Arthur Cravan était le polygraphe, rédigeant jusqu’aux publicités
Et l’annonce de ses propres prestations publiques :
L’INSOUMIS
De son vrai nom Fabian Lloyd, Arthur Cravan naît à Lausanne en 1887. Il est de nationalité anglaise par son père qui ne s’occupe absolument pas de lui. Sa mère Nelly est française, elle se remarie avec le docteur Grandjean. Arthur a un frère, Otho. Le poète Oscar Wilde (1854-1900) est le mari de la sœur de son père. Arthur Cravan se revendiquera avec fierté de ce parent et se présentera comme l’authentique neveu d’Oscar Wilde.
Arthur Cravan est viré de partout : école, lycée, travail. A 16 ans, il dort sous les ponts de Londres puis traverse les États-Unis, de New York à la Californie. Pour survivre, il est marin, muletier ou cueilleur d’oranges. En 1904, à Berlin, il passe son temps à fréquenter les drogués, les prostituées et les homosexuels. On lui conseille vivement de quitter la ville. La même année, il aurait participé à un cambriolage à Lausanne. Il se vante d’ailleurs d’être l’auteur de plusieurs vols et d’attaques à main armée. En 1906, il est homme de chauffe sur un cargo. Il déserte en Australie où il exerce le métier de bûcheron. Les années suivantes, on le retrouve à Munich avec son frère qui étudie la peinture, puis à Florence et ensuite à Paris. Il est l’ami du critique d’art Félix Fénéon et du peintre Kees Van Dongen, tous deux anarchistes. C’est en 1910 qu’il prend le pseudonyme d’Arthur Cravan. On ne sait toujours pas s’il s’agit d’un anagramme, du nom d’une ville ou bien d’une oie sauvage. Il exerce alors la profession de marchand d’art.
Entre 1914 et 1918, il semble faire tout ce qui est possible pour échapper à la mobilisation et à la guerre. En 1914, il voyage à travers les Balkans. Le 16 août à Athènes, il se fait passer pour un Canadien. En 1916, il est à Barcelone. En 1917, il s’embarque à nouveau pour les États-Unis. Après avoir zoné dans Central Park à New York, il rencontre Mina Loy (1882-1966), poète anarchiste et futuriste. Le futurisme n’est alors pas fasciste, il le deviendra après 1918 en Italie avec Marinetti. Arthur Cravan est en possession d’un passeport russe et il semble qu’il cherche à obtenir le statut d’objecteur de conscience. Au mois de septembre 1917, il parcourt le nord-est des États-Unis et le Canada en auto-stop. Il est parfois déguisé en femme. En octobre, il se fait embaucher sur un bateau danois puis sur une goélette mexicaine. Son projet est de rejoindre Buenos Aires en Argentine.
Le 17 décembre, on le retrouve sur la frontière mexicaine. « Je suis l’homme des extrêmes et du suicide », écrit-il alors. Mina Loy le rejoint à Mexico où ils se marient. Cette année-là, il acquiert la nationalité mexicaine. Ils voyagent ensemble au Mexique, au Brésil et au Pérou. Mina Loy part seule pour Buenos Aires, Arthur Cravan devant la rejoindre plus tard. Ils ne se reverront jamais. Plusieurs versions de sa mort ont été avancées. Mina Loy apprendra que deux corps d’hommes abattus ont été retrouvés sur la frontière du Mexique, le signalement de l’un deux pouvant correspondre à Arthur Cravan. Pour le poète Williams Carlos Williams, il aurait disparu en mer au large de l’Amérique centrale. Pour André Breton, c’est dans le golfe du Mexique que sa légère embarcation aurait sombré. La fille de Mina et d’Arthur, Fabienne, naît en avril 1919 en Grande-Bretagne.
LE POÈTE
L’œuvre connue d’Arthur Cravan se compose d’une dizaine de poèmes et d’exercices poétiques, des cinq numéros de la revue Maintenant, de notes, de quelques articles et de lettres.
On suppose que Cravan est le rédacteur unique de Maintenant. Il signe les articles de divers pseudonymes : Marie Lowitska, Robert Miradique ou bien Edouard Archinard où l’on reconnaît presque l’anagramme du mot anarchie. On retrouve le nom d’Archinard sur des peintures qui ont été exposées en 1914 chez Bernheim Jeune. À cette époque, Félix Fénéon y travaillait et l’on sait qu’il possédait plus tard quatre de ces toiles.
Les cinq numéros de Maintenant proposent quatre poèmes, trois textes sur Oscar Wilde, une satire de critique d’art ainsi que des notes et annonces plus ou moins fantaisistes.
Le numéro 1 de Maintenant paraît en avril 1912. Il le vend lui-même sur une poussette, accompagné de divers personnages (un boxeur, un peintre hongrois etc.). On peut y lire un poème et un document sur Oscar Wilde. Avant l’âge de 30 ans, Arthur Cravan se désintéressait totalement de la littérature. Il projette désormais de se faire passer pour mort afin de mieux attirer l’attention sur son œuvre.
Dans le numéro 2 (juillet 1913), il raconte sa rencontre avec André Gide. Elle commence par : « – Qu’avez-vous lu de moi ? – J’ai peur de vous lire (monsieur Gide) ». Elle se termine par : « – Monsieur Gide, où en sommes-nous avec le temps ? – Il est six heures moins un quart » !
Dans le numéro 3 (octobre-novembre 1913), il prétend qu’Oscar Wilde est toujours en vie et qu’il l’aurait même rencontré le 23 mars 1913. À noter qu’à cette date, Oscar Wilde est enterré au Père-Lachaise depuis 13 ans !
Le numéro 4 est consacré au Salon des Indépendants. Il vend le journal aux portes du Salon. Tous les peintres exposés en prennent pour leur grade. Seul, Van Dongen trouve grâce à ses yeux car il avait le bon goût d’organiser des matchs de boxe dans son atelier. Au Salon, Arthur Cravan est pris à partie par une dizaine de personnes qui veulent lui régler son compte. Pour défendre Marie Laurencin qui est insultée, Apollinaire provoque Cravan en duel. Il sera même condamné à 8 jours de prison pour injures envers elle. Bien qu’ami de Sonia Delaunay, il la critique sévèrement. Ils se réconcilieront cependant l’année suivante. « L’Art avec un grand A, est au contraire, chère mademoiselle, littérairement parlant, une fleur (ô ma gosse !) qui ne s’épanouit qu’au milieu des contingences, et il n’est point douteux qu’un étron soit aussi nécessaire à la formation d’un chef-d’œuvre que le loquet de votre porte, ou, pour frapper votre imagination d’une manière saisissante, ne soit pas aussi nécessaire, dis-je, que la rose délicieusement alangourée qui expire adorablement en parfum ses pétales languissamment rosés sur le paros virginalement apâli de votre délicatement tendre et artiste cheminée (poil aux nénés) ». « Il faut absolument vous fourrer dans la tête que l’art est aux bourgeois et j’entends par bourgeois : un monsieur sans imagination ».
Dans le numéro 5 (mars-avril 1915), il écrit un texte intitulé Poète et boxeur.
LE BOXEUR
Arthur Cravan met sur le même plan la boxe et la poésie. Dès 1910, il pratique la boxe avec son frère. Il devient même champion mi-lourd des novices amateurs puis champion de France. En 1914, il participe à un match à Athènes. Sur les affiches, il est présenté comme boxeur canadien.
En 1916, il est professeur de boxe à Barcelone. Au mois de mars, un match important est organisé. Il va rencontrer Jack Johnson, champion du monde mi-lourd. Il s’agit en fait d’une grosse escroquerie. Johnson s’est enfui des États-Unis, accusé de proxénétisme. C’est un boxeur presque fini. Bien que mis knock-out au sixième round, Cravan touchera une partie de la recette. À noter que le match fut arbitré par un certain Tony Bastos, un nom pareil ça ne s’invente pas !
En 1918, il enseigne encore la boxe à Mexico.
LE CONFÉRENCIER
Pour défendre ses idées sur l’art, la poésie ou l’humour, Cravan organise des conférences d’un genre bien particulier. « Qu’on le sache une fois pour toutes : je ne veux pas me civiliser ».
Le 13 novembre 1913, il engueule le public présent et fait mine de se suicider.
Le 27 novembre 1913, au cercle de la Biche, il réclame le silence à coups de gourdin et au son d’un trompe. Il regrette que le choléra n’ait pas emporté à 30 ans tous les grands poètes. Il raille Marinetti. Il défend la vie moderne, ardente et brutale…
Le 5 juillet 1914, avant de parler, il tire des coups de pistolet. Tantôt riant, tantôt sérieux, il profère des insanités contre l’art et la vie. En se dandinant et en lançant des injures, il fait l’éloge des sportifs, des homosexuels, des fous et des voleurs.
A New York, une conférence est organisée le 19 avril 1917, à l’occasion de l’exposition des Indépendants. Soûlé par ses amis Marcel Duchamp et Francis Picabia, il monte ivre mort sur scène. Il ne prononce pas un mot et commence un strip-tease devant un parterre de dames venues écouter une conférence sur l’art. La police intervient. Il est condamné à huit jours de prison et à payer une amende.
Un autre jour, il provoque un nouveau scandale au Bal des Artistes où il se rend vêtu d’un drap et la tête recouverte d’une serviette de bain. Il déclare alors à Mina Loy : « Tu devrais venir vivre avec moi dans un taxi : nous pourrions avoir un chat ».
Arthur Cravan disait de lui-même : « Je suis toutes les choses, tous les hommes, et tous les animaux ». Il attaquait la société bourgeoise et surtout l’art qu’il considérait comme une imposture suprême. Pour lui, tout art est superflu et même dangereux en tant qu’expression d’une société à l’agonie. Seule comptait pour lui l’intervention de la personne, c’est-à-dire la vie au lieu de l’art. Il s’en prenait à l’intellectualisme de certains cercles parisiens des années 1910. Par ses provocations, sa critique de l’art et des pseudo-avant-gardes, il est le précurseur des dadaïstes qui étaient fascinés par sa personnalité. Pour Blaise Cendrars, « Dada est Dada et Arthur Cravan est son prophète ». On doit à André Breton et aux surréalistes d’avoir sauvé son œuvre et sa mémoire.
Felip Équy
En 1917 il écrit un très impressionnant encore qu’inachevé poème en prose qui sera publié des années plus tard sous le titre « Notes » par André Breton.
« Je me sens renaître à la vie du mensonge – mettre mon corps en musique – bourrer mes gants de boxe avec des boucles de femmes – dieu aboie, il faut qu’on lui ouvre – «
Ce poème se termine par ce vers :
« Langueur des éléphants, romance des lutteurs »
Œuvres : poèmes, articles, lettres par Arthur Cravan. Ivréa, 1987