texte: Grève et “besoin de grève”

note après  la lecture du texte capital total,

le débat continuera ,pour ne pas être enfermé-e dans des logiques partidaires et  de recrutement syndical..

mars 2018, Temps critiques


Le mou­ve­ment du Tous en­semble de 1995 a été la der­nière re­pré­sen­ta­tion d’une lutte col­lec­tive au-de­là de la stricte pers­pec­tive clas­siste, mais sans qu’af­fleure une ten­sion vers la com­mu­nau­té hu­maine puisque le mou­ve­ment est res­té cen­tré sur la dé­fense de la condi­tion sa­la­riale à tra­vers le re­fus de la ré­forme de la Sé­cu­ri­té so­ciale, pi­lier du mode de ré­gu­la­tion for­diste des conflits de classes. Si ré­fé­rence com­mu­nau­taire il y eut, ce n’était que celle de la com­mu­nau­té du tra­vail en­core sou­dée, tant bien que mal, par la conscience ou­vrière d’une ré­ci­pro­ci­té dans l’échange charges/co­ti­sa­tions so­ciales et sa sé­cu­ri­sa­tion dans le cadre d’une ges­tion par des or­ga­nismes pa­ri­taires in­cluant les syn­di­cats de sa­la­riés.

C’est ce mo­dèle — ou du moins ce qu’il en reste — qui est à nou­veau at­ta­qué au­jourd’hui avec l’aug­men­ta­tion de laCSG, mais avec beau­coup plus de dif­fi­cul­tés pour s’y op­po­ser puisque le rap­port so­cial ca­pi­ta­liste n’est plus aus­si dé­pen­dant du rap­port ca­pi­tal/tra­vail pour sa re­pro­duc­tion et sa va­lo­ri­sa­tion. C’est la no­tion même d’échange co­ti­sa­tions/pres­ta­tions so­ciales qui ne fait plus sens im­mé­dia­te­ment, ni pour les pa­trons ni pour une po­pu­la­tion ac­tive qui a lar­ge­ment per­due trace de son ori­gine ou­vrière et dont une frac­tion com­po­sée des en­trants non qua­li­fiés sur le mar­ché du tra­vail, des chô­meurs dé­cou­ra­gés, des “in­dé­pen­dants” ubé­ri­sés, se trouve ex­clue ou te­nue en li­sière de cet échange. En ef­fet, le pro­ces­sus d’in­es­sen­tia­li­sa­tion de la force de tra­vail — c’est-à-dire le fait que l’ex­ploi­ta­tion de la force de tra­vail n’est plus au centre de la va­lo­ri­sa­tion du ca­pi­tal — vient dé­sor­mais bou­le­ver­ser l’en­semble du “sys­tème-sa­la­riat”, clé de voûte pour­tant de la dy­na­mique ca­pi­ta­liste de­puis bien­tôt un siècle, en Eu­rope de l’Ouest tout du moins.

Ce n’est donc pas un ha­sard si les re­trai­tés se sentent at­teints  ; ils le sont certes dans leur porte-mon­naie, mais aus­si parce qu’ils ont l’im­pres­sion d’une fin de par­tie et d’être les der­niers des Mo­hi­cans.

Par ailleurs, mais de ma­nière com­plé­men­taire, c’est la no­tion de «  ser­vice pu­blic  » qui a son tour ne fait plus sens car si ces ser­vices pu­blics existent en­core, même sous un sta­tut pri­va­ti­sé pour tout ou par­tie d’entre eux, ils ont été vi­dés de leur an­cienne mis­sion d’ad­mi­nis­tra­tion éta­tique des biens et des ser­vices na­tio­naux ce qui fait que plus per­sonne, en de­hors de leurs agents, ne peut les dé­fendre. “L’opi­nion pu­blique” n’en perçoit plus que les dys­fonc­tion­ne­ments (re­tard des trains, at­tentes dans les hô­pi­taux, non-rem­pla­ce­ment des maîtres et sur­charge re­la­tive des classes, ins­crip­tions chao­tiques à l’uni­ver­si­té, pro­blèmes ré­cur­rents de sui­vi à la Poste).

C’est le cas pour la sncf. Le sta­tut spé­cial était non seule­ment le fruit des luttes de classes, mais aus­si ce­lui d’une fonc­tion col­lec­tive de cer­taines en­tre­prises et de ses agents dans le pro­cès de re­pro­duc­tion des rap­ports so­ciaux. Or, c’est cette der­nière fonc­tion col­lec­tive qui de­vient ca­duque avec la mise en concur­rence des dif­fé­rents ré­seaux de trans­port et avec lui le ré­gime spé­cial qui lui était af­fé­rent dans un contexte mo­no­po­lis­tique.

Il s’en­suit que la “dé­fense des ac­quis” perd aus­si son sens puisque ces ac­quis n’ap­pa­raissent plus comme cu­mu­lables et uni­ver­sels (le droit du tra­vail s’ap­pli­quait à tous, les conven­tions col­lec­tives réa­li­saient une har­mo­ni­sa­tion par le haut), mais au contraire comme conjonc­tu­rels et par­ti­cu­liers. Dans le mo­ment po­li­tique ac­tuel, que ce soit dans le sec­teur pri­vé ou dans le sec­teur pu­blic, l’État im­pose une dé­po­li­ti­sa­tion des luttes. Il n’y a plus d’en­ne­mis au cou­teau entre les dents avec un par­ti com­mu­niste ré­duit à peau de cha­grin et des sa­la­riés qui ne de­mandent que le main­tien du sta­tu quo. La de­mande de plus d’État qui ap­pa­rais­sait en­core clai­re­ment en 1995 semble moins nette au­jourd’hui. L’élec­tion et la re­la­tive po­pu­la­ri­té de Ma­cron tiennent jus­te­ment à l’am­bi­va­lence qu’il ren­voie sur le rôle de l’État, dans sa forme ré­seau  ; une am­bi­va­lence lar­ge­ment par­ta­gée dans la po­pu­la­tion.

L’heure est donc à la ges­tion de ce qui n’ap­pa­raît plus que comme des dif­fé­rends d’ordre pri­vé parce qu’ils ont per­du leur lé­gi­ti­mi­té so­ciale de lutte dans la so­cié­té ca­pi­ta­li­sée. Les grèves des an­nées 1960 à 1979 (la grève de la si­dé­rur­gie française, des ou­vriers de Fiat ou des mi­neurs an­glais fer­mant le ban) ont ain­si été les der­nières grèves “lé­gi­times” de la so­cié­té de classes, lé­gi­times pour la classe do­mi­nante, même si cette lé­gi­ti­mi­té était re­con­nue à contre­cœur  ; lé­gi­times pour les sa­la­riés aus­si, même quand il ne s’agis­sait pas de leur propre grève (rap­pe­lons-nous le sou­tien aux sa­la­riés de Lip des an­nées soixante-dix  ; le sens du “Tous en­semble” de 1995 et les “grèves par pro­cu­ra­tion”).

C’est ce qui change dans la so­cié­té ca­pi­ta­li­sée d’au­jourd’hui où la grève n’a plus au­cune lé­gi­ti­mi­té ni pour les pa­trons qui, glo­ba­li­sa­tion et mon­dia­li­sa­tion obligent, hurlent à la mort de leur com­pé­ti­ti­vi­té, ni pour l’État qui dé­nonce le cor­po­ra­tisme des gré­vistes (cf. la ré­forme des sta­tuts spé­ciaux et de la sncf), ni pour les sa­la­riés qui ré­cri­minent contre leur “prise en otage” par les gré­vistes, ni pour les chô­meurs et pré­caires qui en­vient des sa­la­riés ga­ran­tis car ils ont bien de la chance de…

La fonc­tion syn­di­cale ne fait plus mé­dia­tion parce que la so­cié­té ca­pi­ta­li­sée a ab­sor­bé l’an­cienne so­cié­té ci­vile. Quand le syn­di­cat existe en­core, c’est en tant que puis­sance qui par­ti­cipe di­rec­te­ment au ni­veau I de la do­mi­na­tion, ce­lui de l’hy­per-ca­pi­ta­lisme, comme c’est le cas en Al­le­magne, au Da­ne­mark ou en Suède et c’est à par­tir de cette puis­sance qu’il peut re­ven­di­quer et né­go­cier au ni­veau II de la na­tion ou de la ré­gion comme tente de le faire le syn­di­cat de la mé­tal­lur­gie al­le­mand pour la baisse de la du­rée du tra­vail. C’est ce qu’avait com­pris de­puis long­temps un syn­di­cat comme la cgt-fo, mais son pro­blème ac­tuel est de di­ri­ger par le haut des or­ga­nismes pa­ri­taires de­ve­nus ten­dan­ciel­le­ment ob­so­lètes. C’est ce qu’a com­pris aus­si la cfdt de­puis son re­cen­trage et la ligne ini­tiée par Ni­cole No­tat. Prendre en compte la crise du tra­vail et du sa­la­riat et donc la né­ces­saire ré­forme de la Sé­cu­ri­té So­ciale (fi­nan­ce­ment par l’im­pôt, cmu, etc.), la ré­forme du contrat de tra­vail pour as­su­rer la flexi­sé­cu­ri­té, tout ça n’a pas be­soin de pas­ser par la mise en scène syn­di­cale (type cgt) de la conflic­tua­li­té de classe. On peut en faire l’éco­no­mie. C’est du moins ce que pense Jean-Mi­chel Blan­quer, mi­nistre de l’Édu­ca­tion na­tio­nale quand il dé­clare au jour­nal Le Fi­ga­ro, (19 mars 2018)  : «  On n’a pas be­soin de grève en France  ».

Le conflit est donc mis hors jeu et la mé­dia­tion n’a plus lieu d’être ou, plus exac­te­ment, la mé­dia­tion se fait mé­dia­teur, ges­tion­naire d’in­ter­mé­diaires, et tout conflit est perçu comme ré­sul­tant d’un dé­faut de com­mu­ni­ca­tion dans une so­cié­té ca­pi­ta­li­sée qui se conforme au mo­dèle du ré­seau im­pul­sé par les nou­velles tech­no­lo­gies de l’in­for­ma­tion et de la com­mu­ni­ca­tion.

Certes, cer­taines grèves comme celle dans les ephad semblent dures parce que longues et re­la­ti­ve­ment mé­dia­ti­sées, mais il est dif­fi­cile de me­su­rer leur im­pact ef­fec­tif car se dé­cla­rer en grève ne si­gni­fie pas for­cé­ment blo­quer le fonc­tion­ne­ment de l’ins­ti­tu­tion. En ef­fet, ce blo­cage né­ces­site un dé­pas­se­ment de fonc­tion contre­di­sant jus­te­ment l’éthique du tra­vail qui ac­com­pagne l’idée de ser­vice pu­blic ou di­verses formes de “tra­vail so­cial”.

À la sncf, la ligne de dé­mar­ca­tion semble pas­ser entre une base qui pous­se­rait à la grève re­con­duc­tible coup de force et des syn­di­cats qui penchent pour une grève per­lée plus éco­nome fi­nan­ciè­re­ment, moins blo­quante, mais plus désor­ga­ni­sa­trice peut être dans la me­sure où elle ren­dra plus dif­fi­cile la ré­qui­si­tion des cadres et des “jaunes”. Mais l’es­sen­tiel ne nous pa­raît pas être cette op­po­si­tion si elle est prise comme op­po­si­tion entre deux po­si­tions de prin­cipe, mais plu­tôt de sa­voir com­ment le rap­port de force sur le ter­rain dé­ter­mine ce qui pour­rait rendre ces ac­tions à la fois of­fen­sives et ef­fec­tives. In­dé­pen­dam­ment des pré­sup­po­sés po­li­tiques qui peuvent op­po­ser d’une part, des mi­li­tants prêts à prendre des po­si­tions maxi­ma­listes et de l’autre des syn­di­cats te­nus par la né­ces­si­té de ne pas éla­bo­rer de stra­té­gie en de­hors du cadre de la re­cherche d’une né­go­cia­tion, c’est bien la vo­lon­té d’al­ler à la ba­garre qui doit être le cri­tère de vé­ri­té de la stra­té­gie de lutte à adop­ter. C’est-à-dire qu’avant même de par­ler en termes de rap­port de forces, il faut re­cen­ser et ap­pré­cier com­ment le mé­con­ten­te­ment se trans­forme de la ré­cri­mi­na­tion en co­lère ou ré­volte  ; en force, avant même d’ap­pré­cier le rap­port de forces et donc la conduite à suivre.

 

Temps cri­tiques, le 22 mars 2018