I.– RECENSION
L’aboutissement d’un long cheminement.
Myrtille consigne la mémoire de l’anarchisme espagnol depuis deux décennies : avec les « Giménologues » sur les traces de Bruno Salvadori, dit Antoine Gimenez, volontaire de la colonne Durruti, une quête qui a donné le monumental Les Fils de la Nuit [1] – en passant par l’édition des souvenirs de Jordi Gonzalbo [2], son père, militant de la Fédération ibérique des jeunesses libertaires (FIJL) en exil de 1960 à 1975, pour finir (provisoirement ?) par une vaste rétrospective, Les Chemins du communisme libertaire en Espagne, 1868 – 1937, une trilogie qu’elle signe seule et dont je recense ici le troisième et dernier volume.
Les tomes I et II des Chemins expliquaient pourquoi la spécificité socio-économico-culturelle de l’Espagne avait fait du mouvement ouvrier de ce pays le seul à continuer de suivre majoritairement dans les années 1930 la voie de Bakounine plutôt que celle de Marx : une petite oligarchie d’aristocrates et de grands bourgeois capitalistes, une classe moyenne étique, un prolétariat urbain fraîchement déraciné, des masses paysannes (45% des actifs) vivant comme au Moyen Âge et un sous-prolétariat indigent estimé à 30% de la population ; une croissance démographique parmi les plus fortes d’Europe et un niveau de vie parmi les plus bas ; une économie peu productive, essentiellement rurale à l’exception de quelques filières industrielles, surtout en Catalogne ; enfin une société cadenassée par un catholicisme de combat et encadrée par un clergé omniprésent.
Les deux livres retraçaient les controverses qui opposèrent au temps de la Fédération régionale espagnole (FRE) les anarcho-collectivistes aux anarcho-communistes, puis les syndicalistes « industrialistes » aux « communalistes » au sein de la Confédération nationale du travail (CNT), jusqu’au Congrès de Saragosse de mai 36 où fut adoptée la motion sur « la conception confédérale du communisme libertaire » qui semblait clore le débat en faveur des seconds. Après en avoir relevé les lacunes, Myrtille soulignait l’hostilité que cette résolution avait soulevée parmi les dirigeants de la Confédération à la veille d’un affrontement prévisible avec les fascistes.
L’objectif principal de ces volumes était d’analyser les implications du communisme libertaire en tant qu’alternative au capitalisme : l’application de l’adage « à chacun selon ses besoins » des communalistes (par opposition au « à chacun selon son travail » des syndicalistes), la socialisation de tous les biens (tout est à tous), la disparition de l’argent, celle du travail en tant que valeur, l’abolition de l’État devenu inutile dans une société auto-disciplinée, le tout sans période de transition, sous peine de laisser le capitalisme continuer de pervertir les rapports sociaux… Si ces fondements du communisme libertaire avaient déjà été formulés de façon plus ou moins aboutie par Cabet, Fourier ou Marx, jamais ils n’avaient été mis en pratique. Ce sont les prolétaires espagnols, pauvres et souvent analphabètes (44% de la population en 1930), qui l’ont fait, brièvement, incomplètement, mais dans un grand élan enthousiaste, malgré la guerre civile et les coups bas venus du camp républicain. L’hostilité des partis bourgeois et des staliniens à une révolution sociale libertaire était prévisible mais pourquoi la CNT lui a-t-elle a tourné le dos, quand elle ne l’a pas entravée ? C’est la question à laquelle tente de répondre ce troisième opus.
Les premiers volumes racontaient une histoire assez peu connue, au contraire de celui-ci qui s’attaque à une courte période (juillet 36 à septembre 37) maintes fois commentée, controversée, dont témoins et historiens ont donné des versions et des interprétations discordantes. L’auteur reprend d’ailleurs le titre de l’ouvrage de Vernon Richards, Enseignements de la Révolution espagnole paru en anglais en 1953 [3], dont elle approfondit la thèse centrale – la trahison de la CNT et de ses dirigeants – qu’elle complète par son apport personnel, une réflexion autour du « travail capitaliste ».
Le volume III des Chemins
Après un bref prologue présentant l’objectif de l’ouvrage et sa conclusion, le premier chapitre raconte la scission qui s’opéra immédiatement après le 23 juillet 1936 au sein de la Confédération lorsque ses cadres et ses militants destacados (les plus en vue/les leaders), renonçant à appeler à la mise en route du communisme libertaire, optèrent pour l’alliance avec les autres forces antifascistes, tandis que la partie la plus radicale de sa base militante se lançait à corps perdu dans le processus révolutionnaire. Conséquence de l’alliance qu’elle avait conclue, la CNT, après avoir longtemps tergiversé, entra au gouvernement en croyant qu’elle pèserait mieux sur son orientation politique [4].
Le deuxième chapitre étudie la prise du pouvoir par les ouvriers dans l’industrie catalane, puis la reprise en main opérée par la CNT et l’UGT, et leurs tentatives pour endiguer la chute de la productivité due au départ de nombreux cadres et techniciens, à la désorganisation des transports et des services publics, mais aussi au peu d’ardeur au travail des ouvriers qui n’étaient pas partis se battre. Loin de chercher à la minorer, Myrtille identifie cette « résistance au travail » comme étant une « part intrinsèque de la culture ouvrière », méprisée selon elle par « la plupart des historiens et commentateurs » puisque « non explicite, non revendiquée et non chiffrée ». C’est l’un des apports essentiels du livre. « Puisque rien ne changeait fondamentalement dans leur rapport à la production, poursuit-elle, les salariés résistèrent opiniâtrement à l’emprise du temps et de l’espace du travail sur leur existence ou sombrèrent dans la passivité, comme avant le 19 juillet 1936. » Elle détaille ensuite les réactions de la CNT appelant les ouvriers à la responsabilité, traitant les tire-au-flanc et les revendicateurs d’« inconscients », de « fascistes », exaltant « la stricte discipline sur le lieu de travail », réactivant le travail à la tâche et les primes pour les travailleurs productifs, rétablissant l’échelle des salaires pour attirer des ingénieurs et des techniciens capables de faire tourner les usines, traquant l’absentéisme et finissant par instituer un « livret syndical » destiné à repérer et écarter les mauvais sujets. Pour expliquer le refus de nombreux ouvriers de contribuer par leur travail à l’effort de guerre contre les fascistes, Myrtille récuse les explications avancées jusqu’ici par les « historiens pro-anarchistes » pour qui « l’accroissement du pouvoir étatique était responsable de la démotivation des ouvriers des collectivités barcelonaises ». Elle estime – avec Michael Seidman – qu’au contraire, « l’État et la bureaucratie se sont renforcés en réponse aux réclamations ouvrières et à la résistance au travail », ajoutant que la « pratique industrialiste et productiviste » de la CNT l’éloigna d’une partie des ouvriers tout autant que son renoncement à son programme révolutionnaire. En définitive, l’explication du divorce entre une partie des ouvriers et la Confédération tiendrait avant tout au réflexe naturel des prolétaires de « fuir le travail comme la peste ».
Les collectivités agraires, dont traite le troisième chapitre, ne rencontraient pas le même problème car, si on comprend bien Myrtille, le travail y prenait un sens. Il était d’ailleurs obligatoire pour les hommes et les femmes non mariées mais les collectivistes avaient prévu que, grâce à l’augmentation de la production résultant de la mise en commun des terres et des moyens, ils pourraient « subvenir à leurs besoins en travaillant seulement trois heures par jour ». On aurait alors atteint l’objectif ultime du communisme libertaire : supprimer l’exploitation de l’homme par l’homme tout en le libérant du travail superflu. Cependant, 20% des villageois étaient au front, une partie croissante de la production allait à l’armée et « bientôt, les journées de travail redevinrent aussi longues qu’avant, et même parfois plus. » Pourtant, et bien que les détracteurs des anarchistes aient souvent dénoncé l’inefficacité des collectivités, Myrtille ne relève pas dans ces dernières de manifestations « d’anti-travail ».
C’est dans les collectivités agraires que l’expérience communiste libertaire fut poussée le plus loin, jusqu’à l’abolition de l’argent et du salariat. L’Aragon, « seule région sans État d’Espagne », offrit à un communisme libertaire « très proche de ses principes doctrinaux » son plus vaste terrain d’application (300 000 personnes) sur une période d’un an (août 36 – août 37), jusqu’à ce que les troupes communistes de Lister détruisent les collectivités. Celles-ci n’eurent pas le temps de résoudre le principal problème qui se posait à elles : comment répartir équitablement les denrées entre collectivités « riches » et collectivités pauvres une fois l‘argent aboli ? Sur ce sujet, Myrtille cite un texte paru dans la revue libertaire Cultura y Acción en 1937. Après avoir fustigé l’égoïsme des collectivités qui gardaient pour elles leurs bénéfices et la cupidité de celles qui spéculaient sur les denrées rares, l’article conclut : « En réalité les collectivités n’ont pas été assez bien conduites, et dans la plupart des cas, les inconvénients annulent les avantages. […] Entre la socialisation que nous prônions, nous anarcho-syndicalistes, et l’évolution que prend le mouvement collectiviste, il n’y a pas grand-chose de commun ni une grande affinité. » Le problème, c’est que les collectivités formaient des îlots économiques alors que la « socialisation » ne pouvait s’appliquer qu’à une vaste échelle, ce qui ne dépendait pas des seuls anarchistes.
Intitulé « La “bolchevisation” de la CNT », le quatrième chapitre poursuit le récit du conflit de plus en plus aigu entre la Confédération désormais arrimée au gouvernement républicain – politique qualifiée de « collaborationniste » – et la minorité activiste engagée dans les organes de pouvoir révolutionnaires, notamment les « comités de défense ». Après la militarisation des milices vint la dissolution des « patrouilles de contrôle » (3 avril 37) qui tenaient les rues de Barcelone. La tentative de les désarmer provoqua la fureur des groupes radicaux au point que la CNT « revint sur l’accord passé avec ses partenaires politiques, ce qui entraîna une crise gouvernementale ». Suivirent les combats de mai 37 à Barcelone, la dissolution du Conseil d’Aragon (11 août) et la destruction des collectivités agraires… À chaque crise les dirigeants cénétistes choisissaient de sacrifier la base de la Confédération restée révolutionnaire, affirme Myrtille qui réfute leur justification – éviter une guerre civile dans la guerre civile entre les libertaires et le reste du camp républicain. Après mai 37 et jusqu’à la fin de la guerre, si la CNT avait perdu l’essentiel de son poids politique, elle conserva néanmoins, avec l’UGT socialiste, le contrôle d’importants secteurs d’activité de Barcelone, dont l’armement. Les deux syndicats appliquaient le principe selon lequel « on paie davantage celui qui produit le plus », signe indubitable pour Myrtille de l’abandon de la doctrine anarchiste.
Quelques pages forment le cinquième chapitre intitulé (Nouveaux) Enseignements de la Révolution espagnole. Il résume la thèse centrale des Chemins d’après laquelle la bascule de la Confédération et de ses militants destacados vers le « réalisme économique » avant juillet 1936 expliquerait leur dérive « révisionniste » et s’achève ainsi : « Aujourd’hui encore, une critique sociale qui s’attaquera au productivisme en voulant réhabiliter le travail restera prisonnière des catégories du capital. »
Les 50 pages d’annexes qui suivent, approfondissent la question du travail et, plus spécifiquement, la critique de la « vision capitaliste du travail », clé de voûte de la réflexion de Myrtille sur le communisme libertaire. Le lecteur devra rester concentré car, au fil de ces cinq annexes, le propos devient ardu et on se demande parfois ce que recouvre exactement pour l’auteur le mot « travail », jusqu’à cette phrase de conclusion : « C’est la capacité collective à mettre fin au capitalisme qui permettra d’en finir une bonne fois pour toutes avec le travail.
Loin des reconstructions fantasmées qui abondent dans la littérature anarchiste traitant de la révolution espagnole, c’est donc à une réflexion âpre et exigeante que nous sommes invités.
II.– DISCUSSION
Admirateur du travail (!) de Myrtille et des Giménologues depuis la première édition des Fils de la Nuit, j’ai revisité la révolution espagnole et je me suis débarrassé de quelques-uns de ses mythes grâce à leurs livres. De ce long compagnonnage, je garde néanmoins sur plusieurs points une lecture différente des évènements.
Prendre le pouvoir
Il est plus facile d’expliquer quelles auraient été les bonnes décisions lorsqu’on connaît la fin de l’histoire. Le 23 juillet 1936, quelle était la situation devant laquelle se trouvaient les dirigeants de la CNT-FAI et peut-on expliquer leur décision d’ajourner la révolution pour collaborer avec l’État républicain autrement que par une « option révisionniste conçue avant les “circonstances” de la guerre par les militants destacados de la CNT […] [5] » ?
Le 21 juillet, au lendemain de l’échec du putsch à Barcelone, s’était tenu un plénum des syndicats locaux et cantonaux de la CNT. Les présents, parmi lesquels les destacados Durruti, García Oliver, Abad de Santillán, Federica Montseny et Mariano Vázquez, avaient eu à se prononcer sur l’alternative suivante : tenter de prendre le pouvoir seuls pour mettre en route le communisme libertaire ou bien s’allier aux autres forces du camp républicain au sein du Comité central des milices antifascistes (CCMA) de Catalogne jusqu’à la victoire sur les fascistes. Tous, leaders et délégués (sauf un) s’étaient prononcés contre l’instauration d’une « dictature anarchiste » et pour l’entrée au CCMA. Cette décision fut entérinée le 23 juillet lors d’une réunion plénière CNT-FAI-FIJL. Dans le même temps, « […] une minorité nombreuse, active, puissante, guidée par un idéal » [6], ignorant les consignes d’en haut, s’engageait résolument dans la sortie du capitalisme et l’organisation du communisme libertaire.
À l’instar de Myrtille, la plupart des historiens anarchistes présentent comme une évidence qu’après l’échec du coup d’État militaire la CNT-FAI était en mesure de prendre le pouvoir en Catalogne. Les dirigeants de la Confédération, fiers de la puissance de leur organisation, l’ont affirmé dans leurs mémoires et leurs accusateurs ont renchéri car, si le syndicat rouge et noir avait été en capacité de s’emparer seul du pouvoir, alors il aurait pu organiser le communisme libertaire, et c’est donc bien la « trahison » des militants destacados et des cadres de la CNT qui aurait empêché la révolution.
S’il est vrai que la CNT, par ailleurs hétéroclite et profondément divisée, se trouvait en position hégémonique à Barcelone au lendemain du putsch, c’était loin d’être le cas dans l’ensemble de la Catalogne (les effectifs impressionnants annoncés dans les textes cultivant l’hyperbole oublient de préciser, comme le fait Myrtille, que la syndicalisation devint obligatoire dès le 10 août 36) et, pour imposer sa domination sans partage, elle aurait dû affronter de nombreux adversaires : partis de gauche, UGT, catalanistes, forces armées restées fidèles au gouvernement – sans compter la cinquième colonne franquiste. D’un point de vue sociologique elle dominait dans la classe ouvrière mais pas dans la paysannerie – la Catalogne était une région de petits propriétaires – ni dans la classe moyenne – commerçants, artisans, fonctionnaires, techniciens… – qui lui étaient globalement hostiles.
Même en imaginant que les anarchistes aient pris le dessus, que serait-il advenu à court terme d’une Catalogne libertaire prise en étau entre les fascistes à l’Est et à l’Ouest, les républicains dominés par les staliniens au Sud, la France qui lui aurait fermé ses frontières au Nord, tandis que le Royaume-Uni lui aurait infligé un blocus naval ? José Peirats écrit : « Nous pensions que nous contaminerions le monde entier avec notre enthousiasme, que nous provoquerions une réaction internationale dans le monde ouvrier [7]. » C’eût été en effet la seule possibilité de réussite d’une révolution communiste libertaire mais, en 1936, cette possibilité était nulle.
D’autres considérations persuadèrent les dirigeants cénétistes de ne pas faire cavalier seul. Si les libertaires avaient imposé leur dictature en Catalogne, les républicains leur auraient rendu la pareille dans les autres régions, où ils étaient les plus forts, au risque de provoquer un affrontement généralisé et la victoire de Franco. Autre raison : l’intervention de l’Aviazione Legionaria italienne dès le 30 juillet laissa présager que la guerre civile se doublerait d’une guerre internationale dans laquelle l’armement fourni par l’étranger serait déterminant. Or, si le gouvernement légal républicain pouvait espérer l’aide de la France du Front populaire, cela n’aurait pas été le cas d’une Catalogne anarchiste.
Le 23 juillet 1936, en s’alliant aux autres antifascistes, les dirigeants de la CNT-FAI pouvaient espérer vaincre les franquistes, condition sine qua non pour que vive la révolution. Sinon, ils étaient certains de perdre la guerre et de porter devant l’histoire la responsabilité d’avoir divisé et fait perdre le camp républicain. Comment leur reprocher leur choix ?
D’ailleurs, les anarchistes ont, de facto, exercé une quasi-dictature en Catalogne pendant deux mois, jusqu’à la fin septembre 1936. Le résultat fut désastreux. Les assassinats et les exactions qui leur furent attribués, puisqu’ils tenaient le pouvoir, plus la tentative avortée d’imposer la collectivisation agraire par la force [8], précipitèrent une partie de la population dans les bras du PSUC dès que l’emprise des libertaires se relâcha. Au terme de ce « bref été », la CNT, dominante en juillet, ne l’était déjà plus en octobre. À la fin de l’année l’UGT faisait jeu égal avec elle et le parti stalinien, qui n’était qu’un groupuscule six mois plus tôt, avait pris l’ascendant sur le mouvement anarchiste.
Il serait temps de renoncer aussi au fantasme de colonnes libertaires capables de descendre du front d’Aragon en mai 37 pour étriller les staliniens. Mal armées, mal organisées, ces colonnes devenues des « divisions » et des « brigades » après leur intégration dans l’armée régulière ne comptaient que quelques milliers d’hommes : au plus 6 000 pour la Colonne Durruti, 2 500 pour la Colonne de fer, 2 000 pour la Colonne Sur-Ebro, etc. Additionnées à un instant « T » elles totalisaient au plus 30 000 combattants sur les 480 000 de l’armée républicaine – tous ces chiffres étant surévalués car les commandants d’unité trichaient sur leurs effectifs pour obtenir plus de ravitaillement. Quoi qu’il en soit, les unités rouge et noir représentaient moins de 10% des effectifs républicains. Si elles avaient voulu se retourner contre leurs « alliés », elles auraient été écrasées par Lister avant d’avoir atteint Barcelone. En les adjurant de rester sur leurs positions, les dirigeants de la CNT voulaient éviter que soient détruites dans l’opprobre (car elles auraient été coupables de trahison aux yeux du monde entier) les dernières forces militaires libertaires.
Les circonstances de la guerre
Je suis toujours étonné que les contempteurs de la CNT-FAI balayent d’un revers de main les circonstances de la guerre comme si la guerre n’avait été qu’une péripétie accessoire. À les entendre, elle n’aurait pas dû peser sur la décision d’ajourner ou non la révolution. Les dirigeants cénétistes qui avaient soutenu que la guerre les obligeait à différer la révolution sont qualifiés de « circonstancialistes », terme équivalent à « capitulards » sous la plume de Myrtille et dans la littérature libertaire.
La guerre, a fortiori la guerre idéologique, est une lutte à mort qui exige une mobilisation totale, militaire et économique. Or l’armée républicaine devait se battre contre une armée initialement plus forte [9] et qui fut très vite équipée d’avions (à partir du 29 juillet 36) puis de chars et d’artillerie par ses alliés fascistes [10].
Parce qu’ils avaient une vue d’ensemble sur les événements, la victoire militaire est apparue dès les premiers jours aux dirigeants confédéraux comme l’objectif dont dépendait tous les autres. Le 20 juillet 36, avant même que la CNT-FAI ait eu le temps de se poser la question de la prise de pouvoir, les nationalistes avaient déjà conquis les Baléares, tout le nord du pays à l’exception d’une bande côtière de San Sebastián à la Galice et ils avançaient en Andalousie. Six semaines plus tard, après les brèves campagnes d’Estrémadure (5-14 août) et du Tage (17 août-3 septembre), les factieux du Nord et du Sud avaient fait leur jonction et la moitié de l’Andalousie était entre leurs mains. La perte de Saragosse et de la partie occidentale de l’Andalousie dès le début de la guerre avait privé d’emblée la Confédération de deux de ses principaux bastions et, écrit José Peirats, « de la moitié de ses effectifs » [11]. En septembre, quand fut décidée la militarisation des milices, chaque colonne continuait d’agir pour son propre compte, sans coordination avec les colonnes voisines, sans plan d’ensemble, tandis que les franquistes soutenaient presque partout l’offensive, que Madrid était menacée et que les gouvernementaux ne cessaient de reculer.
La progression des nationalistes fut ralentie pendant quelques mois après leur échec devant Madrid (novembre 36), mais l’armée républicaine ne prit jamais le dessus. Pour un observateur averti la guerre était perdue dès la fin de l’année 1936 si l’aide apportée à Franco par l’Italie et l’Allemagne n’était pas compensée par celle des démocraties occidentales à la République.
Cette guerre nécessitait de savoir utiliser des armes lourdes et des matériels sophistiqués, de gérer une logistique capable d’approvisionner une ligne de front de 2 000 km en armements, munitions, équipements, vivres, matériel médical, et de combiner l’action de centaines de milliers d’hommes. Par conséquent elle exigeait organisation et discipline ; Durruti ne fut pas le dernier à le dire [12].
Dans une guerre de fronts où les matériels comptent plus que les hommes (en rase campagne, il suffit de deux mitrailleuses derrière un parapet pour arrêter un régiment), la victoire va fatalement au camp le mieux armé, qu’il fabrique lui-même ses armes et munitions ou qu’elles lui soient fournies par l’étranger. Non seulement l’armée franquiste était mieux équipée dès le départ mais l’aide que lui prodiguaient les États fascistes était bien supérieure à celle que recevaient les républicains. La seule façon d’atténuer ce handicap aurait été de mobiliser tout le potentiel de l’industrie catalane au service de l’effort de guerre, et Myrtille nous montre combien on en était loin. Par rapport à juin 36 la production de l’industrie catalane avait chuté de 35% en novembre 36 et de 45% en novembre 37, avant de s’effondrer à partir d’avril 38. La mobilisation de la production agricole était elle-aussi indispensable car les républicains devaient ravitailler un demi-million de soldats et deux villes de plus d’un million d’habitants, Madrid et Barcelone, alors que 20% des hommes étaient au front et que la guerre avait désorganisé les transports.
Était-il possible, dans ces « circonstances », de mener parallèlement une révolution communiste libertaire ?
L’engrenage
La guerre précipita la CNT dans un inéluctable engrenage. Une fois admis qu’il n’y aurait pas de révolution si Franco gagnait la guerre, il fallait mobiliser toutes les forces militaires et productives pour la gagner. D’où l’alliance avec les autres antifascistes, puis la participation au gouvernement afin de pouvoir peser sur ses décisions : « […] si la CNT n’accède pas au pouvoir avec la représentativité qui correspond à sa force, nous serons gouvernés par les autres, coalisés contre nous » [13], plaidait Horacio Prieto. Mais à force de tergiversations, il était trop tard [14] : en novembre 36 la CNT était déjà affaiblie et elle n’obtint aucun portefeuille majeur.
La suite fut une longue descente aux enfers. Ce qui paraissait évident aux dirigeants cénétistes dans la perspective de gagner la guerre (militariser les milices, accroître la production industrielle et agricole, désarmer les groupes incontrôlés…) ne l’était pas pour un milicien engagé volontaire ou pour l’habitant d’une barriada de Barcelone : obéir sans discuter, travailler plus sans contrepartie, remettre ses armes à la police, autant d’injonctions qui paraissaient incompréhensibles aux militants anarchistes. Le même scénario se répétait : les partenaires de la CNT la sommaient de mettre au pas ses insubordonnés : usines autogérées refusant d’honorer leurs factures, collectivités ne livrant pas leur quote-part à l’armée ou refusant de payer l’impôt, milices n’obéissant pas au commandement général, patrouilles et comités refusant de rendre leurs armes, etc. La CNT s’exécutait, sa base radicale s’insurgeait, elle tentait de calmer ses troupes ou revenait sur sa décision, quittait le gouvernement, y retournait, et ressortait de chaque épisode un peu plus affaiblie.
Qu’une organisation anarchiste participe à un gouvernement, à une armée, tente de persuader les ouvriers de se plier aux impératifs de la productivité industrielle, menace de sanctions les récalcitrants, fasse du jour au lendemain l’inverse de ce qu’elle avait professé depuis un demi-siècle, avait de quoi susciter l’indignation et la résistance que décrit Myrtille.
C’était la première fois dans l’histoire qu’un mouvement de masse libertaire se trouvait confronté à la double problématique du pouvoir et de la guerre. Manifestement, ni les théories anarchistes, ni les enseignements des expériences passées (la Commune de Paris, la Makhnovchtchina…), ni les débats internes à la CNT depuis qu’elle se préparait à l’affrontement, n’avaient permis d’élaborer une stratégie conciliant les principes anarchistes et l’efficacité.
Il n’est d’ailleurs pas dit que l’option de la révolution sans transition n’aurait pas abouti, dans un réflexe de survie, aux mêmes renoncements en se heurtant aux réalités de la guerre.
Le procès des dirigeants de la CNT
Il est vite expédié. Leur stratégie a échoué de bout en bout : les démocraties capitalistes ne sont pas venues au secours de l’Espagne républicaine, le parti stalinien a supplanté le mouvement libertaire et la guerre a été perdue. En entrant au gouvernement, les dirigeants confédéraux croyaient pouvoir peser sur les arbitrages militaires, économiques et sociaux. En réalité, une fois sur le terrain de l’ennemi, celui de la politique institutionnelle qu’ils ne maîtrisaient pas, ils se sont fait rouler dans la farine et le syndicat libertaire s’est enlisé dans la bureaucratie. Pis que tout : après avoir passé outre à ses principes, la CNT a fini par les combattre.
Myrtille souligne qu’elle ne reprend pas à son compte l’idée d’une « trahison » personnelle des chefs de la CNT-FAI (quoiqu’elle eût pu se dispenser de certains qualificatifs peu amènes : « l’inénarrable Santillán »)… Mais qu’il m’est pénible, lorsqu’elle présente ses ouvrages, d’entendre son auditoire accueillir l’expression « anarchistes de gouvernement » et les noms de Juan García Oliver, Abad de Santillán ou Juan Peiró par des ricanements (à quel titre ?).
Les anarchistes disent ne pas aimer les chefs, mais l’histoire du mouvement libertaire est riche de héros charismatiques (Mikhaïl Bakounine, Nestor Makhno, Louise Michel, Errico Malatesta, Emma Goldman…) que leur vie aventureuse, leur rectitude morale, leur courage physique, ont rendu légendaires de leur vivant et qui se sont « naturellement » imposés comme des leaders, voire des chefs de guerre, quand ils ont participé à des soulèvements révolutionnaires. L’anarchisme espagnol, après 30 ans de luttes implacables, abondait en personnalités prestigieuses : les anciens du groupe Los Solidarios – Juan García Oliver, Buenaventura Durruti, Francisco Ascaso, Ricardo Sanz –, mais aussi Horacio Prieto, Abad de Santillán, Juan Peiró, d’autres encore… Tous avaient derrière eux une vie de lutte, de périls, de prisons et d’exil. Dans les moments où il fallut faire des choix cruciaux, ces anarchistes destacados décidèrent « naturellement » pour des centaines de milliers de militants qui les suivirent pour la plupart.
Le 19 juillet 1936, contrairement à la légende spontanéiste véhiculée par l’imagerie libertaire, ce sont ces militants destacados qui donnèrent le signal de la révolution en descendant de Pueblo Nuevo vers le centre-ville de Barcelone et les « cadres de défense » dont s’était dotée la CNT depuis 1934 qui firent le coup de feu contre les factieux. C’est ensuite seulement que le peuple envahit les rues, bannières au vent. « Tout un peuple a bougé, raconte Abad de Santillán, et il a bougé parce que nous étions là, que le Durruti légendaire était là, au premier rang. [15] » Les jours suivants, lorsqu’il fallut trancher entre prendre tout le pouvoir ou non, c’est la décision de ces destacados qui s’imposa. Et quoi qu’ils aient dit plus tard de leurs doutes ou de leurs réserves, tous soutinrent la participation au gouvernement et aucun ne se déjugea, par conviction pour certains, pour ne pas briser l’unité de la Confédération pour d’autres. Durruti, le seul qui échappe à l’opprobre des détracteurs de la CNT, n’a pourtant jamais contesté la stratégie de la direction confédérale et s’est montré jusqu’au bout un militant discipliné.
Plutôt qu’incriminer, comme Myrtille, « le choix collaborationniste des dirigeants de la CNT », ne faut-il pas chercher ailleurs la cause de l’échec ? Alors qu’ils s’attendaient au coup d’État militaire, qu’ils s’y étaient préparés depuis au moins deux ans et qu’ils se disaient sûrs de vaincre [16], comment se fait-il que les militants cénétistes n’aient jamais décidé de ce qu’ils feraient concrètement au lendemain de leur victoire ? Allaient-ils tenter de prendre seuls le pouvoir ou s’allieraient-ils aux forces de gauche ? Comment affronteraient-ils l’armée putschiste – sachant que jamais dans l’histoire une guérilla n’était venue seule à bout d’une armée régulière ? Avec quels armements ? Comment organiseraient-ils une économie de guerre ? Quelle serait leur attitude vis-à-vis des puissances étrangères ? Alors que la CNT avait officiellement fait le choix du communisme libertaire comme modèle de société, comment s’effectuerait sa « mise en route » dans un pays en guerre et une société majoritairement hostile à l’abolition de la propriété ?
La CNT-FAI semble avoir été totalement prise de court au moment où il fallut répondre à ces questions, dont celle, cruciale, de l’organisation de la lutte armée. Ce n’est pas faute d’en avoir débattu. Le groupe Nosostros (García Oliver, Durruti, Ascaso, etc.) avait proposé à plusieurs reprises, et jusqu’à la veille du putsch, de s’emparer du pouvoir et de créer une « armée révolutionnaire ». Comme je l’ai dit plus haut cette stratégie, dite « anarcho-bolchevique », avait été rejetée par la quasi-totalité de la militancia qui s’était réfugiée derrière le dogme de la « spontanéité créative des travailleurs » pour ne pas lui opposer d’alternative et… ne rien décider [17].
N’y a-t-il pas là un vice de forme de l’anarchisme, efficient pour critiquer le système capitaliste, créatif pour imaginer une société idéale, mais incapable d’organiser le passage de l’un à l’autre ? Quant au « leaderisme », n’est-il pas le résultat d’une impuissance à s’organiser collectivement, à se fixer des objectifs, une stratégie, et à s’y tenir ?
La terreur
Les staliniens et les réactionnaires ont longtemps imposé leurs versions respectives de la guerre d’Espagne, versions dans lesquelles les crimes attribués aux anarchistes occupent une place de choix : assassinats de religieux, exécutions sommaires de fascistes présumés, règlements de comptes et exactions sanglantes sous couvert de « justice révolutionnaire », massacres dans les prisons, etc. Depuis les historiens libertaires ont objectivé les faits, ramené les chiffres à leurs véritables proportions et spécifié ce qui pouvait être imputé aux anarchistes. En revanche, s’ils consacrent de nombreuses pages à relativiser la responsabilité des libertaires, ils n’ont jamais voulu reconnaître les lourdes conséquences de ces « excès ». Lorsqu’une population est soumise à l’arbitraire de groupes armés aux motivations incertaines (bras armé du peuple révolutionnaire pour les uns, les « patrouilles de contrôle » étaient dénoncées pour leur corruption par beaucoup d’autres, y compris dans les rangs de la CNT-FAI), elle plonge dans la terreur. Le sentiment d’insécurité poussé à son paroxysme provoque la haine à l’encontre de ceux qui en sont tenus pour responsables et une aspiration irrépressible à l’ordre. Les dirigeants anarchistes en étaient bien conscients qui fustigeaient les exécutions sommaires [18], au point que la FAI annonça en août 36 : « Nous déclarons froidement, avec une terrible sérénité, et avec l’inexorable intention de le faire, que si tous ces actes irresponsables qui sèment la terreur à Barcelone ne prennent pas fin, nous fusillerons tous les coupable. [19] »
Cet été terroriste explique en grande partie l’effondrement rapide de la CNT-FAI en Catalogne et, parallèlement, l’ascension fulgurante du PSUC se revendiquant le parti de l’ordre, de la sécurité et de la défense de la propriété. Myrtille, les Giménologues et les commentateurs « radicaux » semblent avoir d’autant plus de mal à l’admettre que cette dérive a été dénoncée par les « collaborationnistes » de la CNT-FAI (Joan Peiró, Federica Montseny, etc.) et qu’elle met à mal la doctrine spontanéiste.
L’argument des moyens qui conditionnent la fin revient souvent sous la plume de Myrtille pour condamner la stratégie des « collaborationnistes » : comment construire une société sans État en commençant par maintenir l’État, ou une société débarrassée du productivisme en demandant aux prolétaires de travailler plus ? Ce type de raisonnement peut se retourner : comment édifier une société pacifique dans la violence [20], une société juste en tolérant l’arbitraire, une société libertaire avec des mesures autoritaires ?
Le communisme libertaire en pratique
La collectivisation toucha quantité d’activités en Catalogne – textile, transports, électricité, gaz, traitement des eaux, automobile, mécanique, mines, cimenteries, papier, chimie, bois, agro-alimentaire, brasseries, pêche, certains commerces… – mais c’est seulement dans les petites communautés rurales qu’elle réalisa, parfois, des objectifs aussi ambitieux que la suppression de l’argent et du salariat.
Même un historien aussi hostile aux libertaires espagnols que Hugh Thomas reconnaît l’importance du mouvement des collectivités agraires [21], ses réussites économiques, la faculté d’adaptation et l’inventivité dont firent preuve des paysans pour la plupart illettrés, la multiplication des écoles et le formidable besoin d’instruction qu’il généra, ainsi qu’ « une solide joie de vivre qui compensait les carences dues à la guerre » [22].
La collectivisation des terres s’accomplit en zone républicaine de façon très inégale : massive en Aragon oriental, importante dans la province de Badajoz, en Castille-La Manche, en Andalousie, plus dispersée ailleurs, parfois pour quelques semaines, parfois pendant une année pleine. Elle fut surtout le fait des ouvriers agricoles tandis que les petits propriétaires et les métayers y étaient en général hostiles (les gros propriétaires avaient fui). Elle ne concerna que des ensembles limités, le plus souvent des villages de 1 000 à 2 000 habitants, rarement 4 000, étant entendu que tous les villageois n’y adhéraient pas. La plupart des collectivités se contentèrent de mettre les terres en commun et continuèrent à rémunérer les paysans en pesetas en fonction du travail fourni. Celles qui appliquaient le « salaire familial » (à chacun selon ses besoins) et avaient supprimé l’argent, remplacé par des « bons d’achat », étaient éparpillées. Le système des « bons » pouvait aisément fonctionner en interne, pour payer l’alimentation, le coiffeur ou le cordonnier, mais les choses se compliquaient lorsqu’une collectivité voulait commercer avec une ville, une entreprise industrielle ou un établissement de commerce, car ceux-ci ne les acceptaient pas. Pour cette raison, la suppression de l’argent ne concerna jamais que les échanges du quotidien à l’intérieur de modestes bourgades.
En Catalogne les anarchistes échouèrent à imposer la collectivisation aux petits propriétaires. Myrtille soulignait dans son volume II que la CNT avait toujours délaissé les campagnes. En effet, malgré les protestations de Joan Peiró [23] et d’autres, les militants ouvriers de Barcelone s’aliénèrent les petits paysans, passionnément attachés à leur terre, objet de leur labeur, de leur fierté, sur laquelle ils se sentaient leur propre maître et qui voyaient la collectivisation comme une servitude.
En Aragon oriental, la collectivisation fut à la fois massive et, dit Myrtille, « proche des principes du communisme libertaire ». Appuyés par les milices confédérales, les anarchistes y avaient pris le pouvoir en juillet 36 avant d’introniser le Conseil régional de défense d’Aragon « de façon pas très démocratique », comme le reconnait Antonio Ortiz Ramírez lui-même [24]. Compte tenu de l’occupation de la région par les colonnes libertaires et des violences commises dans leur sillage, il ne s’agissait évidemment pas d’une adhésion entièrement spontanée. On ne peut, comme le fait Myrtille, se contenter de signaler par une note de bas de page que « […] la présence de ces hommes en armes dans les pueblos pouvait dans certains cas intimider les paysans et exercer une pression sur ceux qui n’intégraient pas les collectivités ». Les miliciens anarchistes représentaient une menace pour les paysans qui n’auraient pas voulu entrer dans la collectivité et on ne peut tenir compte d’une adhésion obtenue sous la menace.
Myrtille cite plusieurs témoignages soulignant l’attachement de ces paysans pauvres à la propriété de leur terre et le fait que la plupart, y compris ceux qui étaient adhérents à la CNT, étaient opposés à la collectivisation, au contraire des ouvriers agricoles. Même dans les villages où ils étaient en théorie libres d’entrer dans la collectivité, une forte pression s’exerçait sur eux : s’ils restaient en dehors, ils n’avaient plus accès aux moyens que la collectivité s’était appropriés (four communal, outillage, véhicules…), ni aux services collectivisés (artisans, magasins, coiffeur…) et ils ne pouvaient plus disposer librement de leur récolte. En plus de ces difficultés, les métayers qui voulaient rester indépendants continuaient à payer un loyer pour leur terre, qu’ils devaient verser à la collectivité [25].
En cherchant à imposer la collectivisation, les anarchistes commettaient deux erreurs : ils se mettaient à dos une part importante de la population pauvre qui aurait dû leur être favorable et ils violaient la liberté individuelle – fondement de l’anarchisme – de travailleurs qui n’exploitaient personne.
Les collectivités étaient d’ailleurs à bien des égards plus communistes que libertaires, même là où était appliqué l’adage « À chacun selon ses besoins ». Ainsi les « bons » représentaient une contre-valeur de l’argent valable uniquement pour les biens de consommation courants disponibles dans la collectivité. Donc, pour obtenir des pesetas afin d’aller se distraire, se soigner, ou faire des achats en ville, un habitant devait s’adresser au comité en précisant le motif de son déplacement et de combien d’argent il avait besoin. Beaucoup considéraient que cette obligation humiliante conférait audit comité un pouvoir autocratique de contrôle sur la population, et cela d’autant que le puritanisme anarchiste condamnait les cafés, l’alcool, le tabac et le sexe hors union (libre). Quant à la moitié de l’humanité, les femmes, qui n’avaient toujours ni les mêmes droits ni les mêmes salaires que les hommes, le « salaire familial » aggravait leur dépendance vis-à-vis du « chef de famille » [26].
La mise en œuvre des principes du communisme libertaire n’a concerné que des villages au niveau de vie très bas et l’on comprend que leur application – par exemple l’abolition de l’argent – aurait engendré des problèmes insolubles au niveau d’une ville, plus encore d’un pays, et généré une bureaucratie tentaculaire pour administrer équitablement les échanges. « C’est pourquoi cette résolution sur le communisme libertaire, écrit José Peirats, il faut la comprendre en rapport avec une organisation sociale comme celle de l’Espagne, de type semi-féodale ou sous-développée, comme on dirait maintenant. Mais il y a aussi en elle une idée de la perfection, une foi inchangée dans les valeurs éternelles de l’humanité, et c’est ce que les critiques sarcastiques ne voient pas. [27] »
Le communisme libertaire que décrit Myrtille suppose une société frugale, précapitaliste, préindustrielle, ce qui explique qu’il ait pu s’épanouir dans les pueblos d’Espagne où les paysans vivaient dans des conditions matérielles presque inchangées depuis un demi-millénaire. Peut-être l’humanité aurait-elle mieux fait de ne pas prendre le virage de l’industrialisation, mais un retour en arrière était-il possible ? Des hommes comme Abad de Santillán ou Joan Peiró, et avec eux la majorité de la militancia, ont pensé que non et que l’on pouvait sortir du capitalisme tout en conservant ce que l’industrialisation pouvait apporter de positif.
En guise de conclusion
D’atermoiements en voltes-faces, le mouvement anarchiste espagnol duquel avait surgi la révolution la plus féconde de l’histoire, s’abîma dans un naufrage idéologique et militaire. Comment ne pas comprendre l’amertume, la rage, des rescapés de cette aventure unique qui rassembla, dans les milices confédérales, les meilleurs militants de l’internationale libertaire et, dans les collectivités, la fine fleur du prolétariat d’Espagne ? Ceux-là, envers et contre tout, y compris contre la CNT, tentèrent « […] de construire la société nouvelle. Ils ne se sentaient pas liés par les manœuvres politiques et ils avaient raison, affirme Gaston Leval, car nous n’en aurions pas moins perdu la guerre et la magnifique expérience de la révolution espagnole n’aurait pas eu lieu » [28].
Ils avaient cru toucher au but et cherchèrent longtemps l’explication de leur défaite dans la « trahison », comme souvent les survivants des combats perdus. À présent que la génération des combattants de 1936 s’est éteinte et que le temps de la mémoire laisse la place à celui de l’histoire, il devrait être plus facile de porter sur la guerre d’Espagne un regard distancié et de renoncer à l’immuable légende d’une révolution qui aurait pu, qui aurait dû, triompher.
Pour conclure, il faut revenir à l’origine de cette révolution, c’est-à-dire au coup d’État militaire. Contrairement aux révolutions française ou russe, c’est par l’attaque de militaires « factieux » contre la République et le soulèvement populaire pour la défendre que débuta la révolution espagnole. L’affrontement prit aussitôt la forme d’une guerre conventionnelle entre l’armée régulière « gouvernementale » et celle des « rebelles ». Cette guerre, dont on dit qu’elle fut la répétition générale du second conflit mondial, les anarchistes ne l’ont pas voulue, elle s’est imposée à eux. Ils n’en ont choisi ni les modalités ni le moment. Dans les conditions historiques de 1936, leur cause était perdue d’avance.
François ROUX