Quel regard portez-vous sur les relations entre la police ou la gendarmerie et les gens du voyage ?
Nous côtoyons en permanence les forces de l’ordre, et ce dès notre plus jeune âge. Les forces de l’ordre sont généralement les premières personnes auxquelles les voyageurs ont affaire quand ils arrivent dans une commune. Que nous soyons installés sur une aire d’accueil, un terrain de grand passage, un terrain privé, un terrain non toléré (faute de places dignes ailleurs), nous voyons en général débarquer d’abord des gendarmes ou des policiers. Quand nous avons affaire en premier lieu avec le maire, c’est souvent au travers de son pouvoir de police et sa police municipale.
Même si nous sommes propriétaire, nous avons droit à des contrôles permanents pour un oui ou pour un non. Les relations avec la police se sont dégradées avec la disparition des polices de proximité. Nous entretenions des liens avec les forces de l’ordre, les policiers et gendarmes étaient affectés aussi plus longuement à un même secteur, et il était possible de se parler. Aujourd’hui, les relations se sont tendues. On a beau ne rien avoir à se reprocher, on craint les contrôles, les vexations, l’agressivité de la police.
Vous subissez des contrôles au faciès, au même titre que les populations noires ou arabes ?
Tout à fait. Le camion et la caravane nous signalent comme des individus à contrôler. Mais aussi notre manière de parler, nos langues, et nos noms de famille que les agents relèvent lorsqu’ils procèdent à un contrôle. Il y a quelques temps de cela, lors d’un trajet pour aller aux Saintes-Maries [1], nous avons subi dix-neuf contrôles de police ! Les agents nous attendaient de commune en commune.
Au bout d’un moment, on apprend à courber l’échine, à se taire, à subir. Jusqu’au jour où la multiplication de ces humiliations conduit à des réactions de colère, à des insultes, voire à des réflexes de fuite, qui nous rendront de toute manière coupable. Vous aurez beau expliquer au juge que les insultes que vous avez proféré à l’égard d’un gendarme sont liées aux humiliations et contrôles que vous venez de subir, vous n’aurez aucune preuve. Malheureusement, les autorités ne délivrent pas de récépissé en cas de contrôle. Ce que vous dites, en tant que Voyageur, c’est du vent face à un agent assermenté. Et face au juge, vous ne serez pas crédible, simplement en raison de vos origines.
Récemment, à la sortie de l’école, des policiers ont traité des enfants de voyageurs de « sales petits manouches de m**** » . Une plainte a été déposée : même si on sait que ça n’aboutira pas, on ne lâchera pas l’affaire. Mais malgré les témoignages, on nous a opposé qu’il n’existait pas de preuves de ces injures. Nous sommes en lien avec des avocats pour tenter de faire cesser ces discriminations, elles ne sont pas si isolées que ça. Il y a d’ailleurs une vidéo qui tourne sur les réseaux sociaux où un gendarme est filmé et dit : « Les manouches c’est de la m***** » .
Tous les policiers ne sont pas « pourris », ou corrompus, mais le ras-le-bol des contrôles au faciès est là. Ces contrôles ne font pas baisser la criminalité, mais pourrissent la relation entre les voyageurs et les forces de l’ordre et les décideurs publics. J’ai l’impression que nous n’avons plus affaire à des agents dans leurs fonctions mais à une « bande » d’ennemis à part entière. Par contre quand les voyageurs appellent les forces de l’ordre parce qu’ils ont besoin d’eux, ils répondent quasiment à chaque fois :« Gérez entre vous » !
Dans l’affaire d’Angelo Garand, comme de Luigi Duquenet [2], deux voyageurs tués par les gendarmes, on est frappés par l’apparente disproportion entre les moyens déployés pour les interpeller et la gravité des faits qu’on leur reproche.
Le poids des représentations historiques est très dur à déconstruire. Les stéréotypes concernant les gens du voyage les désignent comme agressifs, voleurs, dangereux, violents… C’est à cause de ces stéréotypes que le procureur de la République a pu justifier de faire intervenir le GIGN, en faisant passer Angelo Garand pour un fugitif dangereux. Faute de lutter contre ces représentations, on installe l’idée que les voyageurs seraient automatiquement dangereux.
Il me semble qu’il y a aussi un enjeu de communication. Politiquement, c’est intéressant d’envoyer le GIGN pour interpeller un homme qui fait partie d’un groupe que personne n’aime : on fait voir qu’on agit, qu’on est fort — et tant pis si on tue un homme, parce qu’il a pris peur et qu’il a fui. On met en avant la puissance et les moyens de l’État, on montre qu’on « gère ».
C’est comparable aux interventions qui peuvent être menées dans certains quartiers. C’est comparable aussi aux démantèlements de camps de Roms, qui mobilisent des arsenaux policiers démesurés : j’ai vu un jour intervenir des policiers armés jusqu’aux dents, équipés de boucliers, accompagnés de chiens, pour évacuer des femmes et des enfants. Dans cette situation il s’agissait de pauvres, pas de bandits. Mais la presse était là, et les autorités ont pu communiquer sur la nécessité de déployer un tel arsenal. En faisant cela, on renforce les stéréotypes qui visent ces communautés.
- Prise de parole de Raymond Gurême à l’occasion du rassemblement en mémoire d’Angelo Garand
- ©fares el fersan / Hans Lucas
A chaque fois qu’un voyageur est tué par les gendarmes ou les policiers, d’importants moyens sont déployés sous prétexte d’éviter des émeutes. Ainsi, suite à la mort d’Angelo Garand, le procureur a immédiatement expliqué à la famille qu’il craignait des émeutes. Qu’en pensez-vous ?
Ce discours renforce une nouvelle foi les représentations les plus sombres : quand il y a un problème, ils peuvent être dangereux et créer des émeutes. A la fin des années 90, un proche a été tué par les gendarmes alors qu’avec d’autres personnes ils avaient commis un délit [3]. Suite à cela il y a eu une manifestation, parce que le préfet refusait de rendre les corps et plus encore de dire qui était décédé et qui était incarcéré. Deux personnes étaient décédées sur six personnes concernées, mais une semaine après les faits, on ne savait toujours pas qui était vivant et qui était mort. Il n’était pas question de réclamer vengeance, mais d’obtenir des réponses. Pourtant, la presse et la préfecture de Loire-Atlantique nous ont qualifiés d’émeutiers dangereux. Personne chez les voyageurs n’a remis en cause la culpabilité des leurs dans cette histoire, mais de tels faits ne pouvaient en aucun cas justifier la mort d’une personne, quelle quelle soit.
Suite à la mort de Joseph Guerdner [4], tué par un gendarme alors qu’il était menotté, les autorités ont également mis en garde immédiatement contre de possibles émeutes. Mais il n’y a pas eu d’émeutes, simplement des manifestations pacifiques parce que nous ne comprenions pas ce qui s’était passé et qu’il n’y avait aucune communication sur l’enquête.
A Moirans, des émeutes ont bien eu lieu, mais en aucun cas elles n’ont été déclenchées par les voyageurs [5]. Le maire de la commune nous a signalés comme des personnes dangereuses et responsables des incidents. Pourtant, les personnes interpellées lors des émeutes n’étaient pas des voyageurs, mais des personnes de la commune, notamment des quartiers voisins. Ces personnes avaient de gros soucis depuis plusieurs années avec la municipalité et c’était visiblement plus simple de mettre la responsabilité sur les voyageurs et de ne pas communiquer sur le fond du problème. Le maire a fini par revenir sur ses propos nous culpabilisant, mais très discrètement.
Nous avons connu de nombreuses situations très douloureuses, où les autorités anticipaient un « sur drame », renforçant l’idée que les gens du voyage seraient des communautés violentes ou agressives. Les gens du voyage sont vus comme des délinquants, et font partie des catégories de population les plus stigmatisées. La majorité des politiques s’accordent sur une posture commune de rejet des voyageurs. La question des voyageurs est toujours présentée publiquement comme un « problème » qu’il serait nécessaire de « régler ». Dans ce contexte, il est facile pour un procureur de surenchérir.
En 2007, le préfet d’Indre-et-Loire, Paul Girot de Langlade, était condamné pour avoir déclaré dans les colonnes de La Nouvelle République : « Il y a trop de gens du voyage en Indre-et-Loire. On a été laxistes pendant trop longtemps. Chacun sait que, quand ils arrivent quelque part, il y a de la délinquance ». Depuis cette déclaration, estimez-vous qu’il y a eu une évolution des mentalités ?
De ce coté là il y a eu peu d’évolution. Les autorités sont peut-être plus prudentes dans les termes qu’elles emploient, mais dans les faits rien n’a changé. Les préfets ne font même pas appliquer la loi qui oblige les maires à créer des aires d’accueil. Par contre, quand il s’agit de cautionner des arrêtés d’expulsion parce que des voyageurs ne sont pas sur des terrains sur lesquels ils ont le droit d’être, on peut compter sur eux. Encore une fois, cela est lié au fait que, politiquement, tout le monde se retrouve dans le rejet des gens du voyage. Je n’ai jamais entendu de préfet déclarer qu’il accueillerait dignement les gens du voyage et qu’il forcerait les maires à appliquer la loi.
On a quand même, à Cholet, un député-maire qui a déclaré en 2013 à propos des gens du voyage : « Hitler n’en a peut-être pas tué assez ». Pour ces propos, Gilles Bourdouleix a été condamné en première instance à payer une amende de 3 000 euros, pour apologie de crime contre l’humanité. Mais en appel, le procureur n’a requis qu’’un euro symbolique de dommages et intérêts pour les parties civiles ! Et finalement, la Cour de cassation a annulé la condamnation de l’élu, sous prétexte qu’il n’avait pas voulu rendre ses propos publics, alors qu’il a été enregistré et qu’il y avait des témoins. Dire que « Hitler n’en a pas tué assez », ce n’est pas grave… Pourtant, pendant la Seconde guerre mondiale, 600 000 nomades et Tsiganes ont été exterminés. En France, des milliers d’entre eux ont été internés, dès 1938. Ces internements n’ont pris fin qu’en mai 1946, un an après la libération ! Dans le cadre d’un documentaire, nous avons interviewé une quinzaine de survivants de ces camps d’internement : tous sans exception nous ont confirmé avoir été gardés par des Français, jamais par des Allemands…
Illustrations tirées du reportage réalisé à l’occasion du rassemblement en mémoire d’Angelo Garand, le 22 avril à Blois. ©fares el fersan / Hans Lucas