NUCLÉAIRE ET SERVITUDE – Misère de l’écologisme

ce texte et repris de ce  site

Partout où l’énergie nucléaire s’est imposée, l’organisation militaro-industrielle ayant permis son développement a aussi réussi à élever et à formater des populations acceptant nolens volens de cohabiter avec la radioactivité. Les batailles menées contre l’implantation généralisée de centrales nucléaires, comme au Japon ou en France, ont partout échoué dans l’isolement. Désormais, chaque contestation antinucléaire surgissant ici où là ne porte que sur les conséquences de choix déjà inscrits dans la réalité. Refusant de remettre en cause l’organisation sociale du monde qui a permis la production du monstre nucléaire, les opposants se retrouvent dans la peau de citoyens indignés laissant des contre-experts plus ou moins auto-désignés ferrailler à coups de becquerels et de millisieverts avec des experts autorisés.

En France, l’incapacité à influer sur le cours des événements a laissé le champ libre aux nucléaristes hexagonaux pour opérer une réorganisation bureaucratique et politique du nucléaire, qui s’est faite sans aucune réaction de la part des écologistes : pendant qu’ils succombaient aux sirènes du Grenelle de l’environnement en abandonnant toute opposition au nucléaire sur l’autel de l’effet de serre, qu’ils approuvaient au Parlement européen le rapport de Copenhague qualifiant le nucléaire « d’alternative à l’effet de serre », que les Verts s’abstenaient au Conseil régional de Normandie, permettant ainsi l’acceptation de l’EPR de Flamanville, les nucléaristes faisaient passer, le 21 avril 2008, un décret instituant un nouveau « Conseil de politique nucléaire » gérant désormais l’ensemble de la filière. Ce qui permet d’y confiner l’ensemble des décisions visant à développer sans contradiction l’industrie atomique – les instances sanitaires, environnementales et l’autorité de sûreté en étant dorénavant exclues. Et aujourd’hui la catastrophe de Fukushima, faillite de l’industrie nucléaire, devient même pour ces forcenés un argument de vente pour les EPR.

 

Le parallèle entre les populations colonisées par le totalitarisme nucléariste et les populations arabes, elles aussi incarcérées dans des sociétés dominées par les enjeux géopolitiques et énergétiques définis par les oligarchies, est explicite. Les révoltes qui se déroulent aujourd’hui au Proche et au Moyen-Orient, et le fait même qu’elles cherchent à remettre en discussion l’organisation des choses et des hommes, éclairent en retour la spécificité des régimes nucléaristes où règne un silence effrayant.

 

La fusion en cours de plusieurs réacteurs de la centrale de Fukushima autorise un autre parallèle. Elle permet de mesurer les progrès de la domination et la place particulière qu’y a prise l’idéologie catastrophiste du pouvoir depuis Tchernobyl.

 

En 1986, les autorités présentaient l’industrie nucléaire comme parfaitement maîtrisée et, quelle que soit l’ampleur du désastre, il fallait le cacher comme cela avait été le cas en 1957 pour Tcheliabinsk dans l’Oural et la même année à Windscale (devenu Sellafield) en Angleterre, de crainte que la connaissance des faits ne produise une prise de conscience de l’horreur nucléaire : un effet de panique non maîtrisable, une révolte, pensait-on peut-être dans les milieux nucléaristes. Les autorités de l’époque étaient, dans ce scénario, au diapason de l’écologisme de l’époque : il fallait pour les uns défendre la ligne du déni et du mensonge pendant que les autres revendiquaient la transparence. Rappelons que c’est seulement l’indiscrétion des balises de mesure de radioactivité de la centrale suédoise de Forsmark qui a permis à l’Agence France Presse de révéler, le 28 avril 1986, la catastrophe de Tchernobyl.

 

De Tchernobyl, on sait désormais tout, ou presque : le déroulement des événements, leurs causes, leurs conséquences, les lampistes désignés, les liquidateurs sacrifiés. Même le bilan humain et environnemental, s’il reste en partie nié par les soi-disant responsables, est régulièrement rendu public par les ONG sous forme d’estimations dont les plus basses seraient suffisantes pour remettre en question cette source d’énergie. Or tout cela reste sans conséquence. Et la catastrophe de Fukushima, pour l’instant, n’y change rien.

 

Contrairement à la majorité des écologistes, les gouvernants et les industriels – pour le nucléaire il s’agit des mêmes – semblent avoir compris que la consommation non critique de l’information de masse conduit à une forme d’ignorance modernisée. À ce propos, rappelons que, dès 1958, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) préconisait : « Du point de vue de la santé mentale, la solution la plus satisfaisante pour l’avenir des utilisations pacifiques de l’énergie atomique serait de voir monter une nouvelle génération qui aurait appris à s’accommoder de l’ignorance et de l’incertitude. »

Nous y sommes, et ce n’est pas une politique de censure qui a eu les effets les plus délétères, ce sont les mutations d’une conscience collective qui se sont produites en Occident et qui ont conduit à accepter les effets bien réels, pathogènes et mortifères, de l’industrie nucléaire.

 

Les tourments dont souffrent les populations actuelles sont un effet de ce qu’on peut qualifier de « pragmatisme gestionnaire ». À l’origine des sociétés capitalistes, il a pu s’envisager comme un moyen d’aller vers une perspective de liberté, en guidant les hommes et leurs affaires sur le chemin de l’efficacité – en réalité, celui de la rentabilité et du contrôle social… Nous avons eu des siècles pour éprouver le cauchemar dans lequel nous nous sommes laissés enfermer, ce moyen s’étant mué en une fin.

 

Ce qui se passe au Japon en ce moment nous donne une image très claire de la violence quotidienne dans laquelle nous sommes maintenus. Il en résulte un sentiment d’incarcération dans un dispositif social. Le nucléaire, plus que n’importe quelle autre technologie, nous ramène sans cesse à l’impossibilité d’en sortir, il nous rappelle à l’ordre. D’un point de vue technique, arrêter demain l’ensemble des réacteurs obligera à les refroidir et à gérer leurs déchets pendant des millénaires. Cette démesure dit tout de la prise en otages à durée indéterminée à laquelle nous sommes condamnés.

Comme forme de domination et de soumission, le pragmatisme gestionnaire se marie très bien avec un délire irrationnel. Autant du côté des nucléocrates que des écologistes. Chacun étant convaincu de la disparition à moyen terme (trente, cinquante ou cent ans) de la plupart des matières premières aujourd’hui en usage, ils rivalisent de perspectives « alternatives ». Pour les premiers, incarnés notamment par le CEA (rebaptisé opportunément Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives), il s’agit, rien de moins, de reproduire sur Terre de manière « confinée » le processus énergétique du Soleil, avec ITER à Cadarache comme site phare. Pour les seconds, il faut couvrir des territoires entiers d’éoliennes industrielles et de panneaux solaires, en sachant d’avance que les matières premières pour les fabriquer seront toujours rares et qu’il faudra des États toujours plus puissants et des multinationales de l’énergie pour les mettre en oeuvre et en garder le contrôle. Déjà ces derniers n’hésitent pas à nous démontrer leurs meilleures intentions tout en cherchant à convaincre qu’il faut bien se soumettre à un certain « pragmatisme gestionnaire » si l’on veut un résultat… Un marché de dupes, car les nucléaristes auront le même laps de temps pour faire avancer leur technologie et la rendre toujours plus présentable et incontournable – ah, le merveilleux « mix énergétique » !

 

Surtout, ces « projets alternatifs » ont ceci d’effrayant qu’il n’est plus insupportable pour personne de devoir utiliser les mêmes arguments d’efficacité, de rentabilité et de compatibilité avec l’économie capitaliste pour convaincre de leur crédibilité. Et pour les plus radicaux des contre-experts, partisans d’une réduction drastique de nos besoins énergétiques, c’est toujours en termes comptables qu’on voudrait rendre présentable ce « nouveau » monde à venir.

 

Ces « alternatives » produisent aussi l’autosatisfaction de ceux qui les développent, par illusion d’avoir surmonté leur impuissance. On entend déjà tous ces promoteurs de « positivité » asséner leur sempiternel slogan : « Il est vain de lutter contre, il faut lutter pour…» C’est ainsi que le sentiment de révolte est maintenant perçu comme pathologique.

 

Retenons tout de même une chose de cette obsession des alternatives : aujourd’hui, les populations ont à se soucier de se réapproprier la définition de leurs besoins et des moyens d’y répondre, c’est une évidence. Mais il est tout aussi certain que le système de domination actuel ne disparaîtra pas par un simple changement de technologie. On ne dira jamais assez qu’il ne s’agit pas tant d’en finir avec le nucléaire que de rompre avec le monde qui l’a engendré. C’est-à-dire avec le mode de production qui a permis et nécessité son développement et avec le monde qu’il a contribué à façonner depuis. Avec ce goût démesuré du contrôle mesquin de tout et des désastres qu’il fabrique.

 

La fuite en avant technoscientiste reste toutefois entre les mains d’oligarques qu’il est encore possible de faire « dégager » de nos vies pour libérer l’horizon des possibles. Stopper immédiatement le nucléaire est la seule perspective soutenable, la seule manière de conserver un sens au sentiment de l’insupportable. Et même si un arrêt immédiat des centrales ne nous sortira pas de leur gestion avant des dizaines de milliers d’années, rien ne peut justifier de se précipiter à la table de la cogestion de ce désastre permanent. Ce renversement-là ne se fera pas autour d’une table, à la tribune d’un débat public ou encore par les urnes. Il nécessitera un mouvement capable de débrancher les centrales immédiatement, c’est-à-dire composé d’individus associés prenant parti pour l’aventure de la liberté.

 

11 juin 2011, Association contre le nucléaire et son monde

acnm@no-log.org