Clôture de débat

Un quarteron de ministres en r’traite connus pour leur sens extrême de l’État ont cosigné un appel pathétique dans les pages « Rebonds » duLibération du 15 octobre 2013 [L’appel en Post Scriptum de cet article.]. « Nous assistons à une évolution inquiétante des relations entre la société française et les sciences et techniques. » Des « minorités bruyantes et, parfois provocantes, voire violentes » prendraient à partie de plus en plus de scientifiques, ce qui rendrait de plus en plus difficile de recruter des étudiants en physique, biologie, chimie, géologie. La perte de compétitivité de la France serait irrémédiable si ses petits soldats scientistes étaient ainsi découragés. « L’existence même de la démocratie est menacée (…) » Et nos quatre « sages » d’inciter les autorités en fonction à siffler la fin de partie et d’en appeler au soutien médiatique : « Nous appelons donc solennellement les médias et les femmes et hommes politiques à exiger que les débats publics vraiment ouverts et contradictoires puissent avoir lieu sans être entravés. » On sait où cela mène : le 31 juillet 1977, au soir de la manifestation de Malville, le ministre de l’Intérieur, Christian Bonnet, justifiait ainsi la répression policière au 20 Heures : « La France est, chacun le sait, une démocratie authentique et à ce titre les manifestations pacifiques y seront toujours acceptées. Par contre, la violence d’où qu’elle vienne ne peut être tolérée. »

 

D’une manière récurrente, comme à chaque fois qu’un projet (gouvernemental, scientifique, technologique…) soulève une opposition conséquente chez des individus qui agissent sans intermédiaires, les fonctionnaires politiques montent au créneau : cette fois-ci ils assènent que « la France a besoin de scientifiques techniciens ». Pour préserver les apparences démocratiques, le citoyen est invité à participer aux débats organisés par les experts d’État avec pour seul choix, celui de revêtir le costume de l’expert ou du contre-expert. Alors, haro sur « les minorités bruyantes et, parfois provocantes, voire violentes » qui s’efforcent effectivement de faire taire la propagande favorable au déferlement des trouvailles techno-marchandes : nanotechnologies, OGM, trou de déchets nucléaires de Bure, gaz de schiste, diffusion des ondes électromagnétiques…

Ces perturbations ont deux sens. D’un côté, elles renvoient la parole d’État à sa nature autoritaire. De l’autre côté, elles renvoient la parole citoyenne, qui n’en est que le reflet, à son inconsistance passive. C’est en toute cohérence que se manifeste ce refus des fausses discussions occupant réellement les lieux du désastre.

Après les campagnes contre les OGM et celle contre les nanotechnologies, c’est aujourd’hui celle contre Cigéo, à propos du projet d’enfouissement des déchets nucléaires à Bure qui est en cause dans cet appel du quarteron. L’intervention des minorités stigmatisées a réussi à confiner la propagande scientiste et étatique dans le cadre risible d’un débat public secret. Face aux contestations conséquentes, le chapelet de rendez-vous prévus par la Commission nationale du débat public (CNDP), saisie par l’Andra (gestionnaire étatique de la poubelle nucléaire) a été annulé. La CNDP s’est finalement réfugiée dans son forum Internet. Ce débat s’avère donc soluble dans le numérique.

En faisant taire cette propagande, une activité démocratique s’est exercée, au sens réel d’une démocratie spontanée, soucieuse de la vérité et de la capacité de décision de ceux qui sont assujettis aux infrastructures programmées. Comment la mise en scène fonctionne-t-elle ? La parole politique des experts est émise en miroir de l’avis technicien invoqué auprès des citoyens censé représenter le point de vue général pour entériner les décisions déjà prises. Pour briser ce miroir déformant, il n’y a pas d’autre moyen que celui qui consiste à empêcher la propagande mensongère des lobbyistes et la « débatcratie » (voir l’encadré Méthode du discours en fin de texte) de s’imposer : Cigéo ne veut débattre que des modalités du tombeau à déchets nucléaires. Comme ils le disent eux-mêmes : « Faire participer, c’est faire accepter ».

Il faut aller voir ce que cachent les paroles lénifiantes de ces quatre vieux roublards du mensonge politique. Sous prétexte d’impartialité, ces partisans de la politique du fait accompli travestissent les conséquences épouvantables de la fuite en avant dont ils sont les zélateurs, notamment en matière énergétique.

Bure : une poubelle nucléaire pour un nucléaire décomplexé

La gestion de l’accumulation inexorable des déchets est d’ores et déjà programmée pour éviter l’engorgement de toute la filière. En France, elle l’est de manière géographiquement concentrée dans la Meuse, autour de Bure. À Void-Vacon se construit une plateforme de transit spécialement aménagée pour le transport des matières radioactives. L’uranium en voie d’enrichissement ou appauvri s’échange entre Pierrelatte (Drôme) et Almelo (Pays-Bas) et encore Pierrelatte et Lingen (Allemagne), centrale en train d’être démontée, et donc pourvoyeuse de déchets, voisine de celle d’Emsland, active jusqu’en 2020.

Le marché du combustible avance à bon train. Le va-et-vient de la plateforme de Void-Vacon n’est pas seulement destiné à la poubelle de Bure, mais aussi à l’avenir de la production mondiale [1] de combustible nucléaire. Non loin de là, le site de Morvilliers étant saturé, un nouveau site de déchets dits à faible radioactivité est envisagé à côté du site existant de Soulaines. Pour que le nucléaire continue, il faut que la matière radioactive circule partout, avec une telle urgence qu’on voit dérailler des Castors montés sur des boggies des années 40, dans la gare de Drancy.

Le nucléaire militaire n’est jamais loin du nucléaire civil, il n’est donc pas loin de Bure. À Commercy, Safran promet une recrudescence d’emplois et de sous-traitance pour des moteurs d’avion, l’entreprise produit aussi le système de propulsion et de guidage du M51, missile nucléaire pour sous-marin. À Saint-Dizier, la base militaire, BA 113, est à vocation nucléaire, c’est celle du Rafale.

Extension du domaine de la radioactivité

Le nucléaire tient ses promesses. Le désastre de Fukushima s’avère être le moment où, visiblement, la société humaine est sommée d’accepter de vivre avec la radioactivité. La catastrophe a pris une telle ampleur que, dépassées par les événements, les autorités se sont résolues à, littéralement, « dépasser les bornes ». Incapable de déplacer les populations menacées, car selon les normes alors en vigueur, il aurait fallu, notamment, évacuer la ville de Tokyo, aujourd’hui, le gouvernement japonais, plutôt que d’assurer la survie des exilés, les incite financièrement à rentrer chez eux où la décontamination est si impossible que la normalisation, déjà passée de 1 à 20 mSv/an, est admise en « zones de retour indéterminé » au delà de 50 mSv/an, pour des durées courtes et contrôlées, comme l’observe Cécile Asanuma-Brice [2]. Ainsi, devant l’accumulation sans fin d’eau contaminée, récupérée de l’arrosage des réacteurs éventrés – des centaines de milliers de tonnes – Dale Klein, membre du Comité de surveillance de Fukushima, appelé par Tepco comme autorité indépendante et ancien président de la NRC, Commission de régulation nucléaire des États-Unis, propose de diluer le tout dans l’Océan pacifique, tout en garantissant une technique de filtrage de césium et de strontium [3] qu’il faudra bien mettre quelque part.

Les autorités bureaucratiques nous préparent à nous faire vivre dans les zones contaminées en appliquant le principe suivant : le changement de la norme change l’apparence de la réalité en changeant la réalité de l’apparence, pour ne pas, évidemment, changer la réalité.
Du fait de ses dimensions spatio-temporelles si éloignées de l’échelle humaine, de l’irréversibilité du processus de désintégration, qui rend la décontamination impossible puisqu’elle ne consiste qu’en un déplacement des déchets, et de ses aspects inapparents, le nucléaire impose une approche fataliste quant à ses effets. Roger Belbéoch en écrivant dans Société nucléaire, en 1990 : « Les données statistiques de mortalité deviennent un matériau stratégique important pour la gestion d’une société nucléaire. Il est réaliste d’exiger des mesures sérieuses (…), d’exiger qu’on nous mette en fiche dès notre naissance et même avant, d’exiger une autopsie après la mort afin de connaître la charge corporelle de certains radioéléments comme le plutonium… », montrait comment, par sa seule existence, l’industrie nucléaire livrait les hommes aux statistiques.

Il n’y a pas de seuil pour le cancer

Pour que tout puisse continuer jusqu’à perpète, il faut que cette situation soit normale. Pour ce faire, il faut que les seuils de mesure concoctés par les experts nucléaristes le prouvent et, par conséquent, ils jouent sur les unités de valeur.

Les seuils ont été créés et sont déterminés par les bureaucraties des organismes internationaux (CIPR, UNSCEAR, BEIR, etc.) [4] . Ils sont responsables de la continuité de la société en fonction du principe coût-bénéfice-risque.

Il n’y a pas lieu de se laisser hypnotiser par le yo-yo des signes de dangerosité codifiés par la CIPR, qui recommandait, selon sa publication publiées en 1991, de réduire le seuil de 50 mSv/an à 20 mSv/an pour les travailleurs du nucléaire et à 1 mSv/an pour les populations, avec 5 mSv/an en situation d’accident. Que les autorités ministérielles japonaises aient généralisé la norme de 20 mSv/an à tous le 22 avril 2011 n’est pas étonnant.

Ce flou savant avance que rien n’est grave en dessous de 100 mSv/an puisque selon l’expertise de la CIPR : « Aux doses supérieures à 100 mSv/an, il existe une probabilité accrue d’effets déterministes et un risque significatif de cancer. » Pourquoi « 100 » ? Ce chiffre est la limite symbolique en dessous duquel les masses ont été jugées gouvernables par les nucléocrates. Qu’en dessous d’un certain chiffrage les risques soient amoindris est une tautologie. C’est aussi vrai pour « 100 » que pour n’importe quelle autre valeur. Ce que marque réellement cette limite n’est pas une précaution sanitaire, mais les conditions sous lesquelles les populations sont gérables aux plans politique et économique. Ce ne sont pas de personnes malades dont parle la CIPR 2007, mais de « fantômes numériques » : d’hommes et femmes envisagés comme réceptacles moyens du risque potentiel. Il ne s’agit ni de les soigner ni d’encourager un exode nécessaire, mais de déterminer une toise rendant la morbidité et la mortalité socialement invisible. De quoi meurt un fumeur hypocondriaque japonais ? Hors des situations où la contamination est intense et brutale, la radioactivité diffuse tue assez lentement et de manière assez diverse pour que cette question soit noyée dans le registre de l’exégèse médicale. Ces normes existent pour que les existences ne cessent pas d’être administrées. À partir de n’importe quelle dose, les autorités pourront toujours nous dire qu’au dessous les effets sont moins accrus et les risques moins significatifs. Et pourtant ils existent ! C’est précisément parce qu’il n’y a pas de limite qu’il ne reste que la mesure.

Au Palais de la Découverte, où l’Andra relaie ces jours-ci sa pédagogie : « on parle de faibles doses lorsque les doses d’exposition sont inférieures à 100 millisieverts. Au-delà de cette dose, on sait que les risques de cancer augmentent. En dessous de cette dose, aucun risque de cancer n’a pour l’instant pu être observé par les nombreuses études menées. » L’Andra relativise son point de base fétichisé de 100 mSv/an : « Des recherches sont menées sur les autres effets sur la santé qui seraient liés aux faibles doses. Par précaution, on considère que ce risque existe et qu’il est proportionnel à la dose reçue, même pour de faibles doses. » Par précaution, le bourreau aiguise sa hache.

Mesurer la radioactivité n’est pas un acte antinucléaire. Si certaines mesures peuvent montrer la présence de rayonnements radioactifs là où ils sont niés ou volontairement sous-évalués par les nucléocrates, ces révélations ne dépassent pas le registre de l’information. Prendre connaissance de la morbidité de ce processus de production énergétique sans s’en remettre aux autorités, en quelque sorte librement, par exemple en achetant un dosimètre à la Criirad, ne contribue qu’à se faire une image du danger. Que cette image soit plus réaliste, plus précise et moins mensongère que celle que les autorités fournissent à l’intention des masses ne change rien aux relations de pouvoirs auxquelles chacun est assujetti. Consacrer plus d’efforts que nécessaire à cet éclaircissement d’ordre quantitatif, a fortiori s’y spécialiser, peut générer un état d’hypnose. Le Léviathan n’est pas moins puissant s’il est contemplé avec dégoût plutôt qu’admiré.

Toute participation à cette schizophrénie de la mesure s’intègre, d’une manière ou d’une autre, à la cogestion. Pour éviter que la catastrophe ne pétrifie nos imaginaires en imposant ses effets à nos consciences, quand ce n’est pas à nos corps, il nous faut ne pas quitter des yeux les causes, les moyens et les mobiles qui orientent la nucléarisation du monde. L’« innovation » et la « liberté de créer » desquelles se réclament les ministres au motif de la démocratie n’est que la perpétuation de la dynamique soumettant l’ensemble des aspects de l’existence à la production exponentielle de marchandises.

Seule l’attaque contre cette schizophrénie pourrait permettre aux hommes de trouver un chemin pour sortir de ce cauchemar. Nous ne sommes pas des mesureurs !

Paris, le 3 février 2014,
Association contre le nucléaire et son monde, 
acnm@no-log.org


Méthode du discours

Une rapide comparaison entre deux livres récents peut faire comprendre les règles du débat reconnu.
À ma gauche la gentille Sezin Topçu auteure de La France nucléaire. L’art de gouverner une technologie contestée ; à ma droite le méchant Alexandre Moatti, auteur de Alterscience – Posture, dogmes, idéologies.
Sezin Topçu forge le néologisme de « débatcratie » pour constater la vacuité volontaire des procédures de dialogue imposées par les dispositifs des « débats publics ». Mais, bien que son juste constat révèle la stratégie étatique intégrant la partie « contre-expertisante » de la contestation dite écologiste en France, cette sociologue, formée à croire qu’il y avait de l’histoire mais qu’il n’y en a plus, rêve de la possibilité même de ce qu’elle constate comme étant impossible puisqu’elle participe elle-même à la « débatcratie » qu’elle dénonce via la fondation Sciences citoyennes et sa promotion de lanceurs d’alerte.
À l’opposé, Alexandre Moatti dénonce un complot contre la science. Ce conseiller scientifique du site science.gouv.fr dresse une ligne Maginot contre « l’alterscience », sorte de Protocole où l’ultragauche côtoie Lyndon LaRouche. Dans le n° 292 de Science… et pseudo-sciences, revue de dogmatiques scientistes, il expliquait déjà, fin 2010, son concept Licorne : « Plus que leur contestation des résultats scientifiques, leur contestation de la démarche scientifique elle-même nous semble fort inquiétante. […] l’alterscience, plus diffuse et moins visible que les pseudo-sciences ou l’ésotérisme, constitue néanmoins un des fronts ouverts dans les rapports actuels difficiles entre science et société. » Toute ressemblance avec la première phrase de la communication quadricéphale ministérielle…
L’enjeu de ces faux débats consiste à générer des discours spécialisés à l’intérieur d’une apparence de consultation générale en orientant les discussions sur les aspects techniques. Cela génère un opposant sérieux comme Bertrand Thuillier : dont la critique contre-experte s’achève par cette expression paradoxale « un système vivant ! » et par cette question qui ne met rien en cause de la chaîne de production nucléaire : « Cigéo : solution unique ? ».
Le citoyen n’est personne : il est une des abstractions qui dessaisissent les personnes des moyens d’intervenir dans leur propre existence. Il est le masque démocratique de ces abstractions.

Un quarteron de ministres en r’traite connus pour leur sens extrême de l’État ont cosigné un appel pathétique dans les pages « Rebonds » duLibération du 15 octobre 2013 [L’appel en Post Scriptum de cet article.]. « Nous assistons à une évolution inquiétante des relations entre la société française et les sciences et techniques. » Des « minorités bruyantes et, parfois provocantes, voire violentes » prendraient à partie de plus en plus de scientifiques, ce qui rendrait de plus en plus difficile de recruter des étudiants en physique, biologie, chimie, géologie. La perte de compétitivité de la France serait irrémédiable si ses petits soldats scientistes étaient ainsi découragés. « L’existence même de la démocratie est menacée (…) » Et nos quatre « sages » d’inciter les autorités en fonction à siffler la fin de partie et d’en appeler au soutien médiatique : « Nous appelons donc solennellement les médias et les femmes et hommes politiques à exiger que les débats publics vraiment ouverts et contradictoires puissent avoir lieu sans être entravés. » On sait où cela mène : le 31 juillet 1977, au soir de la manifestation de Malville, le ministre de l’Intérieur, Christian Bonnet, justifiait ainsi la répression policière au 20 Heures : « La France est, chacun le sait, une démocratie authentique et à ce titre les manifestations pacifiques y seront toujours acceptées. Par contre, la violence d’où qu’elle vienne ne peut être tolérée. »

 

D’une manière récurrente, comme à chaque fois qu’un projet (gouvernemental, scientifique, technologique…) soulève une opposition conséquente chez des individus qui agissent sans intermédiaires, les fonctionnaires politiques montent au créneau : cette fois-ci ils assènent que « la France a besoin de scientifiques techniciens ». Pour préserver les apparences démocratiques, le citoyen est invité à participer aux débats organisés par les experts d’État avec pour seul choix, celui de revêtir le costume de l’expert ou du contre-expert. Alors, haro sur « les minorités bruyantes et, parfois provocantes, voire violentes » qui s’efforcent effectivement de faire taire la propagande favorable au déferlement des trouvailles techno-marchandes : nanotechnologies, OGM, trou de déchets nucléaires de Bure, gaz de schiste, diffusion des ondes électromagnétiques…

Ces perturbations ont deux sens. D’un côté, elles renvoient la parole d’État à sa nature autoritaire. De l’autre côté, elles renvoient la parole citoyenne, qui n’en est que le reflet, à son inconsistance passive. C’est en toute cohérence que se manifeste ce refus des fausses discussions occupant réellement les lieux du désastre.

Après les campagnes contre les OGM et celle contre les nanotechnologies, c’est aujourd’hui celle contre Cigéo, à propos du projet d’enfouissement des déchets nucléaires à Bure qui est en cause dans cet appel du quarteron. L’intervention des minorités stigmatisées a réussi à confiner la propagande scientiste et étatique dans le cadre risible d’un débat public secret. Face aux contestations conséquentes, le chapelet de rendez-vous prévus par la Commission nationale du débat public (CNDP), saisie par l’Andra (gestionnaire étatique de la poubelle nucléaire) a été annulé. La CNDP s’est finalement réfugiée dans son forum Internet. Ce débat s’avère donc soluble dans le numérique.

En faisant taire cette propagande, une activité démocratique s’est exercée, au sens réel d’une démocratie spontanée, soucieuse de la vérité et de la capacité de décision de ceux qui sont assujettis aux infrastructures programmées. Comment la mise en scène fonctionne-t-elle ? La parole politique des experts est émise en miroir de l’avis technicien invoqué auprès des citoyens censé représenter le point de vue général pour entériner les décisions déjà prises. Pour briser ce miroir déformant, il n’y a pas d’autre moyen que celui qui consiste à empêcher la propagande mensongère des lobbyistes et la « débatcratie » (voir l’encadré Méthode du discours en fin de texte) de s’imposer : Cigéo ne veut débattre que des modalités du tombeau à déchets nucléaires. Comme ils le disent eux-mêmes : « Faire participer, c’est faire accepter ».

Il faut aller voir ce que cachent les paroles lénifiantes de ces quatre vieux roublards du mensonge politique. Sous prétexte d’impartialité, ces partisans de la politique du fait accompli travestissent les conséquences épouvantables de la fuite en avant dont ils sont les zélateurs, notamment en matière énergétique.

Bure : une poubelle nucléaire pour un nucléaire décomplexé

La gestion de l’accumulation inexorable des déchets est d’ores et déjà programmée pour éviter l’engorgement de toute la filière. En France, elle l’est de manière géographiquement concentrée dans la Meuse, autour de Bure. À Void-Vacon se construit une plateforme de transit spécialement aménagée pour le transport des matières radioactives. L’uranium en voie d’enrichissement ou appauvri s’échange entre Pierrelatte (Drôme) et Almelo (Pays-Bas) et encore Pierrelatte et Lingen (Allemagne), centrale en train d’être démontée, et donc pourvoyeuse de déchets, voisine de celle d’Emsland, active jusqu’en 2020.

Le marché du combustible avance à bon train. Le va-et-vient de la plateforme de Void-Vacon n’est pas seulement destiné à la poubelle de Bure, mais aussi à l’avenir de la production mondiale [1] de combustible nucléaire. Non loin de là, le site de Morvilliers étant saturé, un nouveau site de déchets dits à faible radioactivité est envisagé à côté du site existant de Soulaines. Pour que le nucléaire continue, il faut que la matière radioactive circule partout, avec une telle urgence qu’on voit dérailler des Castors montés sur des boggies des années 40, dans la gare de Drancy.

Le nucléaire militaire n’est jamais loin du nucléaire civil, il n’est donc pas loin de Bure. À Commercy, Safran promet une recrudescence d’emplois et de sous-traitance pour des moteurs d’avion, l’entreprise produit aussi le système de propulsion et de guidage du M51, missile nucléaire pour sous-marin. À Saint-Dizier, la base militaire, BA 113, est à vocation nucléaire, c’est celle du Rafale.

Extension du domaine de la radioactivité

Le nucléaire tient ses promesses. Le désastre de Fukushima s’avère être le moment où, visiblement, la société humaine est sommée d’accepter de vivre avec la radioactivité. La catastrophe a pris une telle ampleur que, dépassées par les événements, les autorités se sont résolues à, littéralement, « dépasser les bornes ». Incapable de déplacer les populations menacées, car selon les normes alors en vigueur, il aurait fallu, notamment, évacuer la ville de Tokyo, aujourd’hui, le gouvernement japonais, plutôt que d’assurer la survie des exilés, les incite financièrement à rentrer chez eux où la décontamination est si impossible que la normalisation, déjà passée de 1 à 20 mSv/an, est admise en « zones de retour indéterminé » au delà de 50 mSv/an, pour des durées courtes et contrôlées, comme l’observe Cécile Asanuma-Brice [2]. Ainsi, devant l’accumulation sans fin d’eau contaminée, récupérée de l’arrosage des réacteurs éventrés – des centaines de milliers de tonnes – Dale Klein, membre du Comité de surveillance de Fukushima, appelé par Tepco comme autorité indépendante et ancien président de la NRC, Commission de régulation nucléaire des États-Unis, propose de diluer le tout dans l’Océan pacifique, tout en garantissant une technique de filtrage de césium et de strontium [3] qu’il faudra bien mettre quelque part.

Les autorités bureaucratiques nous préparent à nous faire vivre dans les zones contaminées en appliquant le principe suivant : le changement de la norme change l’apparence de la réalité en changeant la réalité de l’apparence, pour ne pas, évidemment, changer la réalité.
Du fait de ses dimensions spatio-temporelles si éloignées de l’échelle humaine, de l’irréversibilité du processus de désintégration, qui rend la décontamination impossible puisqu’elle ne consiste qu’en un déplacement des déchets, et de ses aspects inapparents, le nucléaire impose une approche fataliste quant à ses effets. Roger Belbéoch en écrivant dans Société nucléaire, en 1990 : « Les données statistiques de mortalité deviennent un matériau stratégique important pour la gestion d’une société nucléaire. Il est réaliste d’exiger des mesures sérieuses (…), d’exiger qu’on nous mette en fiche dès notre naissance et même avant, d’exiger une autopsie après la mort afin de connaître la charge corporelle de certains radioéléments comme le plutonium… », montrait comment, par sa seule existence, l’industrie nucléaire livrait les hommes aux statistiques.

Il n’y a pas de seuil pour le cancer

Pour que tout puisse continuer jusqu’à perpète, il faut que cette situation soit normale. Pour ce faire, il faut que les seuils de mesure concoctés par les experts nucléaristes le prouvent et, par conséquent, ils jouent sur les unités de valeur.

Les seuils ont été créés et sont déterminés par les bureaucraties des organismes internationaux (CIPR, UNSCEAR, BEIR, etc.) [4] . Ils sont responsables de la continuité de la société en fonction du principe coût-bénéfice-risque.

Il n’y a pas lieu de se laisser hypnotiser par le yo-yo des signes de dangerosité codifiés par la CIPR, qui recommandait, selon sa publication publiées en 1991, de réduire le seuil de 50 mSv/an à 20 mSv/an pour les travailleurs du nucléaire et à 1 mSv/an pour les populations, avec 5 mSv/an en situation d’accident. Que les autorités ministérielles japonaises aient généralisé la norme de 20 mSv/an à tous le 22 avril 2011 n’est pas étonnant.

Ce flou savant avance que rien n’est grave en dessous de 100 mSv/an puisque selon l’expertise de la CIPR : « Aux doses supérieures à 100 mSv/an, il existe une probabilité accrue d’effets déterministes et un risque significatif de cancer. » Pourquoi « 100 » ? Ce chiffre est la limite symbolique en dessous duquel les masses ont été jugées gouvernables par les nucléocrates. Qu’en dessous d’un certain chiffrage les risques soient amoindris est une tautologie. C’est aussi vrai pour « 100 » que pour n’importe quelle autre valeur. Ce que marque réellement cette limite n’est pas une précaution sanitaire, mais les conditions sous lesquelles les populations sont gérables aux plans politique et économique. Ce ne sont pas de personnes malades dont parle la CIPR 2007, mais de « fantômes numériques » : d’hommes et femmes envisagés comme réceptacles moyens du risque potentiel. Il ne s’agit ni de les soigner ni d’encourager un exode nécessaire, mais de déterminer une toise rendant la morbidité et la mortalité socialement invisible. De quoi meurt un fumeur hypocondriaque japonais ? Hors des situations où la contamination est intense et brutale, la radioactivité diffuse tue assez lentement et de manière assez diverse pour que cette question soit noyée dans le registre de l’exégèse médicale. Ces normes existent pour que les existences ne cessent pas d’être administrées. À partir de n’importe quelle dose, les autorités pourront toujours nous dire qu’au dessous les effets sont moins accrus et les risques moins significatifs. Et pourtant ils existent ! C’est précisément parce qu’il n’y a pas de limite qu’il ne reste que la mesure.

Au Palais de la Découverte, où l’Andra relaie ces jours-ci sa pédagogie : « on parle de faibles doses lorsque les doses d’exposition sont inférieures à 100 millisieverts. Au-delà de cette dose, on sait que les risques de cancer augmentent. En dessous de cette dose, aucun risque de cancer n’a pour l’instant pu être observé par les nombreuses études menées. » L’Andra relativise son point de base fétichisé de 100 mSv/an : « Des recherches sont menées sur les autres effets sur la santé qui seraient liés aux faibles doses. Par précaution, on considère que ce risque existe et qu’il est proportionnel à la dose reçue, même pour de faibles doses. » Par précaution, le bourreau aiguise sa hache.

Mesurer la radioactivité n’est pas un acte antinucléaire. Si certaines mesures peuvent montrer la présence de rayonnements radioactifs là où ils sont niés ou volontairement sous-évalués par les nucléocrates, ces révélations ne dépassent pas le registre de l’information. Prendre connaissance de la morbidité de ce processus de production énergétique sans s’en remettre aux autorités, en quelque sorte librement, par exemple en achetant un dosimètre à la Criirad, ne contribue qu’à se faire une image du danger. Que cette image soit plus réaliste, plus précise et moins mensongère que celle que les autorités fournissent à l’intention des masses ne change rien aux relations de pouvoirs auxquelles chacun est assujetti. Consacrer plus d’efforts que nécessaire à cet éclaircissement d’ordre quantitatif, a fortiori s’y spécialiser, peut générer un état d’hypnose. Le Léviathan n’est pas moins puissant s’il est contemplé avec dégoût plutôt qu’admiré.

Toute participation à cette schizophrénie de la mesure s’intègre, d’une manière ou d’une autre, à la cogestion. Pour éviter que la catastrophe ne pétrifie nos imaginaires en imposant ses effets à nos consciences, quand ce n’est pas à nos corps, il nous faut ne pas quitter des yeux les causes, les moyens et les mobiles qui orientent la nucléarisation du monde. L’« innovation » et la « liberté de créer » desquelles se réclament les ministres au motif de la démocratie n’est que la perpétuation de la dynamique soumettant l’ensemble des aspects de l’existence à la production exponentielle de marchandises.

Seule l’attaque contre cette schizophrénie pourrait permettre aux hommes de trouver un chemin pour sortir de ce cauchemar. Nous ne sommes pas des mesureurs !

Paris, le 3 février 2014,
Association contre le nucléaire et son monde, 
acnm@no-log.org


Méthode du discours

Une rapide comparaison entre deux livres récents peut faire comprendre les règles du débat reconnu.
À ma gauche la gentille Sezin Topçu auteure de La France nucléaire. L’art de gouverner une technologie contestée ; à ma droite le méchant Alexandre Moatti, auteur de Alterscience – Posture, dogmes, idéologies.
Sezin Topçu forge le néologisme de « débatcratie » pour constater la vacuité volontaire des procédures de dialogue imposées par les dispositifs des « débats publics ». Mais, bien que son juste constat révèle la stratégie étatique intégrant la partie « contre-expertisante » de la contestation dite écologiste en France, cette sociologue, formée à croire qu’il y avait de l’histoire mais qu’il n’y en a plus, rêve de la possibilité même de ce qu’elle constate comme étant impossible puisqu’elle participe elle-même à la « débatcratie » qu’elle dénonce via la fondation Sciences citoyennes et sa promotion de lanceurs d’alerte.
À l’opposé, Alexandre Moatti dénonce un complot contre la science. Ce conseiller scientifique du site science.gouv.fr dresse une ligne Maginot contre « l’alterscience », sorte de Protocole où l’ultragauche côtoie Lyndon LaRouche. Dans le n° 292 de Science… et pseudo-sciences, revue de dogmatiques scientistes, il expliquait déjà, fin 2010, son concept Licorne : « Plus que leur contestation des résultats scientifiques, leur contestation de la démarche scientifique elle-même nous semble fort inquiétante. […] l’alterscience, plus diffuse et moins visible que les pseudo-sciences ou l’ésotérisme, constitue néanmoins un des fronts ouverts dans les rapports actuels difficiles entre science et société. » Toute ressemblance avec la première phrase de la communication quadricéphale ministérielle…
L’enjeu de ces faux débats consiste à générer des discours spécialisés à l’intérieur d’une apparence de consultation générale en orientant les discussions sur les aspects techniques. Cela génère un opposant sérieux comme Bertrand Thuillier : dont la critique contre-experte s’achève par cette expression paradoxale « un système vivant ! » et par cette question qui ne met rien en cause de la chaîne de production nucléaire : « Cigéo : solution unique ? ».
Le citoyen n’est personne : il est une des abstractions qui dessaisissent les personnes des moyens d’intervenir dans leur propre existence. Il est le masque démocratique de ces abstractions.