À une époque où la question des identités agite les langues de bois, on trouvera un intérêt inespéré à ce que quelques Arabes répondaient dans les années 1970-1980. Aucun printemps arabe, eût-il même réussi, ne soutient la comparaison avec cette révolte heureuse qu’une récente édition de ses inventions poétiques nous propose de découvrir : Le Désir libertaire. Le surréalisme arabe à Paris. 1973-1975, aux éditions L’Asymétrie. Jetant dans une revue confectionnée à la hâte et avec soin ses poèmes oniriques ou acides, un collectif d’émigrés sans foi ni loi, divines ou politiques, explore les potentialités poétiques de la langue arabe et s’en prend à l’héritage qu’il refuse. Ces auteurs revendiquent pour cela un autre legs, qu’on croyait taillé à la seule mesure d’un Occident traversé par ses propres crises, celui du surréalisme. Poèmes en vers ou en prose, pièces littéraires et contre-points théoriques de cette revue ont été traduits de l’arabe et rassemblés par Abdul Kader El Janabi dans un petit volume s’ouvrant sur les portraits d’André Breton, Benjamin Péret, René Crevel et l’épigraphe : « Cette rétrospective est conçue à l’usage des infidèles de toute religion et doctrine ». On pourrait juger une telle proclamation surréaliste déjà fort désuète dans les années 1970, si l’on ne tenait compte des lecteurs qu’un tel message vient interpeller en premier lieu : les Arabes eux-mêmes. Ces quelques exilés, autant politiques que philosophiques, d’Irak, du Liban, du Maghreb ou d’Égypte avaient conscience qu’ainsi, à Paris, ils brûlaient leurs vaisseaux. Ces textes, il faut y insister, n’ont pas été composés pour être provocateurs et scandaleux, même si beaucoup d’entre eux le sont. Comme le rappelle Marc Kober dans sa préface, « C’était une époque où existait une réelle liberté d’exprimer des sentiments antireligieux, y compris dans les pays arabes ». À l’heure de cette réédition, les choses ont bien changé.
L’imaginaire surréaliste arabe de la première heure s’était d’abord épanoui chez des poètes chrétiens. On les trouve parmi les contributeurs de la revue Shi’r au Liban, tel Ounsi El Hage, traducteur en arabe d’André Breton et d’Antonin Artaud, et dont le recueil de poésie Lan « contribua à délivrer la langue arabe du carcan de la tradition qui l’étouffait », dit El Janabi. Auparavant, Georges Henein, fondateur en 1938 du groupe Art et liberté au Caire, tente de forger un surréalisme égyptien avec les peintres Ramsès Younane et Fouad Kamel, les écrivains Lotfallah Soliman et Kamel El Telmisany… Selon l’Irakien, « musulman » celui-là, cocréateur du Désir Libertaire, Abdul Kader El Janabi, ces précurseurs sont des passeurs invitant tout poète arabe en ses propres temps et lieux à « mettre sans réserve le pied du surréalisme dans le plat de tous les intégrismes religieux, sociaux ou esthétiques ».
Mais, à considérer sa radicalité, c’est sans doute ce micro-mouvement arabe parisien des années 1970, s’exprimant dans le contexte des guerres israélo-arabes, qui présente le plus d’analogie avec le surréalisme qui éclot et se développe entre les deux Guerres mondiales. Des configurations bellicistes différentes certes, mais qui donnaient l’occasion d’un même test de passage : se libérer des idéologies nationales légitimistes et de tout patriotisme résiduel pour scruter un horizon révolutionnaire. Le totalitarisme soviétique ayant toutefois durablement mutilé la foi en une révolution prolétarienne, l’idée du « surréalisme au service de la révolution », qui exprimait une division politique profonde au sein des surréalistes français en 1930, se transformait dans Le Désir libertaire des années 1970-80 en « révolution au service du surréalisme ». Le possible, ou évident, ajournement de la révolution commandait que la poésie arabe se livrât à une révolution permanente du langage, la violence révolutionnaire devenant une violence poétique hic et nunc : «Quand nous écrivons, notre mémoire éructe la langue du vieux monde. […] Notre surréalisme signifie la destruction de ce qu’ils appellent la patrie arabe.» Aux yeux du collectif Le Désir libertaire, la poésie surréaliste devenait une arme de dévastation massive des références arabo-musulmanes. Un demi-siècle après « la fin de l’ère chrétienne », annoncée en 1925 au n°3 de La Révolution surréaliste, émergeant d’une même utopie, Le Désir Libertaire proclamait « la fin de l’ère islamique ». Kober souligne qu’il « est difficile de se faire une idée du risque que cela représenta, de la violence faite à soi-même, à son éducation, et du progrès décisif qui se fit alors sous l’égide du Désir libertaire ».
On perçoit, en effet, un attachement puissant et profond à la langue arabe comme lieu charnel ou maternel, un fond où prennent naissance les émotions les plus intimes, et en même temps celui contre lequel est portée la révolte : « Serait-il possible cependant qu’il ait existé en terre d’islam quelque éclat de rupture digne de modernité sans jamais avoir été oblitéré par le joug musulman ? » Cette question donne lieu à une recherche dans la littérature arabe où sont reconnus des auteurs remarquables, tel Shibli Shumayyil, mais où toujours sont notés la prudence et le recul devant l’intangibilité de l’islam. Seule se dresse la figure féminine de Qorat-al-Aïn, lapidée vers 1860 à Téhéran pour un discours apostat : « Prenez donc votre part de ce monde, car il n’y a rien après la mort. »
Dans la première moitié des années 1970, Le Désir libertaire offre sa poésie corrosive presque entièrement en arabe. S’inspirant du Glossaire de Leiris ou sacrifiant au Cadavre exquis, il explore les ressources subversives de la langue arabe, qui donne des trouvailles aussi insolites et heureuses qu’Al Coran devenant alcor Ann, « le froid s’installe ». Avalanches d’aphorismes, de slogans, d’anti-proverbes impérieux, blasphémateurs ou ludiquement ineptes, se donnent entre dessins à la plume et collages baroques. Au début des années 1980, la revue adopte surtout le français pour élargir son lectorat et plonger dans de nouvelles sources. L’école de Francfort ou le situationnisme participent au renouvellement des thèmes critiques où la diatribe antireligieuse n’est plus qu’une expression de l’aversion des institutions capitalistes. Le coût en est parfois des effets de formule où la critique ne se démêle pas encore de l’antienne militante. Mais la poésie offre encore ses meilleurs crus. La réédition synthétique des approches de la revue propose des morceaux choisis de quatre de ses contributeurs réguliers : Farid Lariby, journaliste un temps, graphiste, et poète « au lyrisme majestueux », dira Édouard Jaguer ; Ghazi Younes, poète, et caricaturiste connu sous le nom de Xavier Ghazi, qui lance aux « Hommes de cartilage lumineux, amoureux du néant et de la grêle impossible… Coquille-Jonquille. Ô cuiller de jus ardent – Tête de Picabia – Frimousse de Crevel – Tout se tourne en vinaigre dans les mémoires amnésiques – Breton ? Édredon parsemé de lumière poétique – Archipel de cristaux… » ; Abdul Kader El Janabi, véritable démiurge articulatoire de la revue, traducteur et divulgateur de la pensée surréaliste et de ses conséquences pour le monde arabe, par beaucoup voué aux gémonies ; Maroine Dib, dont la prose « sur des thèmes dérivés de la paranoïa-critique de Salvador Dali » délivre une poésie urbaine, analytique et fantastique.
Mais plus violemment qu’une critique de l’islam saisi de l’intérieur, Le Désir libertaire vise les littérateurs arabes reconnus, dont il dénonce les plagiats et le pillage à la sauvette d’auteurs occidentaux peu traduits en arabe : « Habitués à se nourrir des cadavres les plus décomposés de la littérature européenne, les littérateurs arabes ne voient dans le surréalisme qu’un catalogue d’images insolites, une morgue d’images fantastiques et, avec ce paternalisme qui sied à leur statut d’écrivain, nous reprochent un attachement injustifié […] au surréalisme lui-même… » Ces mêmes intellectuels arabes « qui s’aperçoivent que le poème en prose est un complot ourdi par l’étranger », ironise El Janabi, et qui tentent de jeter le soupçon sur les membres du collectif, désignés comme agents du Mossad ou de la CIA. Il était, en effet, inimaginable aux yeux de ces littérateurs que des poètes arabes ne viennent abonder à la vulgate politique, matrice de toute « modernité arabe », que constitue, selon eux, la culpabilité de l’Occident.
Contre une telle vindicte, Le Désir Libertaire, convaincu que « la culture arabe contemporaine n’est en rien contemporaine des actes de révolte dans le monde arabe, ni de leur aspect sacrilège », profite pleinement des « cadres “démocratiques” [les guillemets sont dans le texte, ndlr] nécessaires, [et d’]une terre d’exil pour faciliter la diffusion sous le manteau : Paris devint […] “Arabie-sur-Seine”. » Il s’agit ainsi de fonder une langue arabe post-islamique en l’abreuvant aux sources du surréalisme. Cette volonté conduit presque aussitôt à l’exercice vivifiant et exigeant, heuristique, de la traduction : « Je suis un tigre des langages / Contemplé dans une jungle de dictionnaires ». Ces pluriels évoquent un face à face des langues, invitées à proposer des significations spéculaires – dans des textes où l’arabe est mis en regard du français, qui jusque dans la graphie inversent la droite et la gauche, déboussolent… Plutôt que l’exercice répété et complaisant de l’écriture automatique, Le Désir libertaire s’adonne au « détournement du passé culturel arabe » et à la réversibilité des langues, formant ainsi l’attelage poétique et critique de l’exil. C’est en effet une révolution : l’inspiration affranchie de la métrique savante, l’avènement en arabe du poème en prose, et la traduction pour et par l’Autre de l’Arabe mis à nu. Ce que le surréalisme dit en français, ou en anglais, il faut le dire en arabe, et réciproquement, fût-ce au prix d’un dépassement des scrupules littéralistes : l’esprit surtout, après avoir trituré la lettre. L’exercice néanmoins ne présentait pas de difficulté pour un texte aussi limpide que Le déshonneur des poètes de Benjamin Péret, qui produisit, en n’en pas douter, l’ébranlement des valeurs sûres en arabe, comme en français, dans le n°2-3 d’avril 1974. C’est, « Pour finir », dans les dernières pages de l’ouvrage, un tract en son temps diffusé en arabe, un mixage poétique qui marie la vanille des invitations surréalistes, celles de Breton et de Péret, auxquelles s’associe El Janabi : Lâchez tout…
Charles Illouz
, éditions de L’Asymétrie, 2018