Suite aux attaques de détenus contre des surveillants pénitentiaires, le 11 et 19 janvier dernier, les matons bloquent les prisons et font le tour des médias pour dénoncer « les violences » dont ils seraient victimes au quotidien. Certains ont même osé parler d’un « attentat ». Pour comprendre les raisons qui peuvent pousser les prisonniers à se révolter contre leurs geôliers, Le Poing s’est entretenu avec Nadia Ménenger, militante infatigable de la cause anti-carcérale et auteure du livre À ceux qui se croient libres.
Le prisonnier qui a attaqué deux matons le 19 janvier dernier dans la prison de Borgo était placé à l’isolement. Pourquoi un détenu est-il placé à l’isolement, et qu’est-ce que cela signifie pour lui ?
Il y a eu une très grosse lutte pour la fermeture des QHS [quartier de haute sécurité] dans les années 1970 et la revendication principale de ce mouvement, soutenu entre autres par le GIP [groupe d’information sur les prisons] et le CAP [comité d’action des prisonniers], c’était purement et simplement la suppression de ce régime de détention qui autorisait l’isolement physique et sensoriel. Les QHS ont été officiellement supprimés en 1981 avec l’élection de François Mitterrand mais ils ont été rétablis sous un autre vocable : le QI [quartier d’isolement]. À la différence du mitard, l’isolement n’est officiellement pas une punition disciplinaire, c’est censé être employé pour les détenus qui posent problème en détention ou qui en font la demande. Mais le mitard ou l’isolement, c’est la même chose. L’administration pénitentiaire peut placer un détenu pendant 3 mois renouvelables trois fois durant la première année de détention, 4 mois renouvelables deux fois durant la deuxième année et ensuite, il n’y a pas de précision… Mais ça, c’est pour la théorie. En réalité, certains ont fait plus de 10 ans de quartier d’isolement. Il y a plein de façon de le faire durer indéfiniment : en te transférant dans une autre prison pour faire recommencer la procédure, en te faisant sortir un petit moment pour te réenfermer rapidement, etc. Ils ont précisé les termes de l’isolement au fil du temps, mais sans jamais rien changer à sa réalité. Chaque nouvelle prison qui ouvre dispose de son quartier d’isolement. Aujourd’hui, l’isolement s’est complètement banalisé alors que c’est une torture pure et simple. Tu es dans ton tube de béton, tu ne vois personne, tu n’as pas le droit aux activités ou au travail, tu ne peux quasiment pas rencontrer d’autres prisonniers, les promenades se font seul ou avec deux ou trois autres prisonniers, selon les établissements. La plupart de ceux qui subissent l’isolement pendant plusieurs années deviennent soit fous, soit enragés.
Le détenu qui a attaqué les matons le 19 janvier avait aussi une fiche pour « soupçon de radicalisation ». Qu’est-ce que ça implique d’être fiché en prison ?
Il y a toujours eu un bureau de renseignements à l’intérieur de la détention mais il s’est renforcé au fur à mesure que le « débat » sur l’islamisme s’est imposé dans la société. Maintenant, chaque détenu est suivi. L’administration pénitentiaire notifie dans une fiche de renseignement individuelle tout ce que fait le détenu, qui il fréquente, les livres qu’il lit, ses activités, etc. Si un détenu s’entend bien avec un autre détenu, on le change de bâtiment ou de prison. Tout est fait pour casser les relations humaines. Le statut de DPS [détenu particulièrement surveillé] peut être attribué à un détenu en raison de l’affaire qui l’a amené en prison, c’est-à-dire sur demande du juge d’instruction, ou en raison de son comportement à l’intérieur de sa détention, c’est-à-dire s’il a essayé de s’évader, ou s’il fomente des mouvements de contestation. Quand tu es DPS, ta cellule est fouillée plus fréquemment, il y a plus de matons qui te suivent lors de tes déplacements et si tu es extrait hors de la prison, il y a une cohue de flics pour « t’accompagner ».
Le procureur de Bastia a ouvert une enquête pour « tentative d’homicide » contre le détenu qui a attaqué les deux matons et FO Pénitentiaire parle carrément d’un « attentat ». Comment tu qualifierais l’acte d’un détenu qui se retourne contre son geôlier ?
On peut frapper toujours plus fort les enfermés, les pousser à bout, leur faire péter les plombs, mais ça n’empêchera jamais les prisonniers de se révolter. À force de traiter les gens comme des animaux, ils réagissent d’une manière instinctive. C’est une réaction normale que de se retourner contre son geôlier quand on est enfermé.
Dans quelle mesure les matons peuvent-ils faire allonger la peine des prisonniers ?
La judiciarisation à l’intérieur de la détention est un phénomène en expansion. Avant, tout se passait à l’intérieur de la détention : les matons te savataient au mitard, et ça restait en interne. Maintenant, le détenu peut porter plainte, mais le maton aussi. Le résultat, c’est que beaucoup de gens rentrent pour des peines minimes et se retrouvent huit ans après toujours en détention, parce qu’ils ont été accusés d’outrage, de rébellion ou de menace de mort. Un outrage, par le biais de la récidive, peut vite conduire à deux, trois, quatre ans de détention en plus. Et les matons jouent évidemment la carte de la provocation pour faire craquer les détenus, et se rajouter au passage une petite prime à la fin du mois.
Certains matons réclament la création de prisons spéciales pour les « radicalisés », mais les prisons spéciales existent déjà. Que se passe-t-il à l’intérieur ?
Il y a actuellement deux prisons de haute sécurité : celle de Condé-sur-Sarthe, inaugurée en 2013, et celle de Vendin-le-Vieil, inaugurée en 2015. Ce sont des prisons qui auraient soulevé un tollé il y a 40 ans, et qui n’ont rien à envier aux QHS mais comme ce sont des prisons « modernes », high-tech, qui ne ressemblent pas à des vieilles tôles dégueulasses, les gens ont l’impression que c’est moins horrible. Mais ce n’est pas du tout le cas. Il y a des caméras partout, toutes les portes sont électroniques, tout est conçu pour réduire les rapports humains, les prisonniers se voient le moins possible et en tout petit nombre, les activités et les promenades s’effectuent à sept détenus maximum. Ces prisons sont l’aboutissement logique d’une justice qui élabore et applique des condamnations délirantes. Quand ces prisons sont sorties de terre, il y a immédiatement eu des mouvements de contestation tellement les détenus hallucinaient d’arriver dans un endroit aussi horrible, déshumanisant, sans âme et qui pousse à la psychiatrisation.
C’est quoi le projet carcéral du gouvernement Macron ?
Le gouvernement dit vouloir construire de nouvelles prisons pour lutter contre la surpopulation carcérale mais il ne s’interroge pas sur la raison pour laquelle il y a chaque année 3 000 prisonniers supplémentaires. Il n’a aucune réflexion sur les peines délirantes qui sont données pour des délits mineurs, comme les outrages, et dans les faits, la loi prévoit des durées de peines toujours plus longues. Le gouvernement dit aussi vouloir augmenter les mesures privatives de liberté qui s’effectuent en dehors de la prison, de type bracelet électronique, et il présente ceci comme un moyen de lutter contre le « tout-carcéral », mais c’est une arnaque car dans les faits, les mesures privatives de liberté sont complémentaires. Ce sont des peines qui s’additionnent avec la détention, et qui coûtent beaucoup d’argent aux familles des détenus. On peut malheureusement prévoir qu’il y aura de plus en plus de prisonniers et de plus en plus de gens enfermés chez eux. On vit dans un vrai délire sécuritaire, qui promeut la peine pour la peine, la souffrance pour la souffrance.
Quelles sont les revendications les plus urgentes pour améliorer les conditions de vie des détenus ?
Il faut déjà commencer par s’intéresser aux causes de cette horreur carcérale, et ne pas se contenter de gérer les conséquences. Il faut s’interroger sur la responsabilité collective et politique de la société quant à cette « honte de la République ». S’il faut lister des revendications urgentes, ce serait : non aux peines éliminatrices, fermeture des quartiers d’isolement, non à la torture.
Propos recueillis par Jules Panetier
Pour en savoir plus sur la prison, lisez ces deux témoignages d’anciens détenus de la prison de Villeneuve-lès-Maguelone :
– « Témoignage d’un ancien détenu de VLM : “la prison, c’est pas censé être une privation de dignité” », Le Poing, 16 mai 2017
– « Immersion dans la prison de Villeneuve-lès-Maguelone », Le Poing n°26, janvier 2017