EN réponse à l’apologie du 25 avril 1974 ( le 17/04 /2019 au laboratoire anarchiste),

Les situationnistes au Portugal (1975)

…) La direction staliniste du Portugal actuel — qui s’est installée partout beaucoup plus vite qu’elle ne développait ses forces réelles, et qui craint maintenant les élections, ou même la diversité syndicale, et qui fait interdire par ses militaires les manifestations séparées où les socialistes auraient pu montrer leur force en regard des siennes — se voir en ce moment gravement menacée par des manifestations gauchistes (qui, à Porto, ont eu l’appui des soldats). Que font nos Portugais en cette circonstance ? Pitié, je le crains. Je n’ai plus aucune lettre d’eux ; ce qui fait maintenant trois mois de silence, au moins.

Lettre de Guy Debord à Gianfranco Sanguinetti, 31 janvier 1975.

Lettre de Guy Debord à Afonso Monteiro

24 février 75

Cher Ulysse,

J’ai été très content de recevoir ta lettre du 14 février ; d’abord pour son magnifique contenu, et aussi parce que nos communications (quoiqu’elles aient continué via Florence) étaient ici interrompues depuis assez longtemps. Sans doute quelques lettres se sont perdues pendant la longue grève des postiers français.

J’avais lu, sur cette manifestation [Le 7 février 1975, à l’appel du Comité interentreprises, plus de 20.000 travailleurs manifestent dans les rues de Lisbonne contre le chômage et la présence au Portugal des troupes de l’OTAN] d’une importance immense, le seul article ci-joint du Monde, où on sent l’embarras d’en dire tant, l’impossibilité de l’éviter, et l’espoir que personne n’en remarquera tout l’insolite et le terrible : j’imaginais en comparaison un journal anglais, en janvier 1793, qui aurait jusque-là caché la révolution française à ses lecteurs, et qui annoncerait un jour, en quelques lignes de la seconde page, que le roi a été guillotiné, comme le fait du monde le plus naturel ; et dans les jours suivants on ne reparle plus que de petites discussions constitutionnelles.

Il est clair que jamais le prolétariat moderne n’est allé aussi loin jusqu’ici, même pas en Hongrie où tant de facteurs étrangers faussaient le jeu. On comprend donc aisément pourquoi staliniens, militaires et autres, courent aux élections [Fixées au 25 avril 1975] de la Constituante. Le stalinisme et son syndicalisme voient toute leur base se dérober sous eux. Le MFA [Le Mouvement des forces armées (issu du Mouvement des capitaines fondé en septembre 1973) sera institué organe supérieur de la révolution après l’échec du putsch militaire du 11 mars 1975 organisé par les partisans du général António de Spínola] tire à présent sa force principale d’être «institutionnalisé», et non plus d’être le commandement effectif des soldats et des marins. On veut donc faire apparaître d’urgence, par des élections, une légalité que l’on défendra (et ils doivent même souhaiter une bonne dose de députés classiquement réactionnaires, pour en jouer selon les opportunités). Voilà en tout cas une Constituante que Cunhal ne dissoudra pas ! Le principal modèle stratégique de tous ces gens-là, c’est la situation française de 1848. Soyez bien sûrs qu’ils veulent, et qu’ils préparent, des journées de juin [Journées d’insurrection, du 23 au 26 juin 1848, réprimées dans le sang (plus de 4000 morts)]. Le stalinisme mondial, comme la bourgeoisie de tous les pays, doivent réprimer par tous les moyens des ouvriers qui en sont arrivés là. Personne ne peut croire que des élections, quelles qu’elles soient, seraient par elles-mêmes capables de tromper, ni même de faire patienter un mois, des ouvriers qui, dans une telle situation, ont ainsi formé une organisation autonome interentreprises (cela même que nous avions en l’esprit de leur préconiser depuis mai 1974). Faites donc entrer désormais dans vos calculs toutes les formes d’affrontement, sans exception.

Ce que j’aimerais comprendre mieux, c’est votre propre position comme force pratique. Quel est en ce moment le degré de votre «influence», je ne dis pas sur le plan théorique, mais sur le plan des contacts directs ? Que faites-vous principalement, et que pouvez-vous faire ? En quoi peut-on vous aider ?

Peut-on considérer qu’à présent le prolétariat dit tout lui-même, et s’est mis en état d’imposer par la force tout ce qu’il dit ? Quelles idées dominent le Comité interentreprises ? (Par exemple, quelle est sa position sur les élections, à quel point sentent-ils que les staliniens voudront les abattre par les armes ?)

Qui sont ceux qui y ont été délégués par les commissions ? (Y a-t-il un certain rôle des groupes gauchistes ? Et lesquels ?) Comment pouvez-vous vous adresser à ces assemblées, à ce comité, etc. ? Par exemple, je suppose qu’il faut tout de suite, par des affiches, montrer le sens profond de cette organisation autonome, la logique même de son action, et mettre en garde contre tout ce qui va la combattre.

En tout cas, le point atteint déjà doit contenir un enseignement qui n’a pu être observé nulle part dans le monde depuis qu’on y développe la nouvelle théorie de la révolution. Instruisez-vous donc au maximum (Rayo a-t-il poursuivi son livre, et est-ce bientôt fini ?) Et si on peut, en plus, obtenir cette fois une victoire ce sera encore plus original dans le champ de nos connaissances et de nos expériences.

Amitiés à tous,

Glaucos

P.-S. : Cher Ulysse, j’avais si soigneusement rangé l’adresse de Pénélope [Antónia Monteiro] (que tu me dis maintenant d’utiliser) que je ne peux la retrouver. Veux-tu me l’envoyer encore une fois ?

Les ouvriers au Portugal se parlent à tout instant ; et ils disent :

La révolution n’est pas la tempête, c’est un fleuve majestueux et fertile. On ne rêve que lorsque l’on dort. La fraternité n’est pas un mythe. Dans le malheur, les amis augmentent. Vous qui entrez, laissez tout désespoir. C’est ici que demeure la sagesse des nations. L’homme est le vainqueur des chimères, la nouveauté de demain, la régularité dont gémit le chaos, le sujet de la conciliation. Il juge de toutes choses.

Il faut compter désormais avec la raison, qui n’opère que sur les facultés qui président à la catégorie des phénomènes de la bonté pure. Le mal s’insurge contre le bien ; il ne peut pas faire moins. Dans la nouvelle science, chaque chose vient à son tour, telle est son excellence.

Nous naissons justes. Chacun tend à soi. C’est envers l’ordre. Il faut tendre au général. La pente vers soi est la fin de tout désordre, en guerre, en économie.

Nous sommes si peu présomptueux que nous voudrions être connus de la Terre, même des gens qui viendront quand nous n’y serons plus. Le désespoir est la plus petite de nos erreurs. Lorsqu’une pensée s’offre à nous comme une vérité qui court les rues, que nous prenons la peine de la développer, nous trouvons que c’est une découverte.

Il faut tout attendre, rien craindre du temps, des hommes. Les révolutions des empires, les faces des temps, la fin des nations, cela vient d’une classe qui rampe, ne se réveille qu’un jour, détruit le spectacle de l’univers dans tous les âges.

Il y a plus de vérités que d’erreurs, plus de bonnes qualités que de mauvaises, plus de plaisirs que de peines. Rien n’est fait. L’on vient trop tôt depuis plus d’un siècle qu’il y a des prolétaires, et qui veulent abolir les classes. Sur ce qui concerne l’émancipation sociale, comme sur le reste, le moins bon est enlevé. Nous avons l’avantage d’agir après les anciens révolutionnaires, et les habiles d’entre les modernes. Nous sommes susceptibles d’amitié, de justice, de compassion, de raison.

Et c’est parce qu’ils disent cela que les ouvriers portugais sont un scandale et une abomination pour toutes les classes propriétaires du monde, qui doivent donc les abattre au plus tôt par tous les moyens. Le capital et la bureaucratie ont juré leur perte, et tous leurs agents y travaillent de concert, Cunhal et Kissinger, Franco et Brejnev, Giscard et Mao ; car le ridicule et la misérable futilité de la pratique réelle et des justifications spectaculaires des pouvoirs exploiteurs qu’ils représentent se dévoilent instantanément en face du sérieux et de la grandeur du projet dont les travailleurs portugais donnent l’exemple. Mais ceux-ci, parce qu’ils jouissent en ce moment de tant de liberté (le bourgeois fuit, le syndicaliste se cache, les soldats commandent aux officiers) croient qu’il n’y a presque plus d’État.

Le prolétariat portugais dit encore que, tant que ses amis ne mourront pas, il ne parlera pas de la mort. Il ignore que le temps n’attend pas, que la bonté ne suffit pas, que la chance est changeante, et que la méchanceté ne rencontre jamais de générosité assez grande pour la satisfaire.

Lettre de Guy Debord à Afonso Monteiro

[Mars 1975]

Cher Ulysse,

Après avoir rencontré successivement Pénélope et le capitaine Rayo, qui m’ont transmis une multitude d’informations inédites, et tout bien considéré sur cette base, le résumé le plus concis de ma propre opinion peut se résumer ainsi :

1. Le Portugal connaît actuellement une révolution prolétarienne ; et elle sera presque certainement vaincue.

a) Les staliniens, qui depuis avril auraient préféré garder Spínola [Le général Spínola s’exile après l’échec du putsch militaire], n’ont pas pu assez enrayer le mouvement des masses pour que Spínola puisse encore leur faire confiance (Spínola veut dire : les forces capitalistes qui voulaient céder le minimum de leur possession de la société, donc établir une modernisation de type gaulliste ; et maintenant ces forces devront céder beaucoup aux capitaines et aux staliniens puisqu’ils doivent par eux-mêmes faire rentrer dans l’ordre les travailleurs). Le prix de ce retour à l’ordre capitaliste international peut être un pouvoir socio-politique de type péruvien, voire même cubain. À défaut de ceci, le prix à payer, peut-être  plus élevé du point de vue des intérêts supérieurs de cet ordre, est une intervention étrangère (mais la situation intérieure actuelle de l’Espagne [Juan Carlos, chef de l’État par intérim (agonie de Franco), est confronté à une série d’attentats] paraît lui interdire en tout cas de lancer son armée dans une entreprise si risquée).

b) La répression essaiera sans doute d’habituer les travailleurs à ses exigences en commençant par s’exercer sur des groupes gauchistes particuliers.

c) C’est maintenant que le pouvoir actuel doit commencer cette répression, s’il le peut. L’existence de la Constituante pourra lui servir à renforcer cette répression.

d) Du fait capital qui sera constitué par l’ampleur que devra prendre cette répression (ce qui dépend de la résistance dont les travailleurs seront capables), sortira très exactement la nature du prochain pouvoir oppressif au portugal. Ou, incessamment, la victoire éventuelle des travailleurs.

2. Votre action publique dans le mouvement est restée au-dessous de ce qui pouvait être fait, parce que vous avez pris des positions excellentes, mais trop rarement.

a) Ce que vous avez publié au début a été certainement très utile ; si vous aviez poursuivi régulièrement ce travail à chaque étape, en exposant chaque nouveau développement pratique, vous auriez eu vite de bien plus grands moyens de vous faire entendre, et au long de la série précipitée des événements qui vous confirmaient chaque fois, vous auriez trouvé peu de contradiction théorique.

b) Je crois que vous avez trop pris plaisir à arrêter les tanks et à enfoncer des portes de prison. il fallait le faire, mais pas en une si longue exclusivité car bien d’autres l’auraient fait de toute façon ; tandis que personne n’a dit ce que vous auriez pu dire dans les moments où vous vous taisiez.

c) Je regrette un peu que vous ne m’ayez pas appelé en septembre. Il me semble qu’à ce moment — quelques jours avant le 28 [Le 28 septembre 1974, les masses populaires provoquent l’effondrement de la droite (Spínola démissionne)] — vous n’avez pas tenu assez compte de la première manifestation autonome des ouvriers, dont je vois seulement maintenant le tract, réservé dans la forme, mais qui contenait des allusions radicales bien claires.

d) Selon moi, c’est de cela, et c’est là, qu’il fallait parler. Que des intellectuels imbéciles lisent à la radio des passages de La Société du spectacle, voilà justement ce qui n’est pas l’emploi de la théorie révolutionnaire dans un moment révolutionnaire.

e) Dans le stade qui est atteint en ce moment, je suppose qu’il est bien tard pour que des groupes avancés aux moyens très limités puissent avoir une grande utilité : car tout va se jouer sur une scène beaucoup plus vaste, et les trois coups sont frappés.

3. La situation révolutionnaire du Portugal est presque totalement inconnue à ce jour dans tous les milieux — mêmes extrémistes — de tous les pays : quoi qu’il puisse arriver à présent, il va être important de publier à l’extérieur le maximum de vérité.

a) Le manuscrit du livre que Rayo a apporté est si éloquent pour décrire la révolution moderne en général que les deux tiers pourront aussi bien être appliqués à une révolution qui surviendra un jour en Angleterre ; en revanche le défaut est que le Portugal n’y paraît pas assez, parce que vous l’aviez sous les yeux tandis qu’ailleurs, je le répète, tout ceci reste ignoré (Rayo me signale que, contrairement à ce que je croyais, un nombre infime d’étrangers sont venus au Portugal, autrement qu’en touristes pour de brèves vacances, et ceux-là naturellement n’ont rien vu ni rien compris de profond).

b) J’ai donc proposé à Rayo, qui était d’accord, d’ajouter un chapitre entièrement composé d’anecdotes significatives : considérant que, pour chaque situation révolutionnaire jusqu’ici, on ne peut jamais en lire qu’éparses, dans une ou deux dizaines des livres les meilleurs, qui ont été conservées à chacune, et à raison de deux ou trois seulement par livre, le plus souvent. Ce procédé aura donc le mérite de la nouveauté.

c) Envoie-moi vite tous les articles ou documents que tu juges utile d’ajouter dans ce livre.

Affectueusement à tous,

Glaucos

Au Portugal

— Quand atteint-on le point culminant de l’offensive (qui a été très clairement prononcée contre le vieux monde) ?

C’est quand ce qu’on a gagné commence à «nous coûter trop cher» — à nous affaiblir par les résistances que ce résultat provoque — si nos forces n’ont pas détruit totalement l’adversaire — si nous sommes affaiblis, non certes en valeur absolue, par rapport à avril 74, mais par rapport à la bataille d’aujourd’hui et de demain, la tâche qui est devant nous, si à ce jour nous n’avons pas trouvé toutes les forces qui seront nécessaires pour l’accomplir. À partir d’un tel moment, tout se renverse et l’on recule partout, sauf si l’on peut faire vite la paix. Mais il n’y a pas de paix possible entre l’ordre du monde et le mouvement prolétarien du Portugal.

(…) Si tu as maintenant le projet de voyager, je pense que tu pourrais rejoindre notre ami Rayo. Mais peut-être devrais-tu passer me voir à Paris avant ? (téléphone : 278 30 26). Au pays de Rayo, il y a aussi beaucoup d’aventures, et finalement plus périlleuses, mais qui ont heureusement plus de grandeur. Il faudrait que nous puissions communiquer avant cela, car il est important que je te mette en garde contre une ou deux personnes dangereuses (je te signale tout de suite qu’il me paraît qu’on ne peut pas faire confiance à celui de nos amis communs qui a vécu quelque temps en Angleterre [Davide de Ambrosi], à cause d’erreurs de jugement assorties d’imprudences très funestes).

Lettre de Guy Debord à Paolo Salvadori, 16 mars 1975.

Lettre de Guy Debord à Afonso et Antónia Monteiro

10 avril 75

Cher Ulysse, et chère «Portugaise ensablée»,

Je suis très touché par vos invitations à venir maintenant à Lisbonne.

Je comprends très bien, par tous les symptômes concordants, qu’une révolution prolétarienne se manifeste de plus en plus au Portugal (et vous n’ignorez pas que toutes les forces exploiteuses du monde entier vont tout faire pour l’arrêter).

Je n’ai jamais envisagé de passer un instant dans ce pays comme un touriste — à la Ratgeb ; ce qui veut dire que ma venue a toujours été suspendue à ce que je pourrais éventuellement y faire d’utile pour le mouvement. En ce sens, je regrette un peu que vous ne m’ayez pas dit de venir en octobre, car peut-être aurait-on pu formuler ensemble pendant l’hiver, et divulguer, un peu plus de ces analyses et perspectives dont le plus riche moment révolutionnaire n’est jamais trop riche ?

Maintenant, les choses ont sans doute atteint un tel développement que des groupes avancés aux moyens limités ne peuvent peut-être plus rien faire de très important ? Car tout va se jouer sur une scène beaucoup plus vaste, et déjà les trois coups sont frappés. Qu’en pensez-vous ?

Comme la situation portugaise réelle est presque totalement inconnue à ce jour dans tous les pays (même parmi les milieux extrémistes), nous avions pensé sortir au plus vite ici un livre, en développant un peu les textes apportés par Rayo (notamment en y ajoutant un ensemble d’anecdotes significatives).

Cependant, depuis hier, j’en suis arrivé à une rupture complète et définitive avec Rayo : non pour une opposition sur des thèses politiques — quoiqu’il reste volontiers fumeux sur ces questions —, mais à cause de ses maladroits truquages, vite démasqués par tout le monde, sur la plus futile des histoires personnelles, dont on n’arrive même pas à concevoir clairement le but (je note pourtant empiriquement que rien ne se passe simplement si on met la main sur les jolies Portugaises). bref, Rayo étant devenu ce qu’il est, je comprends très bien que L[eonor] ait préféré aller aux antipodes plutôt que de faire des excuses à cet individu !

J’attends de vos nouvelles. Je vous embrasse.

Glaucos

(…) Le livre sur le Portugal est heureusement fini. Et l’ampleur merveilleuse de l’échec électoral des staliniens [Qui n’obtiennent que 12,5% des voix aux élections du 25 avril] nous laissera peut-être le temps de le diffuser avant l’acte suivant.

Lettre de Guy Debord à Gérard Lebovici, 26 avril 1975.

(…) J’espère recevoir bientôt La Guerre sociale ; et que le temps d’arrêt au Portugal laissera le livre atteindre les librairies (mais la radio n’apprend que les staliniens, vraiment enragés par la marche du monde, ont déjà osé s’emparer à force ouverte d’un journal socialiste [República] : et combien de temps les ouvriers laisseront-ils Soares capituler en leur nom ?). Vous semblez avoir très bien travaillé avec Roy [Claude Roy, écrivain et journaliste au Nouvel Observateur, par ailleurs beau-père de Jaime Semprun], ce fin critique. Cette parution sera donc le Jugement dernier de son influence et de son talent de journaliste. (…)

Lettre de Guy Debord à Anne Krief et Jaime Semprun, 20 mai 1975.

(…) La Guerre sociale au Portugal est magnifique, et sortie dans d’excellents délais [Achevé d’imprimer le 16 mai 1975]. Les nouvelles lâchetés de Soares lui laissent le temps de faire tout son effet. (…)

Lettre de Guy Debord à Gérard Lebovici, 29 mai 1975.

Lettre de Guy Debord à Jaime Semprun

31 mai 75

Cher Jaime,

Le livre est magnifique. Je crois que c’est la première fois que l’on peut lire un tel livre avant la défaite d’une révolution. jusqu’ici, la conscience arrivait toujours trop tard, au moins dans l’édition ! Ce coup d’éclat fut permis aussi par la lenteur du processus portugais, produit de la grande faiblesse de toutes les fractions qui coexistent dans un déséquilibre de tous côtés ralenti (faiblesse certaine en regard de l’immensité de leurs tâches, car même la tâche répressive dont s’est chargé le stalinisme n’est pas une petite affaire).

L’importance d’une traduction espagnole est extrême. À Barcelone, ce serait évidemment beaucoup mieux. Mais Ruedo ibérico me paraît acceptable pour un pavé de cette envergure (ce sont ses autres livres qui souffriront du voisinage, non celui-ci), si une publication immédiate y était assurée. L’urgence doit primer toute autre considération. Dans la meilleure éventualité, l’édition de Barcelone restera longtemps incertaine, du fait de la censure.

Je ne pense pas que des gauchistes aient eu la moindre importance dans l’affaire du journal República (ou alors quelques négligeables gauchistes, du type trotskiste-kriviniste qui se collent au PC, et seraient alors, pour une fois, manipulés par les staliniens). Leur évocation était avant tout, dans la presse stalinophile française, une nouvelle variante de la fameuse thèse des «extrémismes symétriques» en Italie. Il suffit de constater que le sabotage visait initialement à interdire la parution d’un article contre l’Intersyndicale. Séguy appelle cela un simple conflit du travail ; et Marchais commence à instruire tous les naïfs idéologues autogestionnistes à la Ratgeb sur la complexité de leurs problèmes futurs, en déclarant qu’il est bien étonnant que des «partisans de l’autogestion» s’indignent d’un noyautage réussi parmi les travailleurs de telle ou telle entreprise.

Soares a naturellement renoncé à tout, tout de suite et contre rien, puisque des grévistes de Marinha-Grande annonçaient qu’ils allaient marcher sur Lisbonne pour le soutenir (Le Monde du 23 mai). De sorte que Le Monde nous présente l’armée portugaise «au bord du Rubicon» : comme si elle ne l’avait pas déjà passé voici treize mois, et comme si elle ne s’y était pas émiettée alors. Et comme nouveau record du raisonnement du monde à l’envers, j’entends ce matin la radio se réjouir de ce que Soares ait obtenu satisfaction puisqu’il est revenu au gouvernement [Le parti socialiste avait gagné les premières élections libres, en avril, avec 37,9% des voix], mais assurer qu’il devra en contrepartie (de quoi donc ?) ne plus faire mine de boycotter les séances de ce gouvernement. Il n’a eu d’autre satisfaction, ayant pris un historique crachat dans la gueule, que celle de montrer qu’il était encore capable d’en recevoir d’autres à l’avenir. Enfin, le livre ne pouvait paraître à un meilleur moment : les mass media n’avaient jamais tant parlé du Portugal que depuis une dizaine de jours.

Pour goûter la suite dans toutes ses nuances, tu devrais aussi lire, ou relire, Cromwell et les Niveleurs, paru voici quelques années dans la collection «Archives» [Les Niveleurs, Cromwell et la République, présenté par Olivier Lutaud]. Le seul exemple d’une armée s’identifiant à un authentique mouvement social révolutionnaire, c’est l’armée de la République anglaise. Ce qui reste de l’armée portugaise, je veux dire de la base, est peut-être à la veille de montrer le deuxième exemple.

(…)

Guy

P.-S. : Ci-joint un mot qui me suit de Paris. Tu pourrais téléphoner à ce Portugais «de la part de Glaucos, actuellement en voyage» — et peut-être le voir, avec toute la prudence qui s’impose ?

Lettre de Guy Debord à Jaime Semprun

Mardi 24 juin [1975]

Cher Jaime,

L’étrange pouvoir portugais continue à tourner en rond dans une indécision tragi-comique, pour conserver un statu quo ante qui le fuit de toutes parts, et qui même n’a jamais existé. Deux vraies forces continuent, pendant ce temps, à avancer très audacieusement l’une contre l’autre, en négligeant de plus en plus l’inconsistant M.F.A. : les cyniques noyauteurs staliniens, et les ouvriers des Conseils.

Les ouvriers révolutionnaires, par les conséquences qu’entraîne leur pression grandissante, ont déjà virtuellement placé le mitterrandisme dans une situation impossible, qui doit désormais apparaître jusque dans le spectacle et, pour ne rien dire de l’Espagne, ils constituent le principal barrage devant la perspective stalinienne en Italie, après son récent triomphe électoral [Au sein du gouvernement de la coalition] (lequel a désigné le cui prodest dans la «stratégie de la tension» des cinq dernières années). «Ils peuvent… même vaincre.» [«Les prolétaires portugais ont précipité le cours de l’histoire moderne. Ils peuvent le précipiter encore plus, et même vaincre.» Jaime Semprun, La Guerre sociale au Portugal.]

Tu as vu l’article sur la manifestation du 17 juin [Manifestation organisée par les Conseils révolutionnaires des travailleurs, soldats et marins, auxquels s’était joint le cortège des ouvriers des chantiers navals, réclamant la dissolution de l’Assemblée constituante], dans Le Monde du 19, évoquant enfin une réalité qui «donne déjà à réfléchir», et «des mots d’ordre qui, il y a quelques jours, auraient été impensables» (vraiment ?). Et donc, après que Touraine ait apporté la dernière récolte de son confusionnisme, dans le même torchon daté du 24, Duverger nous apprend qu’aucune république de conseils n’a jamais pu fonctionner : de mémoire de rose, on n’a jamais vu mourir un jardinier. C’est la panique de 1968 qui revient, avec les mêmes arguments, mais cette fois avant le choc principal, au lieu de pontifier après l’orage. Elle produira donc des records de falsification et censure.

Pour ce que j’en sais en ayant écouté hier la radio pendant dix minutes, j’ai la forte impression que le document de Moscou publié par Tesson est un faux [Le Quotidien de Paris du 23 juin 1975 reproduisait la page du journal República qui faisait état d’un document secret par lequel le Kremlin établissait en cinq points la marche à suivre pour que le parti communiste portugais prenne le pouvoir] ; et que Marchais le savait déjà. C’est trop beau, et trop bête, pour être vrai. Même dans ce cas probable, l’affrontement Soares-staliniens va grandement rebondir. Si Soares est tombé dans un tel piège, on peut supposer que le service qui a fabriqué le document — et alors, grossier et démontable à souhait — est un service de l’Est. Et on entendra de beaux cris contre Soares, calomniateur professionnel, pour presser les socialistes européens de se désolidariser de lui, comme aujourd’hui les staliniens d’Europe sont pressés partout de renier Cunhal.

Il faut donc que ton livre touche tout de suite un large public. C’est bien qu’il soit exposé dans les librairies, parce que c’est dialectiquement la conséquence et la cause de son achat par une partie des lecteurs possibles. Mais il faut briser le silence de la presse, et vite. Que n’importe qui en écrive n’importe quoi (et surtout s’il en dénonce l’irresponsabilité catastrophique, comme peut faire Papaioannou), voilà ce qui est nécessaire et suffisant. Si Roy a la moindre dignité, il doit apporter à l’Observateur un de ces articles dithyrambiques dont il a le secret, en exigeant d’être publié sous menace de sa démission immédiate pour protester contre une telle censure pro-stalinienne : ce qui ferait quelque bruit dans l’intelligentsia soumise, et gênerait certainement beaucoup Daniel.

Je crois qu’il faut passer un placard sans perdre un instant ; en effet, c’est utile dans la page du Monde qui parlera du Portugal. Le texte que tu évoques serait bon en tout cas ; mais a le défaut de ne pas se distinguer, par cette phrase isolée, du gauchisme ordinaire, car le stalinisme n’y est pas directement mis en cause. Quelque chose pourrait aussi être fait (car ceci mérite deux ou trois publicités successives) en commençant par cette citation :

«La présence de deux mille travailleurs d’une même entreprise dans un cortège auquel le parti communiste a instamment prié de ne pas se mêler donne déjà à réfléchir» (…) «La capitale a entendu des mots d’ordre qui, il y a quelques jours, auraient été impensables : “Dissolution immédiate de l’Assemblée constituante !”, “Gouvernement populaire maintenant !”, et surtout le slogan le plus repris de la soirée : “Dehors la canaille, le pouvoir à ceux qui travaillent !” Dominique Pouchin, Le Monde du 19 juin 1975.

Ce qui était impensable ici a déjà été fait et pensé ailleurs :

LA GUERRE SOCIALE AU PORTUGAL, etc.

Avec peut-être la mention : «Achevé d’imprimer le 16 mai 1975» ? Enfin, vois tout ce que notre éditeur est capable de faire. C’est l’heure.

Que nos Portugais ensablés ne se manifestent pas, je n’en suis pas surpris. Après le 28 septembre, le mouvement commençait visiblement à les dépasser. De plus, on doit prévoir un phénomène affectif, typiquement pro-situ, de jalousie : ceux qui n’ont rien fait t’en voudront pendant dix ans d’avoir fait ce livre. Dans ce milieu, il n’y a que moi que l’on veut bien pardonner d’avoir fait parfois quelque chose de bon, et encore est-ce d’extrême justesse et très disgracieusement.

(…)

Guy

(…) Je suppose que tu as admiré comme moi le livre que Jaime, seul au milieu de la déroute de tant d’incapables, a écrit en faveur de la révolution portugaise. (…)

Lettre de Guy Debord à Gianfranco Sanguinetti, 1er juillet 1975.

(…) Au Portugal, «notre parti» a fait des progrès immenses. La lutte ouverte entre les staliniens et leurs généraux d’une part, Soares et tous les modérés ou contre-révolutionnaires classiques d’autre part, semble être la lutte finale pour décider de qui sera maître de l’État qui doit affronter les ouvriers, les faire taire et les remettre au travail dans le plus bref délai — ou périr. (…)

Lettre de Guy Debord à Gianfranco Sanguinetti, 24 juillet 1975.

(…) Les dernières nouvelles de Lisbonne étaient si obscures, et si à côté du sujet (et notamment de toutes mes questions), que je me suis lassé d’y répondre. La crise paraît en effet à un tournant décisif, et le talent de nos pauvres amis tout à fait insuffisant pour y jouer actuellement un rôle notable. Je suis tout à fait sûr de connaître bientôt (mais peut-être après la défaite) une quantité de Portugais qui agissent en ce moment selon nos perspectives. Mais la bande d’Afonso-Rayo aura manifestement consacré toutes ses rares énergies, depuis six mois, à faire écran entre ses gens-là et moi. À titre de «propriétaires historiques» des anciennes relations avec moi, ils ont craint de me voir rencontrer ces gens, qui peuvent tant critiquer leur longue insuffisance, et contemporaneamente ils ont eu l’intention de me montrer à certaines personnes choisies. D’où une multitude d’invitations pressantes à me rendre à Lisbonne en avril ; alors que c’est en octobre 1974 qu’ils auraient bien fait de m’appeler. J’ai donc répondu que je n’étais pas Ratgeb, pour me satisfaire d’un moment de tourisme inactif, dans l’atmosphère des cafés intellectuels d’un pays en révolution ; et aussi pour assumer, et couvrir, de la sorte une part de cette honteuse inactivité. Comme tu as bien voulu le dire récemment, et avec une grande justesse, «il n’y a pas trois grands hommes en France», et j’ai fait savoir que l’un d’eux ne se déplace, à ce stade, que s’il est appelé par une assemblée autonome d’ouvriers ! Tu sens combien cette réponse a dû déplaire.

Lettre de Guy Debord à Gianfranco Sanguinetti, 15 août 1975.

(…) Il y a des gens qui comprennent, et d’autres qui ne comprennent pas, que la lutte des classes au Portugal a été d’abord et principalement dominée par l’affrontement direct entre les ouvriers révolutionnaires, organisés en assemblées autonomes, et la bureaucratie stalinienne enrichie de généraux en déroute. (…)

(…) L’hostilité est naturellement plus grande chaque fois que s’expriment sur mon film ceux qui sont, politiquement, des réactionnaires. C’est ainsi qu’un apprenti bureaucrate veut bien approuver mon audace de «faire un film politique non pas en racontant une histoire, mais en filmant directement la théorie». Seulement, il n’aime pas du tout ma théorie. Il subodore que, sous l’apparence de «la gauche sans concession», je glisserais plutôt vers la droite, et c’est parce que j’attaque systématiquement «les hommes de la gauche unie». Voilà précisément les vocables exagérés dont ce crétin a plein la bouche. Quelle union ? quelle gauche ? quels hommes ?

Ce n’est, bien notoirement, que l’union des staliniens avec d’autres ennemis du prolétariat. Chacun des partenaires connaissant bien l’autre, ils trichent maladroitement entre eux, et s’en accusent à grands cris chaque semaine ; mais ils espèrent pouvoir encore tricher fructueusement en commun contre toutes les initiatives révolutionnaires des travailleurs, pour maintenir, comme ils en conviennent eux-mêmes, l’essentiel du capitalisme, s’ils n’arrivent pas à en sauver tous les détails. Ce sont les mêmes qui répriment au Portugal, comme naguère à Budapest, les «grèves contre-révolutionnaires» des ouvriers ; les mêmes qui aspirent à se faire «compromettre historiquement» en Italie ; les mêmes qui s’appelaient le gouvernement du Front Populaire quand ils brisaient les grèves de 1936 et la révolution espagnole.

La gauche unie n’est qu’une petite mystification défensive de la société spectaculaire, un cas particulier dont la vie est brève, parce que le système ne s’en sert qu’occasionnellement. Je ne l’ai évoquée qu’en passant dans mon film ; mais, bien entendu, je l’attaque avec le mépris qu’elle mérite ; comme depuis nous l’avons attaquée au Portugal, sur un plus beau et plus vaste terrain. (…)

Guy Debord, Réfutation de tous les jugements, tant élogieux qu’hostiles, qui ont été jusqu’ici portés sur le film «La Société du spectacle» (septembre 1975).

(…) Franco meurt comme le Cousin vit : avec une scandaleuse lenteur ! (Et comme la guerre civile s’avance au Portugal : tu remarques que ce J. Neves [Colonel dans les unités de commandos, Jaime Neves veillait au contrôle des troupes, prêt à intervenir. Un coup de force sera tenté le 25 novembre 1975.], dont j’avais remarqué l’avenir dès juillet, monte comme une étoile vers le rôle de nouveau Kornilov local.)

Lettre de Guy Debord à Gianfranco Sanguinetti, 28 octobre 1975.

Lettre de Guy Debord à Gianfranco Sanguinetti

Vendredi 31 octobre 75

Cher Gianfranco,

Une Portugaise est venue hier me voir. Entre une douzaine de stupides sophismes destinés à me faire venir un moment à Lisbonne pour redorer un peu leur blason révolutionnaire, j’ai appris une désastreuse nouvelle. Leonor est morte au Mozambique [Qui était devenu indépendant le 25 juin 1975], de la malaria — aggravée évidemment par son état d’alcoolisme avancé.

Je me suis souvenu que tu disais que nous devrions passer au Portugal pour prendre Leonor, qui était tout ce qu’il y avait de bien dans cette bande. Ainsi donc, cette dernière étoile s’est éteinte.

On espère te voir bientôt. Amitiés,

Guy, Alice [Qui ajoute : «C’est pour nous que s’ouvrent les portes de l’enfer. Un enfer sans Leonor !]

Lettre de Guy Debord à Afonso Monteiro et ses amis
Copies à toutes les personnes concernées

Paris, le 15 novembre 1975

Camarades,

Vos récentes invitations à me rendre au plus vite auprès de vous à Lisbonne me semblent appeler maintenant une claire mise au point. Depuis plus de six mois, j’ai constaté quelques ambiguïtés autour de cette question (qui est évidemment liée à la question de ce que vous êtes vous-mêmes, c’est-à-dire de ce que vous faites, et comment). Mais avec le passage de Manuela, venue me voir de votre part le 30 octobre, certaines étrangetés et contradictions ont atteint le degré du stupéfiant paradoxe. Je précise d’ailleurs que les propos de Manuela n’ont fait qu’exprimer d’une manière concentrée, avec un parfait sans-gêne dans l’illogisme, des positions que j’avais déjà pu observer moi-même, ou des faits que l’on m’avait déjà rapportés par ailleurs.

Manuela m’a exposé avec la plus tranquille assurance, successivement ou simultanément, et en en tirant toujours l’unique conclusion que je devais venir tout de suite, les points suivants :

1) Si vous n’avez rien fait de publiquement notable depuis plus d’une année, il faut vous en féliciter, parce que pendant ce temps le processus révolutionnaire a tout fait lui-même au mieux.

2) Vous avez fait énormément par l’excellente publication de vos premières analyses et perspectives pendant l’été de 1974 (dont tout le monde se souviendrait aujourd’hui, après une telle accumulation d’événements, et sans pour autant déplorer votre silence ultérieur ?) ; et vous êtes à présent résolus à reprendre la parole, notamment par un livre et un film, puisque le processus est désormais assez avancé pour mériter de vous entendre.

3) J’aurais dû être là, pour convenir avec vous de ce qu’il n’y avait rien à faire.

4) J’aurais dû être là pour le faire à votre place.

5) Je devrais être là maintenant, pour embellir la suite de tout cela.

L’étrangeté fondamentale de cette position, cependant, n’est pas exprimée par les contradictions que j’ai résumées ci-dessus. Elle reste sous-jacente. Elle réside en ceci que vous établissez, implicitement mais constamment, une certaine corrélation entre le développement de la révolution portugaise et votre existence comme groupe, si l’on peut dire. De sorte que, chaque fois que vous m’incitez à venir parmi vous, j’entends seulement, sous forme de quelques généralités sympathiques, l’éloge de cette révolution : comme si vous pensiez, et  c’est fort bizarre, que vous auriez besoin de m’apprendre son existence, et son importance, et comme si une telle réalité constituait plutôt un argument en votre faveur !

Vous savez certainement qu’après ce que j’ai eu l’occasion de faire depuis un assez grand nombre d’années, le premier des «devoirs» que je puisse avoir envers la révolution dans tous les pays c’est de démontrer que je n’ai d’aucune manière l’intention, ou l’obligation d’y tenir un rôle dirigeant (de même que bien d’autres ont manqué à l’obligation, plus simple, de faire la preuve de ce que des succès dans la critique d’avant-garde ne les obligeaient pas à être reconnus et récupérés par l’organisation dominante des choses, en pactisant avec elle). Il va de soi que le mouvement réel du prolétariat portugais n’a pas du tout à craindre d’être dirigé par moi. Mais un groupe particulier qui se tient à côté de ce mouvement, oui : il devrait le craindre, autant qu’il pourrait l’espérer, selon ses intentions concrètes. Je serais évidemment tout disposé à soutenir le mouvement lui-même, non comme vous dites par mon «expérience» — tout le monde au Portugal doit avoir plus que moi l’expérience de la situation actuelle — mais avec mes quelques talents par lui utilisables (comme analyste des rapports de force en jeu, au jour le jour ; et comme expert militaire) là où il se serait donné les formes de conscience et d’organisation pratique qui appelleraient ce genre d’emploi de mes capacités. Mais justement, il est clair que vous ne faites pas vous-mêmes partie d’un tel mouvement, à ce sens.

Je trouve donc que votre manière de m’appeler à «venir voir» ce que vous voyez vous-mêmes dans une sorte de silence ébloui, ne débouche pas seulement sur quelque chose d’inutile, mais sur quelque chose qui n’est même pas innocent. N’ayant jamais été purement et simplement «théoricien» à l’heure de la pratique ; étant étranger (c’est-à-dire ne parlant pas la langue du pays) ; étant inconnu dans ce pays (car je n’ai naturellement pas l’intention d’y jouer de ma mince «célébrité», qui ne peut avoir quelque base que parmi la canaille intellectuelle, un peu gauchiste en 1973, devenue stalinienne en 1974, et prolétarienne aujourd’hui), je ne peux évidemment intervenir dans le mouvement portugais qu’avec des Portugais eux-mêmes concrètement engagés dans le processus, aujourd’hui si avancé ; c’est-à-dire à travers vous si vous répondiez à une telle définition. (Bien sûr, je pourrais aussi y intervenir avec d’autres Portugais : mais pour cela, encore faut-il que je n’aie pas voulu m’identifier à votre politique particulière, que je n’approuve certes pas, mais que je ne suis pas le seul à désapprouver.)

Manuela a cru pouvoir me rassurer sur un point, en voulant bien me préciser que l’on ne m’appelait pas pour commander, mais seulement pour donner mon avis. J’ai pourtant pu observer qu’en une infinité de circonstances mes avis s’imposaient toujours avec une extraordinaire facilité (je veux dire : dans des groupes se déclarant avancés, et non certes aussi vite dans des masses en révolution). Et dans cette circonstance particulière, il me semble que la totalité de vos autres avis n’a précisément abouti qu’à un abstentionnisme radical, et fort content de lui-même.

Une telle doctrine est à mon avis insoutenable. Je ne veux même pas la critiquer de loin (ce sont les ouvriers révolutionnaires portugais qui vous auront jugés et vous jugeront de près). Mais il est vraiment extravagant de me proposer de venir la partager sur place ! Au nom de quoi me demandez-vous de vous aider, vous qui n’avez pas jugé utile d’aider davantage le prolétariat portugais ? Pourquoi aurais-je fait pour vous ce que vous n’avez pas estimé avoir à faire pour les ouvriers ? Et si vous pensez que ces ouvriers, ayant tous exactement chaque jour le maximum de conscience possible de leur situation et de leur action imaginable et praticable, n’avaient nul besoin de vous, alors donc quel besoin auriez-vous de moi, pour aider glorieusement à ne pas tourner la cinquième roue du carrosse du triomphe prolétarien ?

Vous n’êtes que très peu liés aux grands succès déjà atteints par le prolétariat portugais. Même si vous l’étiez plus, je ne serais pas d’accord avec votre triomphalisme à propos de la situation présente (et en réalité, vous ne développez ce triomphalisme abstrait que du fait de votre position d’admirateurs quasi passifs). À mon avis, la révolution portugaise suit normalement le cours des révolutions prolétariennes (et dire cela, c’est bien assez faire son éloge ; au lieu de prétendre qu’elle développe des méthodes et des buts d’une nouveauté inouïe), et elle suit même ce cours plutôt avec lenteur. Ce qui est original, et tout à fait nouveau dans le monde — et qui a permis justement cette lente maturation —, c’est l’extrême et burlesque faiblesse de la contre-révolution au Portugal, association universelle de tous les pouvoirs en dissolution, des généraux salazaristes aux staliniens et gauchistes. Ainsi, la lenteur du développement révolutionnaire portugais n’est pas un «mérite» subjectif du prolétariat portugais. C’est un mérite objectif de l’époque : l’usure de toutes les formes idéologiques de récupération, et le désordre social qui déjà gêne grandement tous les États étrangers, limitant et ralentissant leurs possibilités d’intervention. Dans ma lettre du 8 mai 1974, je vous caractérisais, de loin déjà, le situation créée le 25 avril comme devant être fondamentalement «une course de vitesse» entre deux mouvements : «d’une part la bureaucratie en formation rapide des partis et des syndicats ; d’autre part l’armée dont la base peut se trouver en dissolution rapide…» C’est bien ce qui est arrivé. jusqu’à l’hiver de 1975, on a assisté à l’échec de la formation bureaucratique devant les ouvriers. Pendant ce temps l’armée s’est décomposée ; ce qui met depuis quelques mois les soldats en connexion et liaison avec le Ratenbewegung [Mouvement des conseils] qui s’est normalement développé dans les usines. Que le processus nous donne ainsi raison ne veut pas dire qu’il a gagné. Le processus dont vous parlez n’est pas quelque demi-dieu extérieur guidant l’histoire. C’est un combat de chaque heure. Chaque idée, chaque argument, chaque perspective developpés dans cette discussion permanente y sont comptés, et compteront dans les affrontements suivants. Je me demande ce qui a pu vous donner à croire que vous étiez revêtus de la qualité de je ne sais quelle «Vieille Garde», une troupe d’élite que quelqu’un (le Processus en personne ?) garderait en réserve à côté de ce combat, et qui ne devrait être engagée qu’à la fin, pour en étendre la victoire. Vous n’avez pas cette qualité, et personne ne vous la reconnaît.

Il y a toujours quelque chose de vital en discussion : par exemple l’avenir dépend de la manière dont seront contrées les actions des dernières troupes de choc qu’utilise tout de même le débile gouvernement (l’AMI [Agrupamento militar de intervenção (groupe d’intervention militaire), créé le 25 septembre 1975 par le gouvernement. Le 7 novembre, l’AMI fait sauter Radio Renaissance (de tendance cléricale) avant d’être dissous le même mois.]), etc. Mais, tandis que le prolétariat portugais est allé bien plus loin que le mouvement de Mai 1968, vous-mêmes n’avez certes pas atteint en 18 mois le quart de l’importance que le CMDO [Conseil pour le maintien des occupations] avait acquises en 18 jours : comme lieu d’où «le processus» exprime ce qu’il est et ce qu’il pourrait faire. Si vous pouvez penser, par un coup de folie euphorique, ou bien par une modestie terrible, que ce prolétariat n’avait, localement, en rien besoin de vous pour atteindre, à son heure juste, le résultat actuel, qu’avez-vous fait même pour faire connaître cette expérience immense au monde qui l’ignore encore ? (Pour toute aide extérieure ; et pour qu’il en reste le maximum de conclusions vraies dans le cas d’une défaite, qu’une sorte de somnambulisme vous a toujours empêché d’envisager concrètement, mais dont vous ne pouvez pourtant écarter l’hypothèse, parce que je suis sûr qu’il vous reste assez de sens historique pour vous interdire l’euphorie à ce point.) Car si une véritable victoire, chez vous, peut entraîner plus vite l’Europe là où elle veut aller, inversement une défaite locale laissera tout à rejouer ailleurs, et bien souvent.

Je résume : à partir de la position, la plus avancée sans doute de tout le mouvement, que vous aviez à l’été de 1974, le peu que vous en avez fait, et la risible manière dont vous théorisez ce genre d’attitude et de résultat, ne me permettent assurément pas d’approuver votre politique «tout à fait mauvaise», au sens de Hegel : «Car il faut bien nommer mauvaise une œuvre qui n’est aucune œuvre.»

En accord intime avec la qualité de votre opération historique, l’atmosphère de votre groupe, par tous les échos qui m’en reviennent, est lamentable, rien n’ayant été collectivement conduit pour tirer parti de ceux qui pouvaient être là, en éliminant tout de suite, avec des raisons fermement données, ceux qui manifestement ne devaient pas, ou ne devaient plus y être. Ainsi, on me dit que Patrick [Cheval] est là mais «ne fait rien» (il a fait quelque chose ailleurs, quand il était mieux entouré). La mythomane Slavia, l’hiver dernier, s’instituait votre émissaire. J’ai vu ce qu’est devenu Eduardo, à force d’accumuler dans vingt pays les échecs et les preuves de son incapacité : menteur et haineux contre tout le monde, en commençant par vous. Etc. Vous connaissez ce chapitre mieux que moi, et il n’est pas de ceux que l’on a envie d’aller «voir» de l’intérieur. Et voir n’est jamais rien, en suivant de près mille détails particuliers, pour n’en tirer que cette seule vaste généralité que «tout avance bien» ; ce qu’il faut partout, c’est savoir conclure.

Enfin, toutes ces raisons, que je vous expose seulement parce que vous avez très étrangement paru les ignorer ou les oublier, ne veulent pas dire que je n’entreprends jamais rien qu’en accord avec des raisonnements stratégiques, même aussi déterminants et évidents que ceux qui s’imposent ici. Il existe des gens, pour moi en bien petit nombre, qui méritent d’être suivis très loin, et sans autres bonnes raisons, simplement parce que l’on reconnaît en eux une certaine qualité de la vie possible (et alors, c’est tout à fait comme pour les révolutions, il faut faire pour eux tout ce que l’on peut effectivement). Et pour n’en donner qu’un exemple qui s’applique à la circonstance, au Portugal, selon moi, c’était Leonor qui correspondait à cette définition. Mais on me dit qu’elle est morte au Mozambique, ce qui est une autre preuve du fait que tout le monde n’a pas trouvé qu’il fallait vivre avec vous la révolution à Lisbonne.

Guy Debord (Glaucos)

(…) Si l’on tient absolument à trouver aujourd’hui la critique situationniste en œuvre, c’est surtout dans les usines révolutionnaires du Portugal qu’il faut la chercher.

(…) Les ministres de l’Intérieur de tous les pays, comme aussi bien les bureaucrates des partis dits communistes, ressentent la même colère impuissante devant la réapparition du mouvement révolutionnaire moderne. En Italie, où le P.C.I. espère utiliser les luttes de classes pour participer au pouvoir, et cherche désespérément l’ouverture, cette colère ne peut être que plus grande. Car si déjà, à ce point, les révolutionnaires peuvent nuire au pouvoir, qui tout seul déjà se nuit grandement à lui-même, regardez le Portugal : il y a un an et demi que nous empêchons tout pouvoir étatique de s’y constituer réellement. Le «compromis historique», cette Sainte-Alliance entre les bourgeois et les bureaucrates staliniens, que l’on se propose aujourd’hui d’introniser en Italie, règne déjà au Portugal depuis le 25 avril 1974 : il règne mais ne gouverne pas. Voyez ce piteux résultat, cet échec ridicule ! (…)

Gianfranco Sanguinetti, Preuves de l’inexistence de Censor,
par son auteur (décembre 1975).

note d’un du  laboratoire: Lors de la préparation  du texte pour la discussion le  24 avril à 18h30  intitulé: gilet jaune..  un texte est discuté , l’apologie de la révolution portugaise a été opposée  aux textes temps critiques  . » Une ligne de crête qui accompagne tous les soulèvements car, par définition, on ne sait pas quand et comment va se faire la bascule. Ce qui nous fait entrevoir cette phase, c’est que le mouvement des Gilets jaunes s’échoue aujourd’hui sur plusieurs écueils qui ont pourtant fait sa force hier. » pris dans  sur la ligne de crête