Romans et le coup d’État du 2 décembre 1851

: » Chaque présent est visé par un passé en lequel il doit se reconnaître. L’historien ne décrit pas le passé, il s’arrête devant l’image qui surgit à l’improviste. Cette image, qui est celle des ancêtres enchaînés, peut le sauver d’un danger suprême (ne pas avoir d’avenir). Il ne s’agit pas de recueillir un héritage – car ce ne serait que l’héritage des vainqueurs. » Walter Benjamin , thèse sur le concept d’histoire

Décembre 1848 – décembre 1851 : la mise au pas

Pour les Français, la révolution de février 1848 doit ouvrir des temps de libertés et de démocratie. Mais, le 10 décembre 1848, l’élection de Louis Napoléon Bonaparte à la présidence de la République ruine ces espoirs. En quelques semaines, le conservatisme fige la jeune république.

Dans la Drôme, le nouveau préfet Ferlay, farouche adversaire des libertés, est nommé pour mater un département trop agité. Il met aussitôt en place un réseau administratif à son service et fait attribuer au département 700 soldats supplémentaires. Les Républicains les plus avancés s’organisent alors autour du député de Romans Mathieu de la Drôme et, aux élections législatives du 13 ami 1849, triomphent dans le département en enlevant les sept sièges, alors que la majorité nationale reste conservatrice.

Une insurrection de Lyon sert de prétexte à la mise en état de siège de la Drôme dont est chargé le général Lapenne : journaux et affiches sont censurés, cafés surveillés, discours et chants  » séditieux  » réprimés, réunions publiques interdites, des fonctionnaires sont arrêtés ou renvoyés. Le maire de Romans, le franc-maçon Maurice Rochas est révoqué le 10 juin 1850, l’administration municipale est confiée au conservateur Eloy Bouzon, âgé de 60 ans, proche du préfet bonapartiste.

Pour lutter contre étouffement de la liberté, tout un réseau de  » sociétés secrètes  » se met en place. Les mauvaises récoltes de grains, la maladie de la vigne, la faible production de cocons rendent les années 1850-1851 difficiles et portent l’exaspération à son comble. À ce mécontentement, Ferlay répond par une sévérité accentuée.

Le prince-président est élu pour quatre ans, mais il se fixe bientôt comme objectif d’obtenir sa rééligibilité. Il introduit, en octobre 1850 une demande de révision de la Constitution tout en demandant l’abrogation de la loi du 31 mai 1850 qui restreint le droit de vote. Mais il n’obtient pas les trois quarts des suffrages de l’Assemblée, quorum nécessaire à cette révision constitutionnelle.

Le 6 janvier 1851, le préfet Ferlay, accompagné du général commandant le département et de deux conseillers de préfecture vient à Romans pour installer le nouveau conseil municipal et le maire Eloy Bouzon.

C’est au cours de l’été 1851 que Louis-Napoléon se décide à tenter un coup d’État. La date du coup est fixée au mardi 2 décembre, anniversaire du sacre de l’Empereur, son oncle, et de la victoire d’Austerlitz

 

Du 2 décembre à la mi-décembre 1851 : l’insurrection

 

Dans la Drôme, la nouvelle du coup d’État tombe dans un contexte de loi martiale et de répression.

C’est à 4 heures de l’après-midi, le 2 décembre que le préfet Ferlay reçoit du ministère de l’Intérieur une dépêche datée de 8 h du matin annonçant le coup d’état :  » le ministre de l’Intérieur à messieurs les préfets. Le repos de la France était menacé par l’assemblée, elle a été dissoute. Le président de la République fait appel à la nation. Il maintient la République et remet loyalement au pays le droit de décider de son sort. La population de Paris a accueilli avec enthousiasme cet événement devenu indispensable « .

Huit heures seulement se sont écoulées. La réussite du coup d’état résulte aussi la diffusion rapide des informations en provenance de Paris dans tous les départements, ce qui permet au préfet Ferlay de réagir en conséquence. Cette rapidité est due à l’utilisation du télégraphe Chappe. Cependant, dans les heures qui suivent, le brouillard qui s’installe dans la région lyonnaise perturbe, et même interrompt, la transmission des dépêches de Paris qui arrivent cependant dans la Drôme par Bordeaux.

Ferlay communique la dépêche à son complice, le maire de Romans, à 11 h du soir :  » J’ai d’abord concerté avec le général (Lapenne), les mesures que nous avons cru devoir prendre dans l’intérêt de la tranquillité publique. J’ai ensuite envoyé à l’impression la dépêche dont vous avez dû recevoir plusieurs exemplaires « . La ville de Romans est importante dans le dispositif de répression puisque tient garnison dans les casernes de la Presle et St-Nicolas, le 52è (32è) régiment de ligne.

Le mercredi 3 décembre, à 7 heures du matin, Bouzon convoque en réunion extraordinaire le conseil municipal. Le maire donne lecture de la dépêche et présente aux conseillers les mesures qu’il a prises à partir de minuit, pour assurer et maintenir la tranquillité de concert avec le chef de bataillon Ollivier, commandant de l’état de siège dans la ville de Romans et Bourg-de-Péage. Des piquets en armes sont installés dans les casernes, les agents de police et la gendarmerie sont en permanence à l’Hôtel de Ville. Un poste placé sur le pont vieux.  » Rien n’annonce néanmoins que la tranquillité puisse être troublée ; toutes les précautions sont prises « . Le conseil municipal approuve toutes les mesures prises par le maire et désigne 3 de ses membres pour rester à la mairie.

Dans la matinée, le maire fait placarder une proclamation :  » Chers concitoyens. De graves événements viennent d’avoir lieu dans la capitale. La République est maintenue. Nous devons attendre avec calme que la nation ait répondue à l’appel qui va lui être fait. L’administration s’appuyant sur le patriotisme et le concours de tous les citoyens a pris de concert avec l’autorité militaire toutes les mesures nécessaires pour assurer l’ordre et faire respecter les personnes et les propriétés. Romanais ! Dans les temps les plus difficiles, notre ville est restée pure de tout excès. Personne, j’en suis sûr, ne portera atteinte à d’aussi glorieux antécédents « .

Au même moment Bouzon reçoit du préfet une nouvelle dépêche.  » La nuit a été très calme à Valence, la troupe a bien fait son service. Les bons citoyens ont montré les meilleures dispositions. J’ai reçu du ministre une seconde dépêche datée d’hier 11 h du matin. Il m’annonce des instructions et m’invite à le tenir exactement informé des moindres incidents qui pourraient survenir dans le département. Je tire la conséquence de cette dépêche que Paris était tranquille, hier à 11 h (du matin). L’état de l’atmosphère ne nous permettra peut-être pas d’en recevoir aujourd’hui, cependant si, contre toute apparence, je reçois quelque chose, je vous en ferais part. Les dépêches d’hier nous sont parvenues par la voie télégraphique de Bordeaux, et l’état de l’atmosphère ne nous a pas permis hier de communiquer avec Lyon : il se peut que nous le puissions aujourd’hui « .

À 4 h du soir, le préfet conforte le maire de Romans dans ces décisions pour tenir les Romanais :  » Vous comprendrez qu’ayant à l’adresser à 362 communes, je ne pouvais leur adresser en même temps une instruction particulière, n’en ayant moi-même reçu aucune du gouvernement. Notre programme, monsieur le maire est comme le vôtre : respect aux personnes, respect aux propriétés, maintien de l’ordre public. On me communique à l’instant un commencement de dépêches intercepté par les brouillards ; elle est de Parsi, d’hier 1 h du soir. Le président passait en revue divers régiments, ce qui prouvait que le nouveau gouvernement fonctionnait à cette heure-là. J’approuve très fort la mesure que vous avez prise de vous entourer du conseil municipal. Restez en permanence. Veillez au maintien de l’ordre, réprimez énergiquement toute tentative de désordre ; faites arrêter ceux qui le tenteraient et comptez sur mon appui et sur celui de l’autorité militaire. Valence et toutes les communes qui heureusement sont parfaitement tranquilles. Le général est installé à la Préfecture. Nous sommes bien décidés à faire respecter la tranquillité envers contre tous. La troupe est excellente. Les bons citoyens se montrent, qu’on en fasse autant à Romans. Veuillez communiquer cette dépêche à votre collègue de Bourg-de-Péage. Nous ne communiquons pas par le télégraphe avec Lyon à cause des brouillards « .

À l’instant même où Ferlay s’ouvre au maire de Romans de son soulagement de constater la tranquillité du département, les ouvriers de Crest, grand centre textile du département, manifestent à la sortie des usines et assaillent à coups de pierres la gendarmerie où s’est réfugié le maire. Des attroupements se forment à Aouste, Saillans ; le lendemain à Piégros, Autichamp, Suze, Die, Saillans.

Le 6 décembre, en prévision des incarcérations qu’il espère, Ferlay fait savoir à Bouzon, en qui il a confiance, “je fais transférer dans la prison de Romans, 11 condamnés détenus actuellement dans celles de Valence” .

Le lendemain, en début d’après-midi, c’est un torrent de trois à quatre mille insurgés qui arrive au sud de Crest. La troupe, que le préfet a rapidement fait renforcer, utilise ses armes. Une véritable bataille s’engage. Mais les fusils de chasse et les faux emmanchées à l’envers ne peuvent rien face aux tirs à mitraille des canons. Le préfet Ferlay et le général Lapenne savent réagir et arrêtent que  » tout individu qui sera saisi les armes à la main sera fusillé. Tous individu qui aura sonné le tocsin ou battu le rappel sera traité comme les insurgés pris les armes à la main. Les maires des communes où l’on aura sonné le tocsin ou battu le rappel sans qu’ils s’y soient opposés, seront arrêtés et traduits devant les conseils de guerre, pour y être jugés comme complices des insurgés. Les communes où les insurgés se rassembleront seront responsables des dommages qu’ils auront causés, et soumis à l’action en dommages-intérêts de la part des familles dont les membres auraient été tués ou blessés par les insurgés « .

Au même moment, ce 7 décembre, Ferlay adresse une nouvelle dépêche à Bouzon afin de le rassurer, et ne l’informe pas de la situation à Crest :  » Valence est très tranquille. On a parlé d’une attaque pour ce soir, nous l’attendons sans crainte. On a arrêté diverses personnes. Je dirai aussi que je suis sans inquiétude (pour Romans) puisque vous êtes à la tête de l’administration et que vous êtes entouré d’adjoints et d’un conseil municipal qui nous inspirent toute confiance. Dans la journée d’hier (il y a eu) un petit engagement à St-Marcel (les-Sauzet ?), un capitaine de la garnison a tué de sa main un insurgé et plusieurs de ces derniers ont été blessés. On est parti ce matin pour aller les châtier. Je ne saurais trop vous le dire, nous sommes sans inquiétude ici, soyez également sans inquiétude à Romans, mais il faut que les amis de l’ordre se montrent partout pour faire voir que la société a encore d’énergiques défenseurs « .

Le 8 décembre, le regroupement de quelques centaines d’insurgés à Loriol n’a pas de suite. Dans le Diois et dans le sud de la Drôme, comme autour de Valence et de Romans comme à Chanos ou Chavannes, les plans de marche avortent.  Mal organisé, mal commandé, le soulèvement drômois se solde partout par un échec.

Le 9 décembre, à 2 h du soir, Bouzon fait connaître au conseil municipal, les dernières dépêches reçues, annonçant que la tranquillité se rétablit presque partout, que Paris et les grands centres de population sont tranquilles, il lui fait part ensuite des mesures qu’il a prises pour le maintien de l’ordre  » qui n’a pas été un instant troublé « . Enfin Bouzon soumet au conseil le projet d’adresse qu’il se propose de présenter au président de la République :  » monsieur le président de la République, au nom de la ville de Romans, la fureur des factions allait précipiter la France dans l’abîme de l’anarchie où le hideux socialisme s’apprêtait à la dévorer. D’un coup d’œil rapide, vous avez mesuré la profondeur du mal, et avec la promptitude de l’éclair, vous y avez apporté le seul remède qui put la sauver. Prince, poursuivez la mission que vous vous êtes imposée, perfectionnez vos institutions, affermissez le pouvoir, donnez lui la stabilité et la France reconnaissante qui vous devra son repos, sa prospérité, son bonheur, bénira à jamais votre nom « .

Le 10 décembre 1851, au cours d’un nouveau conseil municipal extraordinaire, Bouzon rappelle que dans plusieurs villes, notamment Valence et Montélimar, a été organisée une garde civique pour le maintien de l’ordre et de la tranquillité qu’il pense qu’il est convenable de nommer une commission de 5 membres qui désigneront les habitants qui devront en faire partie. Le conseil adopte la proposition et désigne messieurs Sibilat, Giraud, Louis Nugues, Nicolas et Julhiet. Décision devenue inutile puisque la menace de troubles n’existe plus.

 

De la mi-décembre 1851 au 2 décembre 1852 : la victoire bonapartiste

 

Sur les insurgés s’abat alors une terrible répression organisée par le préfet Ferlay. Deux bataillons affectés à la Drôme commencent un ratissage systématique des secteurs insurgés, aidés par la gendarmerie et les troupes déjà en place.

Les prisons sont pleines quand se déroule le plébiscite des 20 et 21 décembre destiné à entériner le coup d’État. Le scrutin, ouvert pour le plébiscite concerne le consulat à vie à conférer à Louis-Napoléon Bonaparte. La peur savamment entretenue par la propagande officielle, le trucage éhonté du scrutin (non secret), les menaces contre ceux qui oseraient voter  » non  » assurent le succès du prince, moins net cependant dans la Drôme qu’ailleurs : le taux d’abstentions est supérieur, et près de 14% de  » non  » contre 8,1% en France.

À Romans, le résultat est surprenant : 1462 oui (70 %) et 632 non (30%). Certes la population n’avait pas bougé après le coup d’état, notamment en raison de la présence d’une garnison et d’un maire farouchement bonapartiste, mais cela ne signifiait une acceptation unanime du coup de force de Bonaparte : le plébiscite en est la preuve.

La chasse aux fugitifs se poursuit. Dans les sombres et froides cellules de la tour de Crest, on arrive à entasser plus de 450 détenus. Les prisons de Valence et Romans débordent aussi. Dans un simulacre de jugement, sont examinés plus de 1600 dossiers. Sept Drômois sont envoyés au bagne de la Guyane. De nombreux autres connaissent les bagnes et enceintes fortifiées de Toulon, Belle-Île et Riom. Plus de 200, sur 496 prévenus, sont déportés dans les camps en Algérie. Pour beaucoup d’autres, ce sera l’exil obligatoire à l’étranger, Mathieu de la Drôme se retrouve à Chambéry, l’assignation à résidence hors du département et, dans le meilleur des cas, une mise sous surveillance après quelques mois d’emprisonnement.

Les fondements de la république sont aussi sapés. Le 7 janvier 1852, c’est une circulaire de Ferlay qui dissout des  » sociétés fraternelles « , la franc-maçonnerie. Le lendemain, le même préfet arrête que  » la devise Liberté-Egalité-Fraternité ne sera plus écrite dans les actes publics, l’inscription de cette devise et de toute autre qui rappellerait les temps révolutionnaires sera effacée « . Pour le dimanche 11 janvier, le gouvernement demande qu’un Te Deum soit chanté dans toutes les églises paroissiales et que des secours soient  » distribués aux indigents  » : à Romans, ce sont  » 800 livres  » de pain qui sont délivrées.

Les conservateurs romanais se félicitent du coup d’état et de la répression qui frappe la gauche républicaine. Le 17 février 1852, l’ancien maire et député Paul-Emile Giraud, écrit à un de ses amis, Le Prévost, : «  Romans a heureusement échappé à cette tentative (d’insurrection) , mais nous avons couru de grands dangers, et, sans la garnison notre ville était livrée au pillage. Les doctrines socialistes ont infecté pour longtemps notre pays. Que nos provinces du nord de la France sont plus sages et plus civilisées, les mœurs y sont plus douces et les masses plus éclairées « . Le Prévost partage cette opinion :  » J’ai vu avec du plaisir que les insurrections socialistes n’ont point atteint la portion du département de la Drôme que vous habitez. Quelle que puisse être l’opinion sur la nature du nouveau gouvernement (de L.-N. Bonaparte), nous lui avons toujours une immense obligation, c’est de nous avoir débarrassé de la République et des exécrables rouges « . Pour le docteur Ulysse Chevalier, c’est aussi un soulagement d’avoir constaté qu’à Romans  » ces jours difficiles se sont passés sans le plus petit désordre « .

Eloy Bouzon (est-ce une forme de remerciement pour son zèle bonapartiste ?) reçoit dans sa ville, le 23 septembre 1852, le prince président qui doit alors préparer l’opinion à la restauration de l’empire. Il l’obtient par un nouveau plébiscite le 21 novembre 1852 (plus de 7 800 000 oui contre 253 000 non). À Romans, ses partisans ont fait du bon travail : 1869 oui contre 37 non.

 

Laurent JACQUOT

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