État des lieux d’un cri de détresse

Claire du groupe anarchiste Salvador-Segui nous livre un texte qui ne peut que nous faire réfléchir. Merci à elle.

État des lieux d’un cri de détresse

Il y a des textes plus difficiles que d’autres à écrire parce qu’ils touchent au vécu et à la sensibilité et parce que tout semble déjà avoir été écrit sur le sujet. Le sexisme est vieux comme ce monde, tellement intégré qu’il est oublié et accepté comme une composante naturelle de notre quotidien. L’écrasante majorité des hommes et des femmes n’a pas conscience aujourd’hui que notre société est fondée sur la domination masculine, et il faut être féministe pour le dénoncer. Pourtant, les exemples publics de « rebellions » se multiplient ces derniers temps, provoquant quelques vagues.

L’année dernière, en octobre, dans une émission, un chroniqueur embrasse une femme sur la poitrine, ce qui jette un premier pavé dans la mare. L’agresseur est crucifié sur la place médiatique. Ce scandale, même s’il ne délit pas tant que ça les langues, a le mérite de rappeler la définition d’une agression sexuelle et l’importance de cette limite que la loi appelle « le consentement ». À l’heure des pétitions sur Internet, certaines causes font également parler d’elles, comme celle « Je suis Anna » lancée en avril 2017 qui comptabilise plus de 164 000 signatures et qui alerte sur la lenteur et l’incompétence de la justice.

Mais il y a eu peu de résultats concrets face à ces sursauts de lucidité. La limite du consentement a été déclarée par l’opinion publique très simple à comprendre et, pourtant, cette limite importante n’a pas tardé à montrer des signes de faiblesse au niveau des institutions quand Sarah, 11 ans, a été déclarée par le parquet consentante à un acte sexuel avec un homme de 28 ans. Rageant. À la RATP, le service de communication affiche en grand format des statistiques affligeantes, mais, dans le fond, rien ne change vraiment, car l’imaginaire collectif reste dans les limites et les clichés du harcèlement de rue : « Quand la victime est malchanceuse et l’agresseur un jeune des banlieues. » Frustrant.

Aujourd’hui, en France, c’est une femme sur dix qui a été violée ou qui le sera au cours de sa vie et 57 % des viols ont lieu lorsque la victime est mineure. En France, une femme sur cinq, un homme sur quatorze est victime de violences sexuelles et 94 % des agresseurs sont des proches. Oui, mais la loi du silence règne toujours et peu de victimes portent plainte. Il est primordial de se demander pourquoi.

La première raison semble psychologique. La majorité des agressions sexuelles sont sournoises et l’agresseur bénéfice d’un climat de sexisme ordinaire. La victime finit par douter du bien fondé de son malaise, se replie sur soi et relativise elle même les faits alors que les conséquences psychologiques restent. Pour les viols, la médecine parle de déni post-traumatique, un mécanisme de défense de l’esprit face à la violence et à ses conséquences. Dans le cas des viols sur mineurs, les pédophiles manipulent les enfants, empêchant la dénonciation immédiate. De plus, de nombreuses personnes n’arrivent pas à assumer le statut de victime, préférant psychologiquement porter une part de responsabilité. La responsabilité limite le sentiment de honte et donne l’impression de maitriser la situation.

Au-delà des difficultés psychologiques pour une personne d’accepter de raconter ce qu’elle a vécu et de faire face à tous les sentiments en découlant, il y a aussi un manque de formation des personnes chargées de recueillir la parole des victimes pour lui donner une valeur juridique. C’est toute la chaîne de l’administration qui est concernée.

Au tout début de la chaine, il y a les policiers mais ils sont peu formés sur l’aspect émotionnel du sujet et se font bien souvent les défenseurs du système patriarcal et machiste alors qu’ils sont les premiers interlocuteurs. Beaucoup d’entre eux, à défaut de vouloir réagir ou de savoir comment réagir, se retranchent derrière le masque du fonctionnaire de police, ne demandant que des faits pour ne pas se laisser déstabiliser, voire dénigrent ou disqualifient les expériences traumatiques vécues. Le dépôt de plainte devient doublement douloureux pour la victime, qui ne se sent ni entendue ni comprise. Une personne formée à écouter la victime au sein du commissariat devrait être systématiquement proposée au préalable du dépôt de plainte. Cet épisode passé, la justice est ensuite trop lente à réagir, le fardeau devenant bien lourd à porter pour les victimes obligées de « relancer l’administration pour faire avancer leur dossier ». Le cas d’Anna, loin d’être unique, en est une parfaite illustration.

Et voilà que la semaine dernière un raz de marée secoue le cercle très fermé des stars, entraînant dans son sillage le monde de M. et Mme Tout-le-Monde. Il aura fallu que le scandale éclate dans la sphère très paillettes d’Hollywood pour que des milliers de victimes osent dire « moi aussi », mais sur Twitter. La puissance des réseaux sociaux faisant le reste, des milliers de personnes dénoncent le harcèlement et les agressions sexuelles dont elles ont été victimes via l’hashtag #MoiAussi, tandis que le #BalanceTonPorc, plus axé sur le harcèlement au travail, rassemble en moins de quarante-huit heures plus de 160 000 témoignages. La prise de conscience est violente.

D’un côté, la diversité des victimes est tellement importante qu’elle ne permet plus de cantonner les violences à une « typologie » de personne qui l’aurait bien cherché. De l’autre côté, la diversité des témoignages montre également que les agresseurs appartiennent à toutes les classes sociales (empêchant ainsi toutes récupérations politiques nauséabondes), l’harceleur étant le plus souvent dans une position hiérarchique supérieure. Le phénomène va au-delà des origines sociales ou culturelles et il touche toutes les catégories socio-professionnelles…

La vérité crue apparaît : le harcèlement sexuel existe encore, car il est non seulement rarement condamné par les tribunaux, mais aussi et surtout parce qu’il est socialement accepté dans tous les milieux (donc peu dénoncé), ce qui ne l’empêche pas de créer souffrance, humiliation et perte de confiance en soi chez les victimes, dans l’indifférence générale.

Le malaise créé par cette vérité entraîne invariablement les mêmes mécanismes de défense : il y a des mecs bien, il faut arrêter les généralisations. Mais pourquoi les victimes ne portent-elles pas plainte ? On ne va pas crier au harcèlement dès qu’un mec fait un clin d’œil à une femme dans un bureau. Dans notre métier, ça a toujours été comme ça, ça ne veut pas dire qu’on ne vous respecte pas. Etc.

Qui reporte encore et toujours la faute sur les victimes ? Celles et ceux qui refusent de faire porter à la société et aux classes sociales plus aisées le fardeau de la culpabilité. Ceux qui ne veulent pas perdre leurs privilèges et qui tentent d’endiguer le flot avant qu’on doive collectivement remettre en question ce vieux patriarcat.

C’est pourquoi il est effectivement primordial que ce cri de détresse dépasse la sphère médiatique, qu’il sorte des réseaux sociaux pour s’ancrer dans notre quotidien afin de ne pas se diluer comme tous les effets de mode.

Alors, que devons-nous faire effectivement dans le réel ?

Face à ce cri de colère exprimé par tant de voix différentes, le gouvernement a décidé d’ouvrir une consultation en vue de présenter au Parlement un projet de loi contre les violences sexistes et sexuelles en 2018. Bel effort qui devrait contenter l’opinion générale, mais largement insuffisant pour avoir un véritable effet. Au-delà des problèmes de prise en charge des plaintes, car il est primordial de recréer un climat de confiance et d’écoute pour que les victimes puissent dénoncer les violences subies si ils ou elles le souhaitent, les lois encadrant les violences sexuelles existent déjà, elles ne sont pas appliquées. On estime que seulement 17 % des viols sont déclarés et sur l’ensemble des viols déclarés seulement 18 % des agresseurs sont condamnés aux assises. Peu efficace… En effet, on ne s’attaque pas à un problème de société en faisant des lois.

C’est à la racine qu’il faut agir, c’est la culture sexiste qu’il faut combattre collectivement à tous les niveaux, dans l’éducation de nos enfants, dans les médias, au travail, entre amis ou dans son couple.

Des campagnes de sensibilisation sur le sexisme aussi importantes que celles contre le tabac, l’alcool ou la sécurité routière doivent être financées et mise en place.

À l’école, des temps spécifiques doivent être réservés pour faire de l’éducation sexuelle. Pas seulement pour dire à nos enfants qu’il faut se protéger des maladies sexuellement transmissibles, mais aussi pour expliquer ce que sont le consentement, le harcèlement, une agression sexuelle, un viol et, pour parler plus largement des inégalités, de l’industrie pornographique ou de la prostitution.

Cette éducation doit être également répétée une fois adulte au travail avec des formations spécifiques sur le sujet pour les hommes comme pour les femmes afin que chacun prenne conscience des problèmes afin de les résoudre collectivement. En la matière, les confédérations syndicales ont un immense travail à réaliser même si la nouvelle loi Travail ne va pas les y aider. Certaines ont déjà engagé un travail significatif et les efforts sont à poursuivre et à multiplier, tant à l’intérieur des structures pour combattre les comportements sexistes qu’à l’extérieur pour qu’elles puissent se saisir sérieusement de la question du harcèlement sexuel dans les entreprises.

Enfin, en premier lieu, ce sont dans les milieux militants et entre amis ou en famille qu’il est particulièrement important de condamner fermement et systématiquement les comportements sexistes. Il faut que ce soient concrètement des espaces privilégiés où les femmes peuvent se sentir en confiance et s’affirmer véritablement. Les hommes ne le feront pas à leur place, mais en cela ils peuvent les aider. Ainsi, en dehors de ces espaces, elles seront plus à même de se sortir du schéma actuel de la société.

Claire
Groupe anarchiste Salvador-Seguí

repris du blog aubanard