Opération Renata (Italie) : Lettre de Stecco depuis la prison de Tolmezzo

non fides.fr

lundi 13 mai 2019

Chers compagnons et compagnonnes,
Le moment est venu de dire quelque chose sur ce qui s’est passé en février.
Un peu plus de deux mois se sont écoulés depuis notre arrestation dans le cadre de l’opération Renata, et je peux dire que je suis serein et fort, sûr comme jamais que la lutte continue malgré les coups portés par l’État.

Mon arrestation à Turin, près de Corso Giulio, s’est déroulée dans le calme vers 17 heures. Alors que je quittais le compagnon avec qui je me trouvais, j’ai remarqué le typique policier en civil devant moi à l’arrêt de tram, quelques secondes plus tard je me suis retrouvé encerclé. Je peux dire que tout s’est déroulé avec beaucoup de tranquillité, et je dois dire avec une « gentillesse » ennuyeuse, par opposition à la façon dont mes compagnons et compagnonnes ont été traités dans le Trentin.

Avant de partir pour Trente, je pensais encore que ma détention était liée à certaines peines que j’attendais depuis longtemps. J’ai senti quelque chose d’étrange : trop de gens avec des étoiles [trop de personnes gradées, ndt] dans ces couloirs de la caserne de Turin. Ce n’est que lors de la première visite de l’avocat que j’ai découvert le jour même de mon arrestation, que m’ont été confirmées les mesures alternatives à la prison. Une coïncidence ? Toujours est-il que vers 20 heures, ils me donnent quelques papiers au sujet d’une fouille personnelle [et perquisition] de la maison où je vis. Évidemment, j’ai remarqué « nos » fatidiques 270 bis, 280 bis [1] et une série d’autres infractions. Sur le moment, les dates et les lieux indiqués n’étaient pas compréhensibles, mais ma réaction était compréhensible. Alors que je lisais, je n’ai pas été surpris de ce qui se passait ; pas d’agitation ni de battements de cœur, mais la simple certitude en mes idées et mes croyances, la certitude d’avoir toujours lutté pour les idéaux de justice, de liberté, d’égalité entre tous les hommes et les femmes.
C’est donc avec cette étrange tranquillité que j’ai affronté le voyage à 70 km/h jusqu’à Trento avec quatre Ros [2]. Quand je suis arrivé à la caserne de Trente vers 2 heures du matin, j’ai immédiatement compris l’ampleur de l’opération. La caserne était une fourmilière d’hommes et de femmes en uniforme ou non, de gros attachés-case, dossiers et paperasse.

C’est la troisième fois en 8 ans que l’Etat m’accuse de « terrorisme » avec tant d’autres de mes compagnons et compagnonnes, et je connais un peu ses filets, même si cette fois je suis moi aussi un de ceux qui finissent en prison. Quand ils nous ont fait sortir de la caserne, tout était bien préparé : sirènes et gyrophares déployés pour les photos des misérables journalistes postés le long de la route. J’ai compris que la chasse aux anarchistes avait été étudiée dans les détails les plus infâmes, de manière à servir de grosse caisse pour ceux qui sont en haut, dont les discours contre la liberté – aujourd’hui malheureusement soutenus par une grande partie des exploités – sont renforcés et propagés à la lumière des projecteurs.

Une autre conviction qui m’a gardé, et me garde calme, c’est que quel que soit ce qui m’est arrivé ou qui m’arrive, mes compagnons ne sont pas seulement là, mais ils ont la force de réagir à cette nouvelle attaque. Respirer, même un court instant, l’air de Turin m’a donné de la force. Cette force, qui, des compagnons et de la solidarité de cette ville, s’est transmise à de nombreux endroits. Sentir un climat cohérent, déterminé, ne peut que faire du bien à tous et toutes, malgré les difficultés de ces derniers temps. La quantité de télégrammes et de lettres qui sont arrivés a confirmé ce ressenti.
Depuis de nombreuses années, je pense à ce que mon compagnon Roberto a écrit : « Je l’ai toujours su, lutter pour la liberté, signifie aussi pouvoir la perdre ». Des mots simples, clairs et surtout vrais. Maintenant que je suis en prison, je vois et j’entends des choses qui parfois m’ont échappé (mes deux premières courtes expériences en prison ont été un avant-goût de ce que je vis maintenant). Maintenant, je touche du doigt bon nombre des raisonnements que j’ai fait au cours de ces années de lutte. Rester ici à Tolmezzo, veux dire percevoir comment l’État et son appareil répressif travaillent en permanence et s’informent sur les moyens d’isoler ceux qui s’obstinent à lutter contre eux. Les conditions dans lesquelles nos compagnonnes se retrouvent à L’Aquila sont encore plus difficiles, dans cet hybride entre la section AS2 [section de haute sécurité] et le 41 bis [3].
Ils veulent enlever à cette prison la réputation de lieu de tortionnaires et de bourreaux méritée à l’époque par l’ancienne directrice Silvia Dalla Barca, même si ses mains lourdes sont encore là. Mais maintenant les prisonniers sont pour la plupart en AS, et viennent du sud de l’Italie, ce ne sont pas des étrangers isolés à qui on peut faire tout ce qu’on veut sans que personne ne le sache. La tactique est maintenant différente. La prison est divisée en plusieurs catégories : mafia ici, et là, 41 bis, détenus de droit communs, musulmans, anarchistes, etc. Une tactique qui semble fonctionner, si l’on considère que parmi les quelques « droits communs » qu’il y a, ça s’est battu pour des insultes racistes et différents préjugés, à la grande faveur de la Direction. Je pense qu’il est très utile de comprendre l’évolution des prisons, leur histoire, les changements dans le code pénal, la façon dont les enquêtes sont menées, et pas seulement contre nous, anarchistes, pour comprendre ce qu’il faut dire et faire aujourd’hui, à l’intérieur et à l’extérieur.

Nous sommes aujourd’hui le 25 avril. Certains détenus m’ont demandé si je le fêtais et il était intéressant de voir comment, en quelques minutes, il a été convenu qu’il n’y avait pas de libération. L’histoire du mouvement partisan est très complexe. Je peux montrer du respect pour cette lutte, mais moi aussi je prend parti. Si je pense à cette lutte, je pense à des compagnons comme Pedrini, Tommasini, Mariga, Mariani et bien d’autres, qui ont combattu le fascisme et l’État bien avant le 8 septembre et bien après le 25 avril. Par-dessus tout, ils ne se sont pas battus pour des fins politiques et pour le pouvoir, par leurs sacrifices ils n’ont pas trahi les objectifs s’étaient fixés, en tant de jeunes hommes et jeunes femmes. C’est aussi grâce à ces compagnons, leurs expériences, leurs histoires que j’ai maintenant les connaissances pour affronter la prison avec force et dignité. Pour moi, il y a un fil conducteur qui m’unit à ces compagnons, non pas parce que j’ai le même courage – tant de choses qu’ils ont vécues que je n’ai pas vécues sur ma peau – mais parce que j’essaie humblement de poursuivre les mêmes luttes et les mêmes idées. Je trouve hypocrite que, comme chaque année, dans des journaux comme « Corriere della Sera », on se souvienne d’un grand photographe comme Robert Doisneau, qui pendant la guerre a falsifié des documents pour la Résistance française, et en même temps condamne et criminalise ceux qui fuient les lagers financées par l’Occident où ils sont enfermés parce qu’ils ne possèdent pas de papiers et seulement à travers la fuite et la falsification de papiers peuvent tenter d’échapper aux autorités et rester libres. Cette journée reflète l’hypocrisie de la société dans laquelle nous vivons, où tout peut être le contraire de tout.

Ces temps sont tristes. Les nouvelles des massacres aveugles se succèdent de manière angoissante. Les événements en Libye, au Sri Lanka, en Nouvelle-Zélande, au Venezuela et tous ceux qui sont cachés font partie du même côté de la médaille que les autres massacres perpétrés par diverses armées dans le monde.

Tous ces événements parlent de crimes aveugles, expéditifs et barbares, perpétrés non pas à des fins d’émancipation, mais dans le but de brutaliser la vie pour l’oppression et le pouvoir.
Dans ce contexte de guerres et de changements sociaux de toutes sortes, le mouvement anarchiste est accusé pour la énième fois de son histoire de « terrorisme ». Cette accusation est une grave offense, laquelle a pour but de dénigrer nos idées et nos méthodes. L’Etat, qui utilise les méthodes les plus sales et les plus infâmes, quand il a peur ou en a besoin, va frapper les exploités les plus conscients qui luttent. De bien des façons, les anarchistes se sont défendus contre ces attaques en réaffirmant la justesse de leurs idées et de leurs pratiques au fil du temps.
Moi aussi, j’ai envie de dire ce que j’ai à dire. L’isolement et cette cellule ne peuvent pas me faire taire. Je ne perdrai jamais le désir d’apporter la clarté là où il y a la pire confusion. Pour le faire, je vais citer les faits et les mots de quelques anarchistes.
Depuis de nombreuses années en Russie, les anarchistes et pas que, sont tués, torturés, la propagande bâillonnée, les membres de la famille arrêtés. En 2001, le jeune anarchiste et syndicaliste Nikita Kalin a été tué d’une balle dans la tête à cause de son activité dans l’usine où il travaillait. Beaucoup d’autres ont été frappés par une répression féroce de l’État et de ses serviteurs fascistes, qui n’a fait qu’augmenter ces dernières années. Le 31 octobre 2018, à 8h52, à Arkhangelsk, un jeune anarchiste, Mikhaïl Zhlobitski, meurt déchiqueté par sa bombe au sein de la Direction régionale du FSB (les services secrets russes). Trois agents sont blessés et le bâtiment est endommagé. Ce fait dramatique nous fait comprendre que, d’une part, nous avons perdu un compagnon courageux et que, d’autre part, la responsabilité de ce qui s’est passé incombe à l’État. Si on met face au mur les idées et la liberté, elles répondent avec les hommes et les femmes les plus courageux et les plus déterminés. Ce sont les conditions sociales qui font que des épisodes comme ceux-ci se produisent. Et ce fait n’est pas du « terrorisme ». Nous pouvons maintenant pleurer le compagnon disparu, mais comprendre encore mieux que la lutte doit se poursuivre jusqu’à ce que des faits comme ceux-là ne soient plus nécessaires.

Le 20 septembre 1953, un article de Mario Barbari est publié dans le journal anarchiste « Umanità nova », dans lequel ce compagnon commente ainsi le livre de Giuseppe Mariani sur les événements de Diana [4] en 1921 :
« Et le tyran n’est-il pas un lion affamé – toujours à la recherche d’aspirations conquérantes – alors que dans sa brutalité despotique il n’exclut aucun moyen, contre ceux qui tentent de se libérer de cette tyrannie, dans la crainte que les autres prennent conscience de la réalité qui les écrase ? Le tyran est donc l’expression authentique de la violence et celui qui la combat, combat la violence ».

Nous, les anarchistes, devons garder une boussole qui nous distingue toujours de ceux qui utilisent la violence pour leurs [propres] mauvaises fins. Malatesta l’appelait « gymnastique morale », grâce à laquelle le sens de la violence révolutionnaire est différent de celui de la violence utilisée par l’Etat à travers ses moyens et ses serviteurs. L’une de nos tâches est d’apporter de la clarté à cette société fondée sur la violence, de lutter pour que la brutalité soit finalement remplacée par la fraternité et la solidarité pour tout le genre humain. Peut-être qu’aujourd’hui la bataille pour rester humain est la plus difficile, échapper à la haine qui nous entoure est encore plus difficile. Si nous réussissons, nos objectifs pourront émerger avec force et lucidité.
Avec leurs accusations, ils veulent nous jeter dans un panier dont le contenu est plus que pourri ; au lieu de cela, nous, nous devons rester intègres face à la barbarie.

Barbani [5] continua :
« Il ne s’agit donc plus de violence ou de non-violence ; d’aimer ou de haïr ; de comprendre ou de compatir ; mais de lutter avec toute nos énergies d’hommes conscients pour éradiquer la tyrannie et éliminer le joug de l’esclavage matériel et spirituel ; c’est pourquoi nous encourageons chacun à se comprendre pour comprendre en même temps les autres. Si demain une nouvelle aube nous trouvait présents dans la réalité d’une révolte d’opprimées et de naufragés humains, nous ne dédaignerions pas d’être présents dans le rugissement des barricades et alors même nous serions sûrs de ne commettre aucune violence, mais de combattre la violence ! »

Le livre Mémoires d’un anarchiste de Giuseppe Mariani [6] m’a permis plus d’une fois de faire de profondes réflexions, ce qui m’a aidé à avoir une vision claire des pratiques et méthodes. Je termine ce discours avec les mots de Gigi Damiani dans l’introduction du livre de Mariani :
« Mais l’histoire nous enseigne qu’il y a des moments où la violence devient une nécessité sociale. Il faut seulement, dans la mesure du possible, qu’elle ne frappe pas aveuglément et qu’elle ne fasse pas payer aux humbles les fautes des grands ».

Je pense qu’en ce moment, malheureusement aussi à cause des attaques de l’Etat contre notre mouvement, nous avons l’occasion de revenir avec encore plus de force pour parler de nos idées, pratiques et rêves. Des espaces , même petits, s’ouvrent et nous devons critiquer les mouvements réformistes et de mauvaise foi. Au cours des derniers mois, beaucoup de gens se posent diverses questions vis à vis de l’orientation que prend cette société, surtout avec les cortèges [manifestations] d’opinion qui ont malheureusement un caractère défensif, réformiste et non partageable. C’est à nous, avec ceux qui sont avec nous, de créer des ruptures et de stimuler la réalité de telle sorte que cette reprise de conscience ténue aille à la racine des problèmes sociaux et ne soit pas séduite par des mots tels que démocratie-droits-progrès-civilisation. La clarté et nos pratiques sont aujourd’hui fondamentales pour réussir à créer un rapport de force nécessaire pour faire reculer l’État et les maîtres dans leurs intentions. Là aussi, nous avons besoin d’une saine gymnastique.

Et si des procureurs au dessus de tout soupçon tel que Raimondi et les procureurs de Turin et de Trente s’étonnent de la solidarité exprimée à nous [autres], anarchistes, en invitant la soi-disant société civile à rester à distance, cela signifie que la route est bonne, et ne peut que me rendre heureux. Nos luttes, notre propagande, nos pratiques, même si elles sont modestes, effraient d’une certaine manière ceux à qui de droit.

Je remercie sincèrement tous les compagnons et compagnonnes qui, ces derniers mois, ont déployé tant d’efforts pour poursuivre les luttes et la solidarité envers nous tous en prison. Je remercie tous ceux qui, à travers les assemblées, les revues, approfondissements, poursuivent le débat et le développement de nos idées.
Ma sincère proximité va aux compagnons enquêtés et enfermés en prison pour les procès « Scripta Manent », « Panico », « Scintilla » et tous les compagnons détenus dans les prisons d’un peu partout.
Ma plus vive inquiétude va à la compagnonne anarchiste Anahi Salcedo, enfermée en Argentine dans des conditions physiques précaires et sans soins appropriés.
Un salut fraternel va à tous les compagnons fugitifs qui marchent dans les rues du monde.
Encore une fois :
Pour la révolution sociale, pour l’Anarchie

Prison de Tolmezzo, le 25 avril 2019
Luca Dolce dit Stecco.

Pour écrire à Stecco :

Luca Dolce
Casa Circondariale di Tolmezzo
via Paluzza 77

33028 Tolmezzo (Udine)
Italie

Note :lors de l’atelier d’écriture  aux prisonniers la question  qui est  luca Dolce? Car le blog le laboratoire n’a pas publié de texte