Volontarisme Par Luigi Galleani (juin 1916)

 

 D’abord la volonté, puis la force, enfin la victoire »

Multatuli.

Ne vous laissez pas tromper par le titre. Mon article ne se veut pas une dissertation philosophique. Je mets en discussion un problème indubitablement ancien, auquel la guerre donne une nouvelle force et un nouveau goût d’actualité. Il s’agit de chercher à savoir si la volonté est un facteur révolutionnaire. Dans des termes plus explicites : s’il est vrai que les facteurs historiques sont rigoureusement liés, s’ils sont déterminés et dirigés par une loi naturelle de causalité mécanique, qui n’admet pas d’exceptions ; si dans le cours de l’histoire, le « saut » est possible ou non, si la volonté humaine peut ou ne peut pas, par un acte de violence audacieux, donner au développement historique de la société une orientation nouvelle, créer un nouvel ordre des choses, en renversant les rapports sociaux existants.

Il y en a qui conçoivent la lutte de classe comme un fait universel indépendant de notre volonté, qui pensent que la question sociale trouvera une solution quasi fatidique, indépendamment de la volonté humaine, précisément parce qu’elle est déterminée par les rapports économiques, à la base de la formation sociale, et produite par une évolution mécanique, lente, et donc pacifique.

C’est la tendance fataliste appliquée aux problèmes économiques, générée par l’interprétation matérialiste de l’histoire, qui tire son nom de Marx, pour l’unique raison que le penseur allemand en fut le vulgarisateur, le défenseur le plus tenace, au point de l’ériger au rang de dogme indiscutable et absolu.

À l’opposé de cette tendance se situe l’anarchisme, qu’à cet égard on pourrait définir comme la théorie de la volonté du pouvoir.

Expliquons-nous : à bien étudier le mouvement historique, on s’aperçoit immédiatement et clairement que ce dernier a toujours dépendu de facteurs économiques : certains inhérents aux conditions du lieu, au climat, au sol, c’est-à-dire des facteurs universels et éternels ; d’autres relatifs aux formes de production et de consommation, c’est-à-dire des facteurs contingents et passagers.

La déduction qu’en tire Marx, et avec lui les meilleurs interprètes de l’anarchie, est aussi indiscutablement vraie : c’est la vie qui domine la pensée, non pas la pensée qui domine la vie.

Mais il est également indéniable que les facultés intellectuelles et morales acquises par les hommes, réagissent et influencent à leur tour les conditions matérielles de la vie.

En vérité, il faut parler du facteur économique comme d’un des facteurs, et non comme le facteur de l’histoire.

De même pour la volonté.

Cependant, je suis d’avis que si les conditions économiques de la civilisation capitalisto-bourgeoise ont creusé la division de classe, elles en ont aussi exacerbé l’antagonisme, et ont donné le premier élan à la lutte ; dans la phase aujourd’hui déclenchée par la grande conflagration, mondiale plus qu’européenne, l’intervention consciente du prolétariat révolutionnaire est nécessaire et urgente : la volonté devient le facteur majeur pour pousser la lutte vers sa phase finale : la révolution.

Pour le dire en quelques mots : les conditions économiques ont déterminé le « fait », c’est-à-dire la division de classe ; la volonté doit maintenant nous guider et nous pousser au « à faire », c’est-à-dire à l’expropriation du capitalisme, à la ruine de l’État, à la révolution.

Mais je suis aussi persuadé que l’on ne peut pas parler de véritable lutte de classe si les ouvriers n’en ont pas « conscience », ou qu’elle n’est ni éveillée ni énergique, même si les conditions économiques sont partout à peu près identiques. Je suis convaincu que la lutte se transforme en collaboration si les masses, n’ayant pas une volonté propre, remettent leurs destinées dans les mains d’autrui en élisant des représentants et des tuteurs.

Et parfois la lutte peut carrément s’éteindre, jusqu’à la fusion des deux classes opposées, quand, comme dans le cas de la guerre européenne, les individus et les masses se retrouvent soudain à vivre dans une phase et un environnement psychologiques spéciaux, la première créée, le second déterminé, par la volonté forte et robuste d’une minorité décidée.

Car les minorités capitalistes comptent sur leur volonté et l’exercent, réagissant contre les circonstances extérieures qui menacent leur domination, leur existence.

La guerre, ils l’ont voulue, et non pas, comme on peut les entendre, subie presque comme une fatalité. Toutes les nations belligérantes l’ont voulue, pour renforcer leur empire, pour l’agrandir, pour en rallonger l’existence, l’éterniser si possible.

En Amérique, nous assistons à une renaissance des énergies et des facultés volitives des classes dirigeantes, qui, pour ne pas dégénérer et mourir, prennent de nouvelles positions, empoignent de nouvelles armes, et insufflent un nouveau sang et une vigueur nouvelle aux fils mous de l’aristocratie de l’argent, plongés dans la paresse mentale et la luxure, satisfaisant leur besoin inné de travail par des parties de golf.

Les fatalistes y pensent-ils ?

Oh, ces derniers attendent la manne du ciel. Que voulez-vous y faire, vous disent-ils, il est inutile de faire des efforts, il est inutile de vouloir, puisque le socialisme sera le même, il sera, c’est une fatalité, il viendra par la force des choses. Les choses ? Les choses ne se font pas toutes seules, l’homme ne doit pas être à leur service. Au contraire, c’est l’homme qui doit se servir des choses pour ses brillantes et audacieuses créations.

Ils disent : « Les anarchistes sont fous à lier. Ils veulent l’acte violent, la révolution qui force le cours naturel de l’histoire, qui crée le monde ex novo. Dans l’histoire comme dans la nature, ils veulent faire les « sauts  » impossibles ».

Ignorants : la nature inconsciente ne peut pas faire de sauts ; mais sachez que l’homme, avec sa volonté créatrice, a trouvé le moyen d’abréger la période de gestation des animaux et la période de germination des végétaux, à transformer à sa guise la forme et la couleur des fleurs comme le goût des fruits.

Pour finir, je voudrais prévenir une objection de la part de ceux qui comprennent de travers, parlent à tort et à travers, et qui, comme d’habitude, pourraient répéter :

Volontarisme ? Métaphysique des anarchistes…

Nous ne parlons pas de la volonté abstraite et métaphysique, celle de Schopenhauer ou de Nietzsche ; mais de la volonté active et créatrice des individus et de la grande masse : des premiers plus que de la dernière. Volonté qui doit être, en même temps, puissance et action.

Free-lancer [Luigi Galleani].
In Cronaca Sovversiva, année XIV, n. 25, 17 juin 1916.
Repris de la brochure Le problème de la liberté, Gigi Damiani, Anar’chronique éditions, janvier 2019.

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