L’Effet dièse

lu et recopiésur brève du désordre
“Les téléphones intelligents nous offrent l’opportunité de comprendre comment la vie normale modèle le cerveau des gens communs. La technologie digitale que nous utilisons au quotidien modèle le processus sensoriel dans le cerveau à une échelle qui nous a surpris. »
Article sur une étude de l’Université et de l’École Polytechnique Fédérale de Zurich (Suisse) sur l’effet de l’utilisation de dispositifs tactiles sur notre cerveau. (La Vanguardia, 20 janvier 2015)

Le slogan « yo también soy anarquista » [moi aussi, je suis anarchiste] a été repris à de nombreuses reprises. Deux de ces occasions, il y a peu, nous ont poussé à quelques réflexions : la première a concerné la lutte dans le quartier de Gamonal à Burgos [en janvier et novembre 2014], où ce slogan a été lancé par des habitants en réponse aux tentatives de la mairie de séparer, de faire s’affronter et de diviser une fois de plus les gens du quartier ; la seconde a suivi l’arrestation des personnes accusées dans le cadre de l’opération Pandora, lorsque ce mot d’ordre s’est mis à rebondir à toute vitesse de portable en portable, précédé d’un signe dièse : « #Moi aussi je suis anarchiste » (1) !
Dans le premier cas, il s’agissait d’une réponse ponctuelle et forte contre la violence de l’État, venant de ceux qui ne croient plus aux stratagèmes de ce dernier, fruit du travail collectif entre des compagnon-nes et des voisin-es de Gamonal. Dans le second cas, ce n’est qu’un hashtag de plus, une étiquette formée d’un mot, un sigle ou une phrase précédés du caractère « dièse », et utilisé sur internet, en l’occurrence sur le réseau social Twitter.

L’effet dièse, c’est la possibilité de faire sienne une étiquette [un hashtag se compose d’un # suivi d’un tag, ou étiquette] dotée d’un certain poids (quel qu’il soit), cela nous permet de donner une opinion sans prononcer un mot, sans se mouiller, sans réflexion approfondie, puisqu’il suffit de reproduire cette étiquette au rythme névrotique de nos vies (dans l’ascenseur, dans les embouteillages, dans le métro, entre un cours et un autre, et même quand on est en train de chier). De la même façon d’ailleurs que le monde virtuel en général nous offre l’option de communiquer (ou de répandre) sur le champ n’importe quelle réflexion, opinion, photo, connerie, peu importe ce qui est dit : Vive le monde fantastique de la technologie !
Quand nous étions petites, nous jouions souvent à ce jeu : nous prenions un mot de deux syllabes et nous le répétions plusieurs fois jusqu’à ce qu’il change de sens ; ce qui me surprenait alors, ce n’était pas que « bron-ca » [colère] se transforme en « ca-brón » [salaud], mais plutôt à quel point les deux mots se voyaient vidés de leur sens comme par magie et ne devenaient plus qu’un bruit. C’est ainsi que la phrase « yo también soy anarquista » répétée à maintes reprises peut certes grossir et se diffuser dans le temps, mais, en fonction du moyen utilisé et de la situation dans laquelle elle est lancée, peut aussi bien se charger de sens et de représailles que s’effriter et se réduire à un simple slogan, à un mot creux.
Nous n’accorderons certainement pas la même valeur au « Je souffre parce que je suis anarchiste » de Vanzetti face à la peine de mort (2), qu’au « #Moi aussi je suis anarchiste » transmis « anonymement » et en flux par Twitter.

La solidarité est appréciable, mais il ne faut pas oublier que c’est précisément en ressassant et en décontextualisant quelque chose qu’on banalise sa valeur, son poids ; se définir anarchiste à un moment où c’est cela qui est en cause est bien sûr appréciable, mails il est absurde de le faire sans le ressentir, sans y croire et/ou sans le comprendre, qui plus est à travers un média qui ne suppose aucune sorte d’implication réelle. Ainsi, il n’est pas surprenant que même des politiciens et des journalistes férus de nouvelles technologies annoncent fièrement leur solidarité facile de smartphone : « #yo también soy anarquista ». Aucun d’entre eux n’aurait certainement eu l’audace de reprendre aussi facilement cette étiquette sur leur GPS doué de parole et d’écrit lorsque Francisco et Mónica ont été arrêtés. Pourquoi ? Ou d’affirmer comme certaines personnes solidaires dans un tract : « Nous sommes tou-tes Mateo Morral ». Et dans ce cas, cette phrase se serait-elle diffusée avec autant de rapidité, jusqu’à devenir un trending topic, c’est-à-dire un sujet à la mode ?

L’espace que chacun-e d’entre nous donne à la technologie dans sa propre vie relève d’un choix personnel, mais c’est une responsabilité collective qu’au moins celles et ceux qui disent basta ! à l’avancée frénétique de cette dernière ne soient pas exclu-es de l’information lors de moments importants. Si certain-es aiment passer leur temps en écrivant des maximes philosophiques ou en maudissant les politiciens sur Twitter… qu’ils y aillent, personnellement, je ne les suivrai pas. Mais au-delà de l’invitation à une réflexion personnelle sur jusqu’à quel point nous voulons continuer à donner de la place à cette course effrénée et consumériste du contrôle totalitaire, nous pensons qu’il est d’une importance vitale de maintenir les anciennes méthodes de communication entre nous…

Ndt
1. Un effet encore amplifié suite à l’Opération Piñata du 30 mars, où on a même vu fleurir dès le surlendemain en guise de solidarité une… vente de tee-shirts à 9€ ! Et au-dessous d’un slogan emprunté ailleurs, il y a bien sûr l’inévitable invitation à se rendre sur twitter et son « #YoTambiénSoyAnarquista ». Voir l’image ci-contre, tirée d’un blog espagnol du mouvement qui soutient cette initiative.
Dans le même genre, on a pu trouver dès le lendemain l’invitation à un apéro solidaire à Barcelone avec comme point de référence encore twitter, mais cette fois en déclinaison catalane « #JoTambeSocanarquista » !
Conclusion, en cas de répression achète un tee-shirt ou bois un coup, mais surtout twitte bien ta rage…
2. Discours de Vanzetti face au juge Thayer le 9 janvier 1927 lors de l’ultime sentence de sa condamnation à mort : « Je souffre parce que je suis anarchiste, et vraiment je suis un anarchiste. J’ai souffert parce que j’étais un Italien, et vraiment je suis un Italien. J’ai souffert plus pour ma famille et pour ceux que j’aime que pour moi-même, mais je suis si sûr d’avoir raison, que pouvez me tuer une fois, mais si pouviez m’exécuter deux fois et si pouvais renaître deux fois, je voudrais vivre de nouveau pour faire encore ce que j’ai déjà fait. J’ai fini. Merci. »

[Traduit de l’espagnol de Aversión (Péninsule ibérique) n°13, mars 2015]