choix politiques sous des monceaux de termes et de formulaires bureaucratiques ne s’inscrit que trop bien dans la manière dont le système entend nous faire fonctionner et revient essentiellement à noyer le poisson.
Nous laisserons aussi volontairement de côté l’argument fallacieux qui invoque des décisions personnelles pour les faire échapper à toute critique. Il ne s’agit évidemment pas pour nous de nier le caractère individuel des choix, contrairement à des milieux inconditionnels du « tout collectif » pour lesquels certains actes font l’objet de méfiance et de critiques du seul fait d’être portés de manière individuelle. Pour notre part, –et aussi parce que nous prenons en compte la dimension individuelle des positions et des actions en toute occasion et pas seulement comme une opportunité pour nous retrancher derrière elle– nous ne voyons pas pourquoi il faudrait avaliser par le silence des démarches que nous considérons comme nocives pour tout ce qu’elles supposent et signifient.
Du reste, les demandes de grâce dont il est question ont fait suite à des appels à la solidarité (généralement sous forme de « campagnes ») lancés sur un mode antagonique avant, pendant et y compris après les procès, appels repris par une bonne part des dits milieux, et ne concernent donc pas les seules personnes condamnées.
Ces campagnes prétendant généralement à établir ou à prolonger un rapport de force élaboré dans la lutte, on comprend d’autant moins comment elles peuvent se solder par ce genre de démarches, pour le moins incohérentes avec les buts affirmés précédemment.
Un premier élément d’explication pourrait résider dans la notion même de ce qui est appelé « rapport de force » et de ses objectifs. En effet, si seul compte un résultat à très court terme et qu’il importe uniquement de faire en sorte que des personnes n’entrent pas en prison, on peut imaginer que tous les moyens sont bons pour y parvenir et passer sans trop se poser de question –et soit dit en passant sans non plus aucune garantie que cela « fonctionne »– des manifestations de rue contre la répression de l’Etat aux tentatives d’en dealer les effets avec lui.
Par contre, si le rapport de force est conçu dans une perspective plus ample, c’est alors la continuité d’une attitude conflictuelle vis-à-vis du pouvoir, ainsi que de certaines propositions et méthodes de lutte qui sont en jeu individuellement et socialement.
Appeler par exemple à empêcher que se tienne une session parlementaire, non pas par des pétitions ou des recours juridiques, mais par une intervention directe implique au minimum une remise en cause du jeu normal de la démocratie parlementaire. Par un bel effet de contagion cela pourrait aussi avoir un impact social qui dépasse la situation initiale. Défendre et mettre en pratique le fait d’agir directement contre ce qui nous oppresse, c’est entre autre raviver le refus– fruit d’idées antiautoritaires et de l’expérience historique– des institutions et de la délégation, c’est encourager la volonté de reprendre les rênes de sa vie en main, de décider en propre ce qu’on combat, pourquoi et comment.
En face, l’Etat perçoit tout à fait le danger que peut représenter ce potentiel pour l’ensemble de son organisation sociale. Il va donc chercher par tous les moyens à en finir à la fois avec le conflit ponctuel et avec toutes les possibilités qu’il peut ouvrir.
Dans son arsenal, il y a pour commencer la répression policière et judiciaire qui peuvent s’abattre de différentes manières : aussi bien en tapant dans le tas – à coups de matraques, de flashballs, à balles réelles si nécessaire– qu’en venant frapper chez quelques-un-es, y compris a posteriori. Le tout est destiné à semer la peur et à faire des exemples aux yeux de toutes et tous. Mais on oublie trop souvent qu’une des autres armes, toute démocratique, dont il dispose est celle de la récupération politique. Une des stratégies bien connue pour faire rentrer la contestation dans ses carcans consiste à tenter de séparer les « bons opposant-es », susceptibles de s’intégrer dans son jeu, des « mauvais » déterminé-es à poursuivre le conflit. Ramener l’antagonisme social sur le terrain de la négociation, satisfaire quelques revendications, inciter à la dissociation voire à la délation face aux contenus et aux méthodes plus offensifs sont des manières assez classiques d’isoler ces derniers pour mieux les écraser.
Si l’on veut parler de rapport de force dans le cas de répression d’une lutte, celui-ci dépasse donc largement les personnes concernées en premier lieu, tout comme l’arrêt ou la poursuite du combat au moment où l’Etat décide de siffler la fin de la partie a des incidences au-delà des individus qui y participent directement.
Il revient donc à celles et ceux qui engagent l’affrontement d’être prêt-es à répondre à ces obstacles d’une manière qui, loin de le nier, en soit le prolongement. En faisant fi de cette continuité dans la conflictualité, les recours en grâce vont tout simplement dans le sens inverse.
A ce propos, il est nécessaire d’évoquer un autre facteur qui traverse l’ensemble de la société, milieux « radicaux » compris : l’esprit démocrate et citoyen. Vouloir prendre les problèmes sociaux à la racine implique sans aucun doute la critique de la représentation et de la délégation, fondements de la démocratie, au travers de l’auto-organisation et de l’action directe. Cela signifie aussi cesser de considérer l’Etat et tous ses représentants, institutionnels et para-institutionnels, comme d’éventuels interlocuteurs qui en fin de compte pourraient faire figure d’arbitre dans un conflit dont ils sont pourtant partie prenante –et de façon non négligeable. Refuser le dialogue avec ceux qui nous oppressent n’est pas une posture, c’est l’affirmation en acte de la continuation du conflit irréductible entre les puissants et les dépossédés. Cela a notamment pour conséquence de se débarrasser de toute illusion vis-à-vis de la gauche, qui a toujours été le fossoyeur des luttes réelles, sans même parler des tentatives de bouleversement social.
Dans ce cadre, les recours en grâce, comme d’autres pratiques équivoques, ne font qu’ajouter à la confusion et participent à plein à réhabiliter ces adversaires de poids. Quelle que soit sa décision, l’Etat en sort gagnant : donner le « coup de grâce » en la refusant lui donne l’occasion d’exhiber son inflexibilité jusque face à la reddition à ses exigences ; l’accorder lui permet de redorer son blason –dans toute bonne société reposant sur des principes religieux, quoi de plus magnanime que de pardonner à ceux qui l’ont offensé, mais toujours à ses conditions ? Dans les deux cas, il se verra conforté dans le rôle de médiation des rapports sociaux que trop de monde lui octroie déjà.
Il en va de même pour la gauche. On ne peut ignorer que ses partis, syndicats et associations ont régulièrement besoin de se refaire une légitimité soi-disant contestataire, régulièrement entamée par leurs crapuleries de gestionnaires du pouvoir. Faire appel à eux pour appuyer des demandes de grâce ne peut que contribuer à les remettre en avant comme des alliés potentiels au lieu de les traiter comme les ennemis qu’ils sont en réalité. C’est le retour de la politique comme mode de gestion du conflit.
Ce faisant, on contribue à enterrer les propositions d’auto-organisation et de lutte sans médiations et à repousser aux calendes grecques les perspectives qu’elles peuvent ouvrir. Ce ne seraient alors plus des propositions valables pour aujourd’hui, dans la vie que nous menons ici et maintenant, mais justes bonnes pour un monde idéal projeté dans un avenir lointain. Si au contraire il s’agit de propositions réelles, cohérentes et sérieuses –dans le sens où elles correspondent le mieux à la transformation des rapports sociaux existants et où elles préfigurent le futur auquel nous aspirons–, comment leur validité pourrait-elle être remise en cause dès lors que le vent tourne ?
Au même titre que la manière de lutter, celle de faire face à la répression est à la fois individuelle et collective et certainement pas séparée du contexte social dans lequel elle s’inscrit.
Si enfermer des opposant-es acharné-es, parfois pour des décennies, permet à l’Etat de les châtier et de écarter physiquement du combat dans la rue, cela ne lui suffit encore pas. Un des buts de ces punitions exemplaires réside incontestablement dans la fonction de menace adressée à toutes celles et ceux qui voudraient continuer à se battre. Le pas suivant consiste à obtenir d’otages dont il a fait des exemples un aveu de repentir ou tout au moins la reconnaissance qu’ils ou elles se seraient trompé-es dans leur chemin de lutte. On voit bien tout le profit que l’Etat peut tirer à la fois de la dépersonnalisation d’individus qui se sont affrontés à lui et du fait de pouvoir présenter publiquement le renoncement à des convictions qui seraient révolues. Le reniement par certain-es de leurs aspirations et de leurs perspectives –notamment révolutionnaires– ou de méthodes qui remettent en cause l’ordre établi vise et contribue à tirer un trait définitif sur leur raison d’être et ainsi à mieux les faire disparaitre, de la mémoire comme du présent. A les enterrer comme les symboles d’une parenthèse obsolète qui ne viendra plus hanter l’horizon verrouillé de l’Etat et du Capital.
Refuser cet odieux chantage, l’« offre » concernant généralement des années de prison en moins, n’est pas –comme aimeraient le faire croire les tenants du réalisme de la raison d’Etat ou les pseudo tacticiens de haut vol– l’apanage de quelques fous furieux aspirant au martyre. Cela relève aussi bien de la nécessité de maintenir son intégrité individuelle face à la volonté d’écrasement total d’un pouvoir qui exige que nous renoncions jusqu’à ce que nous sommes, que de la lucidité quant aux enjeux de l’ensemble de ce processus.
Les demandes de grâce ne se font pas indépendamment de ces enjeux. Alors que l’Etat durcit encore ses lois –dont celle sur la sécurité citoyenne et le code pénal il y a peu–, alors qu’en même temps il promeut la perpétuité et incarcère jusque pour des amendes impayées, alors qu’il tente de paralyser par la peur toute expression de révolte, alors que son administration, y compris carcérale, exige toujours plus la soumission du plus grand nombre, il est impossible d’ignorer que l’octroi d’une grâce ne pourrait être que l’exception venant confirmer et renforcer la règle. Cette exception n’est pas gratuite ; non seulement l’Etat s’appuie sur les garanties plus ou moins explicites –notamment de « vie normale et insérée »– qui lui sont fournies, mais la grâce s’inscrit aussi de fait dans une logique de pacification sociale, pour le maintien du statu quo.
En définitive, présenter le recours en grâce comme « un moyen comme un autre » sans grande conséquence relève soit d’une bonne dose de mauvaise foi ou de l’aveuglement (volontaire ?) sur la réalité de la guerre sociale en cours.
Ce monde repose vraiment sur la domination et sur la répression généralisée. Tous les jours, des années de prison s’abattent pour toutes sortes de délits –notamment liés à la propriété– et il faudrait faire comme si la lutte contre le système ou certains de ses aspects pouvait y échapper, et à n’importe quel prix ?
Ce rapport à la répression révèle au minimum le fossé qui existe entre les prétentions de milieux se voulant radicaux et leur manière d’affronter la réalité. Si nous parlons de l’affronter, c’est bien qu’il ne s’agit pas de l’accepter. Il faut donc s’entendre sur les chemins qui sont praticables et sur ceux qui ne le sont pas, notamment parce qu’ils ont un coût beaucoup plus élevé que la prison même. C’est pour cela qu’il est indispensable d’affiner les analyses, de partager les réflexions, d’imaginer des pratiques et des manières autonomes du pouvoir capables d’apporter des réponses en continuant à mener le conflit.
En partant du principe qu’une bataille engagée, individuellement ou collectivement, dans le champ social ne le quitte pas quand elle réprimée, on pourrait se demander comment porter le fer contre les aspects répressifs dans et par la lutte elle-même. Si l’on considère qu’elle ne s’arrête pas nécessairement une fois franchies les portes des prisons, la question pourrait être celle de son articulation à l’intérieur et à l’extérieur des murs. Le fait de poursuivre l’antagonisme en dépit des coups du pouvoir peut sans doute contribuer, aujourd’hui comme hier, à en assumer les conséquences carcérales –souvent malheureusement inévitables– sans sentiment d’abandon, ni comme un sacrifice ou une parenthèse séparée, mais plutôt comme un des épisodes d’un parcours de lutte.
Le recul généralisé des liens de solidarité est produit par les mécanismes actuels du pouvoir, eux-mêmes alimentés par nombre de capitulations face à lui. Mais déduire de ce constat cruel que la seule « solution raisonnable » serait d’accompagner ce mouvement de recul en acceptant et en renforçant le jeu de dupes de l’Etat ne ferait que creuser un peu plus la tombe de nos idées acrates et des pratiques qui en découlent. Le fait que des principes et des méthodes d’action soient toujours plus minoritaires (ce qui reste à démontrer) leur ôterait-il leur justesse et signifierait-il qu’il faille y renoncer ? Nous pensons au contraire qu’il s’agit plus que jamais de contribuer, en les mettant en pratique, à les étendre et à les diffuser.
Comme l’action directe, la solidarité dans une perspective antiautoritaire est un enjeu crucial, pour les temps présents et à venir. Cette solidarité ne peut se concentrer sur le seul fait répressif particulier, mais signifie surtout continuer à porter, en mots et en actes, des idées et des pratiques subversives dans lesquelles nous ne sommes certainement pas les seul-es à nous reconnaitre. Cela pourrait être un point de départ pour propager cet ensemble au sein de la conflictualité sociale.
Vue sous cet angle, la question de la solidarité ne peut être résolue en nouant des alliances politiques contre nature et totalement contre productives pour la remise en cause des rapports existants. Et pas plus en réclamant l’attention d’une illusoire « opinion publique » forcément spectatrice. La question serait plutôt de chercher des complicités fructueuses dans l’espace ouvert par une continuité de luttes sans médiation. Insérer la question de la solidarité dans des perspectives propres est un des bagages du combat contre la domination. Préserver cette continuité ne signifie pas vouloir la garder jalousement dans un entre soi pour s’en enorgueillir, mais permet en revanche de la porter en tant que proposition pour transformer la réalité au lieu de s’y adapter.
Si le rapport à la répression policière et judiciaire ne constitue qu’une partie de la lutte, il est malheureusement souvent aussi révélateur d’ambigüités et de manques de perspectives plus profonds. Mettre au clair nos idées, les pourquoi et les comment des combats que nous voulons mener, des luttes et des méthodes que nous proposons (avec toutes leurs implications) est donc plus que jamais nécessaire. Banale question des fins et des moyens en somme, urgente à se poser dans tous les moments de l’affrontement contre le pouvoir.
Des anarchistes
Octobre 2015
[Traduit de l’espagnol de Contrainfo, 20 octubre 2015 ]
source Brèves du désordre